Couverture Les Annales de l'École de Paris du management - Volume 15

Volume XV

Textes de l'année 2008

512 pages

L’irruption de l’étrange

Le monde des affaires est classiquement composé d’entreprises au contour bien délimité : transformatrices de facteurs de production en biens et services marchands, elles sont expliquées classiquement par la maximisation du profit à l’intérieur d’une muraille à travers laquelle ne passent que du travail, des biens matériels et des sous. C’est bien ainsi que les décrivent sur la terre entière les procédures comptables encore aujourd’hui. Certes, de toute éternité, leur insertion dans les sociétés s’accompagnait d’autres interactions : avec l’État, pour des raisons de police, avec la nature, pour des raisons d’hygiène, avec l’art, les sports et les loisirs, pour des actions de mécénat, avec la justice, avec les bonnes œuvres, avec l’étranger, avec les sciences, etc. Mais tous ces objets non économiques n’intervenaient dans leur vie qu’anecdotiquement. Ces irruptions occasionnelles passaient par le pont-levis et ne mettaient pas en cause la continuité des murailles. Mais en 2008, les irruptions étrangères à l’objet social de l’entreprise, telles qu’elles sont reflétées par la lecture des comptes rendus de l’École de Paris ici rassemblés, donnent le sentiment que telles les murailles de Jéricho chantées par Victor Hugo, les murailles traditionnelles de l’entreprise sont transpercées, voire effondrées sous l’effet de l’apparition d’objets nouveaux, comme les NTIC, ou l’intrusion massive d’objets connus mais jadis discrets. Nous verrons successivement différentes irruptions : les problèmes humains, le désordre, l’humanitaire, l’international, la justice, l’État, les maths et l’informatique, l’environnement et enfin, l’art. L’IRRUPTION DES PROBLÈMES HUMAINS L’entreprise a-t-elle une âme ? Telle est l’étrange question qu’a explorée une séance du séminaire Vie des affaires (p. 89), faisant usage d’un vocable mystique cohérent avec le retour aux exercices spirituels d’Ignace de Loyola auquel avait convié une autre séance du même séminaire (p. 49). Une soirée a été consacrée à la douloureuse mutation que subit le monde naguère privilégié des cadres (p. 453). D’autres réunions ont abordé l’humain dans des entreprises particulières : des responsables de L’Oréal (p. 41) ont exposé les précautions mises en œuvre pour écarter toute discrimination à l’embauche ; une séance (p. 99) a révélé l’extrême attention envers les personnes (opérateurs, maîtrise et cadres) que requiert le management de la ligne 14 du métro parisien, automatisée, silencieuse et secrète. Chez Renault, on est passé d’une culture fondée sur les métiers, c’est-à-dire sur les outils, à une culture fondée sur les projets, c’est-à-dire sur les produits, et certains des habitués aux lignes hiérarchiques claires en sont déboussolés (p. 393). La Poste elle-même, vénérable service public s’il en fut, a converti une partie de ses cadres en conseillers financiers, guerriers dans un combat âprement concurrentiel (p. 419), ce qui ne va pas sans tensions internes. L’IRRUPTION DU DÉSORDRE Comme son nom l’indique, une organisation repose sur un ordre. Aussi l’apologie du désordre, telle que la développe un ouvrage présenté lors d’une séance, nous plonge au cœur de l’étrange (p. 35) ; mais cette thèse est illustrée par d’autres exemples tels la gestion foisonnante, vibrionnaire, des banques mutualistes (p. 19), la joyeuse improvisation qui prévaut au sein du grave Institut Pasteur pour susciter des start-ups (p. 171), et l’ambiance de kermesse populaire entretenue autour du projet de rénovation des Halles de Paris (p. 219). L’IRRUPTION DE L’HUMANITAIRE Les entreprises ont toujours fait des dons aux pauvres, mais en dehors des congrégations religieuses, il est exceptionnel qu’elles en fassent leur activité principale, et que de plus cela rapporte. C’est pourtant le cas de cette filiale d’Essilor qui rend la vue à des Indiens pauvres en amenant au cœur de leur village l’oculiste et l’opticien dont ils ont besoin (p. 149). Le membre d’un prestigieux cabinet de conseil, par ailleurs issu de Harvard, Yale et Oxford, fonde Ashoka qui se consacre au repérage, au soutien et à la mise en réseau d’entrepreneurs sociaux (p. 197). Des établissements financiers veulent dépasser la froide logique de la finance d’aujourd’hui et redonner vigueur aux