Couverture Les Annales de l'École de Paris du management - Volume 18

Volume XVIII

Textes de l'année 2011

512 pages

Du crépuscule des Lumières à l’aube de la lumière

Le mot de crise domine les médias et les débats d’idées au cours de l’année 2011, et l’École de Paris, lieu d’intelligence et de dialogue fortement en prise avec les inquiétudes du moment, ne pouvait manquer de s’en faire l’écho dans les cinquante-sept comptes rendus de réunions rassemblés ci-après. Mais qu’est-ce qui est en crise au juste ? À part des conflits armés souvent cruels mais locaux, des zones de misère encore trop vastes mais dans un monde largement épargné, et des calamités qui recueillent pendant quelques jours un vaste écho dans les médias, l’humanité est globalement en grand progrès technique, et la situation politique, économique et sociale de milliards de gens, dans les pays développés et dans les puissants pays émergents comme la Chine, l’Inde, le Brésil, etc., est globalement meilleure qu’elle n’a jamais été. Alors qu’est-ce qui ne va pas ? La crise est en fait celle des modèles de sociétés hérités des siècles précédents. La crise la plus facile à résumer est celle du communisme qui, après avoir régné sur près de la moitié de l’humanité, n’a plus qu’une existence anecdotique dans les esprits et moins encore sur le terrain. Mais cette défaite n’est en rien une victoire de son adversaire le libéralisme, doctrine qui n’est jamais mieux résumée que par l’idéal des États-Unis d’Amérique, « the land of the free and the home of the brave » si l’on en croit l’hymne national : une économie caractérisée par la liberté d’entreprendre, la concurrence favorisant les patrons les plus avisés, les salariés négociant leur force de travail, des puissances publiques efficaces mais discrètes, expressions de la volonté du peuple et gardiennes d’enjeux collectifs comme la monnaie, la défense nationale, l’éducation, la santé, etc. C’est en réalité la matérialisation historique d’une théorie qui s’est élaborée sur les ruines des monarchies absolues au XIXe siècle, et fruit du Siècle des Lumières. Voilà le grand mot lâché : les Lumières ! Ce mot porte l’espoir que, de même que l’intelligence humaine lui a procuré de fabuleuses victoires sur la matière, elle lui livrera les recettes du bonheur collectif. Il est à noter que c’est ce même espoir qui est aux sources du communisme. Je propose de caractériser cet échec par l’expression de crépuscule des Lumières. Vingt-deux réunions de l’année 2011 portent témoignage d’un tel crépuscule. Mais des lumières clignotent au sein de ce crépuscule. Elles sont les symptômes d’initiatives inimaginables pour les philosophes du XVIIIe siècle, mais réconfortantes pour tous ceux qui sont épris du respect des singularités humaines. Douze réunions rendent compte de telles réalisations de lumières. Enfin, il est arrivé que du fond de l’amertume, sans que pour autant celle-ci soit dissipée, des tentatives nourrissent des espoirs de lumières. Vingt-trois réunions relèvent de cette approche. Nous dirons alors qu’à l’horizon de ces nuits perce la pâleur de l’aube. La présentation des comptes rendus de ce XVIIIe volume des Annales de l’École de Paris suivra donc le plan suivant : - Le crépuscule; - L’aube; - La lumière. LE CRÉPUSCULE Il est commode de ranger les messages d’alarme contenus dans cette collection en quatre rubriques : l’État, l’économie, la société, l’international. L’État Une réunion a montré que les taxes et impôts qui accablent les PME françaises portent une lourde responsabilité dans leur perte de compétitivité vis-à-vis de l’Allemagne (p. 59). Quant aux grandes entreprises, elles paient de moins en moins d’impôts en France, en mettant de fait les États en concurrence sur leurs fiscalités respectives, voire en recourant à des paradis fiscaux (p. 69). Le tableau de bord du gouvernement est affecté de redoutables distorsions telles que celles observées sur l’exemple du permis de conduire (p. 251). Enfin une séance a mis en évidence les artifices qui distordent le message des élections dites démocratiques (p. 277). L’économie L’industrie française est malade, et ses maux vont s’aggravant (p. 427). Les services, souvent présentés comme une voie de salut, sont bien mal repérés (p. 27). Le venture capital est menacé en Europe (p. 165). La distribution d’eau, service exemplaire en France, a bien du mal à s’exporter dans un pays comme l’Inde (p. 379). L’agriculture subit douloureusement les tempêtes de la concurrence internationale (p. 43). Le vin, domaine d’excellence de la France, n’est pas épargné (p. 357). Quant au chef d’entreprise, cet entrepreneur cher aux économistes, son image est de plus