juillet/août 2015
On imagine un navigateur téméraire ou un général hardi s’embarquer pour une aventure un peu folle dans le but d’imposer sa marque - ou celle de son bailleur - sur une terre lointaine et hostile. Les conquêtes ne s’embarrassent pas de concurrence : elles visent l’hégémonie. Dans la vie des entreprises, les conquêtes ont souvent une ambition plus limitée - on conquiert des parts de marché -, à l’exception peut-être des marchés nouveaux comme ceux qu’ouvrent les nouvelles technologies. En dehors de la Silicon Valley, il n’y aurait guère de place pour les conquistadors. Dans ce numéro, il est pourtant question de conquêtes. Des marchés bien établis, parfois basiques - œufs, chaises de jardin, voitures... - dans lesquels une vague de fond se dessine, portée par des acteurs sans doute un peu illuminés, comme les dirigeants de Renault quand ils ont décidé de se lancer dans l’aventure du véhicule électrique. Non pas que cette aventure ne faisait pas sens, mais elle impliquait une complexité d’engagement qui en aurait fait renoncer plus d’un. Faire le véhicule électrique, c’était d’abord cesser d’électrifier des voitures pour concevoir un véhicule dédié à cette nouvelle énergie. C’était ensuite évoluer vers l’électromobilité, ce qui suppose de penser et transformer le système global de la mobilité des personnes, avec des enjeux en termes de partenariats avec des acteurs extérieurs à l’automobile et de transformation de l’organisation. Illuminé, c’est ce qu’ont dû penser les neuf personnes d’un atelier de ferronnerie de l’Ain quand Bernard Reybier leur a annoncé, en le reprenant, qu’ils allaient devenir une entreprise mondiale. Vingt-cinq ans plus tard, c’est chose faite : Fermob vend des chaises de jardin dans le monde entier et est parvenue à ce résultat en misant sur une stratégie mondiale volontariste, sur l’innovation et sur le design, et en s’appuyant sur tout ce que véhicule la France en matière d’art de vivre dans le monde. La Chine est engagée dans une stratégie de conquête qui bouleverse de nombreux marchés. Il s’agit, selon Samy Jazaerli et Malo Carton, d’une stratégie de montée en gamme qui n’en est encore qu’à sa deuxième phase. La troisième phase, celle des rêves, reste à venir : c’est celle dans laquelle les industriels chinois développeront des marques qui feront rêver les consommateurs. Les conquêtes se nourrissent de rêves. Celles de ce numéro sont d’une nature particulière. Ainsi de Cocorette, distributeur d’œufs de poules : alors que la production d’œufs a été entraînée dans une course à la productivité, Thierry Gluszak, à la suite de son père, s’efforce de revenir à des modes de production plus respectueux et plus propices à la qualité : petits élevages, ponte sur la paille, poules en liberté. Cela, à grande échelle, puisqu’il s’agit de conquête. Le monde des œufs présente d’étonnantes similitudes avec celui... du théâtre. Un volontarisme important pendant des décennies a conduit à un maillage remarquable du territoire national, en compagnies et lieux de diffusion. Mais ce temps de la conquête a donné lieu, pour Thierry Boré, à des dérives similaires à celles de la production d’œufs : trop de compagnies, trop de pièces, pas assez de qualité. Il s’agit aujourd’hui de produire moins pour produire mieux. Les premières conquêtes de l’ère industrielle se sont faites sur une logique de maillage, d’équipement, de productivité, avec des effets pervers notables. Les conquêtes d’aujourd’hui se veulent plus qualitatives : il s’agit de lutter contre les émissions de carbone, de sortir d’une productivité aveugle et dénaturante, de faire en sorte que les productions puissent rencontrer leur public. Le temps des reconquêtes est venu.
December 17, 2014 | Seminar Management of Innovation