valeurs plus que centenaires de l’économie sociale : la Nef entreprend la création d’une banque coopérative éthique européenne (p. 229) ; le Crédit Coopératif se penche, plus qu’aucun banquier classique, sur les singularités de ses clients (p. 251). Les Grandes écoles sont interpellées par le fait que, dans un large partie du territoire national, et pas seulement dans les quartiers difficiles, les jeunes se disent « Une Grande école, ce n’est pas pour moi », et elles développent des initiatives pour leur montrer que ce n’est pas forcément vrai (p. 205). Hors du champ des affaires proprement dites, l’École de Paris a entendu des témoignages d’initiatives humanitaires originales : une association d’étudiants qui redonne le goût de vivre à de jeunes cancéreux (p. 213) ; les Jardins de Cocagne qui emploient des personnes en difficulté à cultiver et distribuer des légumes de qualité (p. 257) ; un général de légende qui redonne à des jeunes de banlieue l’amour du travail et l’amour de la patrie (p. 265). Enfin, le groupe a entendu une haute figure de la politique, Edgard Pisani, plaider pour de nouvelles approches de la lutte contre la faim dans le monde (p. 245). L’IRRUPTION DE L’INTERNATIONAL Depuis l’Antiquité, des commerçants ont franchi les montagnes et les océans. Mais aujourd’hui, la facilité des transports et des communications fait qu’il n’est guère envisageable pour une entreprise de se développer sans s’installer durablement au-delà des frontières. Cela a conduit à la création d’un nouveau groupe intitulé “Managements et cultures d’entreprises”, qui a examiné au cours de sa première réunion la possibilité d’un management multiculturel (p. 383), puis les transferts de technologie (p. 401), et le management et le leadership en Inde (p. 409). Par ailleurs, une verrerie familiale lilloise dont l’avenir était menacé si elle restait ancrée dans son identité locale a vécu une mutation profonde pour conquérir un vaste marché international (p. 295). Enfin a été posée la question de l’avenir des Grandes écoles, système énigmatique aux yeux des étrangers et pourtant performant et auquel les Français sont attachés depuis deux siècles (p. 429). L’IRRUPTION DE LA JUSTICE La crise financière a projeté dans les médias de retentissantes affaires d’escroquerie. Une réunion (p. 73) est revenue sur la spectaculaire affaire de la Barings en se demandant comment une hiérarchie pouvait ignorer à ce point les signaux qui lui étaient adressés ; cela a conduit à s’interroger sur la manière d’éviter les points aveugles et de détecter les imposteurs, sujet qui a pris une grande actualité peu après avec l’affaire Madoff. Par ailleurs, en ces temps de mondialisation, le droit de la concurrence prend une importance croissante (p. 117). Un chirurgien des hôpitaux est venu (p. 59) déplorer les dégâts infligés à sa profession par la multiplication des procès pour faute et les dommages qui peuvent en résulter pour les patients si les chirurgiens n’osent plus entreprendre certaines opérations. Enfin, les rapports entre entreprise et justice prennent un tour extrême dans un cas hélas fréquent aujourd’hui : lors de la faillite, la justice prend en main l’entreprise et son dirigeant découvre, souvent sans y avoir été préparé, des règles, des procédures d’un monde très différent de celui auquel il est accoutumé, et que décrit la séance (p. 27). En dehors de la vie économique, l’administration pénitentiaire, que l’opinion couvre d’opprobre ou veut ignorer, est engagée dans une difficile et courageuse mutation (p. 237). L’IRRUPTION DE L’ÉTAT Avec la crise de 2008 et les remèdes de cheval que les puissances publiques lui ont apportés, la distinction entre libéralisme et interventionnisme s’est largement estompée. Ainsi, au cours de l’année, des réunions se sont fait l’écho d’intrusions de l’État ou des collectivités locales dans la vie des affaires. Une réunion (p. 125) a montré l’impact de l’Agence de l’innovation industrielle sur le projet de télévision mobile ; une autre réunion (p. 187) a abordé le thème de la valorisation de la recherche publique. La Poste (p. 275) connaît une profonde mutation pour se moderniser face à la concurrence internationale et pour mieux tenir compte en même temps des exigences locales. Deux collectivités territoriales ont été à l’honneur : Marseille, avec son audacieux tramway de centre-ville (p. 281), et Sartrouville, avec