en plus chahutée dans les tempêtes de la conjoncture (p. 407). La société L’éthique des relations de travail, dans les organisations publiques comme privées, est de plus en plus critiquée (p. 271 et p. 19). Les grandes entreprises se soucient de moins en moins des territoires dans lesquels elles sont implantées : les directeurs de sites ont peu de poids et, en cas de crise, les autorités des territoires d’implantation ne savent plus à quel pouvoir s’adresser (p. 289). Les débats sur la retraite ont montré l’extraordinaire difficulté à prendre en compte l’économie en France (p. 85). La pénurie de logements mine la société et la Fondation Abbé Pierre s’est organisée pour interpeller l’opinion et les politiques (p. 295). Les relations avec les travailleurs immigrés, de plus en plus présents dans les pays prospères, posent des problèmes épineux d’intégration et de maintien de l’ordre (p. 417). Après avoir longtemps rêvé d’Europe, les anciens pays de l’Est déchantent en voyant son état actuel, les plus optimistes espérant toutefois que la crise sera un ferment de la construction d’une nouvelle Europe (p. 243). L’international Travailler dans des équipes issues de cultures éloignées les unes des autres est une nécessité de plus en plus répandue (p. 385), mais on est loin d’avoir élaboré des règles universelles de stratégies d’entreprises (p. 393). On note toutefois, dans un pays comme le Nigéria où la diversité des identités et les tensions sont extrêmes, que la difficulté rend imaginatif (p. 371). La construction de l’Europe a mis en relief les décalages entre les systèmes judiciaires des pays membres, casse-tête pour l’internationalisation des affaires, mais de patientes réformes sont en cours pour créer plus d’harmonie (p. 453). L’AUBE Les lueurs d’espérance mises au jour par l’École de Paris peuvent à leur tour être regroupées selon les rubriques suivantes : l’économie, les territoires, la gestion des hommes et les bonnes œuvres. L’économie L’énergie souffre de graves problèmes de régulation or, voici qu’une entreprise propose une réponse originale : produire de l’effacement de consommation (p. 93). Une alternative prometteuse aux duretés du capitalisme suscite un regain d’intérêt : l’économie sociale et solidaire (p. 175), au risque même d’être idéalisée (p. 217). Les investissements dans les PME bénéficient d’initiatives nouvelles pour financer leur croissance (p. 149). La recherche universitaire est encouragée à irriguer des réalisations industrielles (p. 101, p. 117). De grandes entreprises développent des initiatives pour accélérer leur vitesse d’innovation (p. 133), ou même pour se faire aimer du public par une création perpétuelle d’innovations (p. 337). On se met à faire appel à des designers pour gérer sa marque (p. 343). L’information numérique laisse espérer de fécondes révolutions dans les communications (p. 435). Face aux difficultés du capital-risque, une société s’affranchit des découpages traditionnels entre amorçage, capital-risque, capital-développement, capital-transmission, en développant un modèle d’investisseur sectoriel (p. 141). Dans le cadre du Grand emprunt, une société est créée pour permettre une gestion plus offensive de la propriété industrielle (p. 157). Dans le domaine de l’architecture, où la création est extrêmement personnalisée, des équipes inventives s’organisent pour survivre à leurs géniaux créateurs (p. 349, p. 363). Les territoires Par contraste avec le centralisme, maladie chronique de la civilisation française, de prometteuses initiatives font émerger des territoires créatifs là où l’on ne l’attendrait pas, montrant que la capacité créative d’un territoire varie considérablement d’un lieu à l’autre, n’en déplaise à l’État (p. 283). Les Régies de quartiers, nées de situations de crise que les habitants ont voulu prendre en main, continuent à défendre leur originalité malgré les visées normalisatrices de l’État (p. 301). La gestion des hommes Des initiatives prometteuses apparaissent pour accompagner les mobilités professionnelles (p. 201). La diversité des cultures est affrontée plus lucidement en ces temps de mondialisation (p. 35). La bureaucratie chinoise a facilité l’émergence d’entrepreneurs chinois, ce qui paraîtrait impossible à nos cultures occidentales (p. 399). La formation aux réalités des gestions locales est explicitement prise en compte dans la formation des fonctionnaires territoriaux (p. 257). Les organisations confrontées à des problèmes de haute sécurité deviennent des laboratoires d’invention de nouveaux modes de relation entre les hommes et de gestion de la confiance (p. 445). Les bonnes œuvres Le Secours Catholique, qui intervient dans