Le Journal de l'École de Paris - Janvier / Février 2020

Se souvenir du Titanic

Janvier / Février 2020

L'édito de Thomas PARIS

Plus d’un siècle après, le souvenir du Titanic est vivace. D’autres paquebots, à l’histoire moins dramatique, nourrissent des mythes tout aussi durables : le Normandie, le Queen Mary, le France… La fascination, l’attachement que suscitent ces géants des mers tiennent beaucoup à leur dimension héroïque. Qu’on y songe : ce sont plusieurs dizaines de milliers de tonnes que l’on parvient à faire flotter et évoluer au large à des vitesses respectables. Si l’on maîtrise le principe physique sous-jacent depuis Archimède, les naufrages viennent régulièrement et dramatiquement nous rappeler qu’ils constituent des prouesses techniques. Et aussi des prouesses organisationnelles ! Le France a mobilisé plus d’un millier d’ouvriers pendant quatre ans : la mise à l’eau de ces paquebots est l’aboutissement de projets extraordinaires en matière de mobilisation et de coordination.

Pourtant, l’image du paquebot est négative dans le langage du management. Elle renvoie à de gigantesques organisations difficiles à bouger. Un paquebot, c’est la puissance… et le manque d’agilité.

L’histoire de Nokia peut rappeler celle du Titanic. Une réussite impressionnante, une taille insolente – jusqu’à 500 000 téléphones produits par jour, 40 % de part de marché mondiale – et un naufrage rapide, alors même que le PDG – le capitaine – avait tiré la sonnette d’alarme. Yves Doz propose une analyse de la partie héroïque de l’aventure et de son issue dramatique, laquelle, explique-t-il, repose sur des choix techniques – informatiques – déterminants et une difficulté croissante dans la coordination de l’ensemble des équipes. Nokia, dit-il, avait commencé à s’effondrer de l’intérieur avant même l’arrivée d’Apple.

La Chine est gigantesque. Comment ses dirigeants parviennent-ils à mettre en mouvement un tel paquebot ? Joël Ruet se livre à une tentative d’explication de l’incroyable mobilité chinoise, qui lui permet de s’afficher en pointe sur les technologies environnementales. Il met en avant une politique industrielle d’État qui organise une savante compétition dynamique pour faire émerger des oligopoles concurrentiels domestiques.

La Poste, c’est 250 000 postiers, 17 000 points de contact, un formidable outil industriel… et une baisse constante de l’activité courrier depuis dix ans. On a donc à la fois une extraordinaire puissance et une obligation de transformation. Un programme transversal d’unification de la prise en compte du client dans les différentes branches de l’entreprise montre que cette transformation est difficile, mais réalisable, le point le plus délicat n’étant pas la résistance des personnes, mais celle du système d’information. L’informatique…

L’informatique, la technique, talon d’Achille de la grande organisation ? Oui, la maîtrise de l’informatique est cruciale, explique Gérard Berry, et ni la France ni l’Europe n’ont pris la mesure de ses enjeux. En l’occurrence, le paquebot difficile à bouger, ce sont nos catégories mentales pour penser le numérique, qui nous empêchent de voir son hyperpuissance et les enjeux associés, et qui freinent le développement nécessaire d’une culture du numérique.

Le naufrage de Nokia a résulté de la dépendance à un choix technique, de problèmes de coordination, d’une culture peu propice à la collaboration à grande échelle et d’une certaine cacophonie. Quoi faire alors de l’autonomie en entreprise, notion qui suscite de plus en plus d’intérêt ? Le dernier article de ce numéro dresse un état des lieux de cette question en France, précise la notion, et laisse entrevoir que, loin d’être une source de cacophonie, elle peut être un facteur de compétitivité.

Le paquebot inauguré évoluera d’un seul tenant. Champagne ! Le périple ne fait pourtant que commencer, et cette unité de façade ne doit pas masquer qu’il vient d’embarquer d’autres enjeux de coordination, perpétuels.

 

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