la révolution managériale de ses services municipaux (p. 307). L’IRRUPTION DES MATHS ET DE L’INFORMATIQUE Parmi les causes de la crise, l’opinion a incriminé les modèles mathématiques mis en œuvre par les financiers. Cette question a été examinée au cours de deux séances (p. 155) et (p. 461). Par ailleurs, les nouvelles technologies de l’information et de la communication, communément appelées NTIC, ont fait l’objet de plusieurs débats : le web 2.0 est-il un amusement pour jeunes ou personnes désœuvrées, ou annonce-t-il un bouleversement dont les entreprises devraient se préoccuper (p. 437) ? Le télé-service numérique développé par une entreprise mélangeant adroitement entraide et services payants ne préfigure-t-il pas justement des applications du web 2.0 (p. 67) ? Dans un domaine voisin, une réunion (p. 179) a examiné les développements actuels du diagnostic génétique. En revanche, une analyse de l’informatisation dans les hôpitaux américains qui fait froid dans le dos (p. 83) donne à penser qu’on a encore du mal à sortir de la vision de l’informatique comme machinerie de gestion censée tout optimiser, qui échappe en fait fréquemment aux prises des hommes. L’IRRUPTION DE L’ENVIRONNEMENT Une déferlante va pousser les entreprises à protéger la nature et les générations à venir des nuisances provoquées par les progrès techniques et, mieux, à embellir le cadre urbain. C’est ainsi qu’une réunion s’est intéressée aux expérimentations sur les émissions de CO2 de la Logan de chez Renault, qui montrent que l’on peut énormément progresser, mais en acceptant des changements de comportements dans la manière de conduire (p. 133). Du côté des villes, la reconquête des espaces verts de Lille a été évoquée (p. 287), un maire obstiné a raconté comment il a su redonner vie à son village en relevant ses antiques murailles (p. 301), enfin une séance s’est penchée sur la nouvelle vie urbaine qu’induisent les moyens actuels de transport et d’information (p. 445). L’IRRUPTION DE L’ART Avec la vertigineuse diffusion des sons et des images qu’a permise le progrès, la musique, le cinéma, les jeux vidéos et tout ce qui peut être traduit en signaux numériques font l’objet de gigantesques flux et de gigantesques chiffres d’affaires. Le séminaire Création a pris acte de cette évolution en entendant successivement évoquer l’industrie du cinéma d’animation, domaine où la production française est en plein essor (p. 315), la machine Hollywood (p. 331), la télévision, avec la révolution engagée par HBO lors de l’apparition du câble aux USA (p. 369) et la musique avec le Printemps de Bourges (p. 323). Art et industrie se mêlent, c’est ainsi que Citroën s’est relancé par le design (p. 141), et l’on retrouve l’art et l’industrie dans des grands projets comme l’Opéra de Pékin présenté par son auteur Paul Andreu (p. 357). Mais les enjeux économiques et les sirènes du marketing peuvent inhiber les créateurs si l’on ne sait pas les préparer à trouver leurs degrés de liberté dans les projets à fort enjeux dans lesquels ils sont impliqués. C’est ainsi que le séminaire Création a examiné la formation d’avant-garde à la création de mode à La Cambre (p. 341), la façon dont on préserve le grain de folie des créateurs chez Chanel (p. 363), et comment Jean Nouvel fait en sorte que le souci de l’œuvre prime dans ses ateliers (p. 375). De son côté Frédéric Malle donne avec succès la primauté du créateur sur la marque avec “l’édition”, formule qui permet à l’auteur d’un nouveau parfum de le signer de son nom (p. 349). Enfin, une séance (p. 163) montre comment Ubisoft a fait une découverte en s’implantant à Montréal, au départ pour des questions fiscales : la créativité de la ville stimule celle de l’entreprise. CONCLUSION Pour la quinzième année consécutive, l’École de Paris du management a donc nourri la chronique des évolutions en cours, en livrant des documents vivants, présentés par des acteurs directement concernés, et enrichis par des débats incisifs (les orateurs d’outre-Atlantique se disent “grilled.” par ces débats toujours courtois mais sans complaisance). En cela, ces comptes rendus contribuent à enrichir la mémoire de notre époque, jouant un rôle complémentaire à celui de la presse économique, qui a fait l’objet d’une réunion mémorable avec l’ancien rédacteur en chef des Échos (p. 107).
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