des aspects de plus en plus variés de la vie des personnes dans le besoin, se transforme pour mener son action avec encore plus de cohérence (p. 233). Les Sœurs de la Charité, qui œuvrent depuis 1734 au service de l’homme souffrant, ont mené un travail patient pour faire face à leur déficit démographique en transmettant leur patrimoine à des chrétiens laïcs (p. 263). LES LUMIÈRES L’École de Paris a recueilli des témoignages d’initiatives qui ne doivent rien ou presque aux modèles sociaux héritiers du Siècle des Lumières, mais qui concrétisent des recherches d’épanouissement au plus près des aspirations personnelles des acteurs. On peut les classer dans les rubriques suivantes : adaptations locales, libération des acteurs, énergies nouvelles, arts de vivre. Adaptations locales La société Danone, restée fidèle aux doctrines de son génial inspirateur Antoine Riboud, multiplie les initiatives industrielles adaptées aux contextes les plus exotiques et aux sociétés les plus démunies (p. 193) ; elle a même l’ambition de réviser partout ses relations avec ses environnements (p. 51). On invoque souvent le modèle social suédois, en disant qu’il n’est guère copiable, mais on verra que les réalisations actuelles résultent de la construction patiente d’institutions et de règles du vivre ensemble dont d’autres pourraient s’inspirer (p. 209). Libération des initiatives Bien loin du lien de subordination qu’implique l’économie classique, divers exemples montrent des travailleurs heureux de contribuer en acteurs libres à des créations collectives (p. 225), ou des entrepreneurs créer leur activité en étant confortés par la convivialité créée par une coopérative d’emplois et d’activités (p. 185). Des fonctionnaires en mal d’identité retrouvent fierté et efficacité grâce à un processus mis en place pour faire renaître le collectif, honorer leur métier et leur permettre les initiatives qu’ils jugeront appropriées pour assurer leur mission de service public (p. 77). Développement durable Le développement durable est un impératif que les politiques se plaisent à invoquer, mais on sait que les idées séduisantes se heurtent souvent à des impératifs économiques. Les pratiques évoluent cependant progressivement, et l’on verra que Total investit significativement dans les énergies renouvelables (p. 125). Arts de vivre Un éditeur fou de littérature a tracé son chemin à l’écart des grosses machines d’édition en ne publiant que ce qu’il peut lire personnellement et en développant des relations personnelles avec ses auteurs ; bien que resté petit, il fait désormais référence (p. 331). Si les nageurs français occasionnent une pluie de médailles, ce n’est pas parce que ce sont des robots-nageurs sélectionnés de manière cartésienne selon des caractéristiques physiologiques, mais des personnes reconnues pour leurs singularités et placées dans un environnement humain régi selon des principes pensés par un entraîneur national féru de philosophie (p. 309). La bande dessinée est maintenant considérée en France comme un art, et elle le doit beaucoup au journal Pilote : il a cassé les genres, dans les années 1960, et créé un espace de liberté attirant des créateurs atypiques et talentueux sous la houlette d’un rédacteur en chef génial et redoutable, dans un mode de relation effervescent dont on a peut-être le génie en France (p. 315). Si le 20 heures de France 2 connaît le succès, c’est parce qu’il est conçu comme une aventure éminemment collective, ce qui l’aide à échapper au formatage de l’information (p. 331). Les personnes âgées vivent mieux si elles restent à leur domicile, mais plus elles sont dépendantes, plus le maintien chez elles est problématique ; une société a alors le projet d’utiliser les plus récents outils numériques pour faciliter la coordination des intervenants (p. 109). « Douce France » disait la chanson, mettant l’accent sur un art de vivre que nous enviaient les étrangers. Si aujourd’hui se soucier d’art de vivre paraît suspect, c’est que les sociétés, et les politiques, sont surtout préoccupés d’économie et valorisent l’efficacité et l’effort. Pourtant, quand on regarde de près la vie des organisations, on découvre que l’efficacité n’est guère durable si les acteurs ne se sentent pas bien dans leur peau. Examiner la variété des façons dont les organisations privées et publiques conjuguent efficacité et vie sociale, économie et sens, est la tâche à laquelle s’attache l’École de Paris depuis près de vingt ans, au travers de près de 1000 réunions. Tâche passionnante, tellement l’imagination des acteurs est grande et les enseignements de leur créativité féconds.
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