Publié le jeudi 19 décembre 2024
Claude Riveline nous a quitté le 9 décembre dernier, laissant dernière lui une longue vie marquée, entre autres, par ses nombreuses contributions à la recherche en gestion. Parmi celles-ci, durant vingt-six ans, il fut l’auteur de la rubrique Idées, publiée dans Le Journal de l'École de Paris du management, sur laquelle les lecteurs se précipitaient. Il était également un participant assidu aux séances de l’École de Paris, et ses interventions lors des débats étaient très attendues. Il avait, en effet, le génie des formules incisives, et j’en évoque ici quelques-unes mobilisées à l’École de Paris (on trouvera un développement plus complet dans l'article "Claude Riveline, penseur incisif", et l'ensemble des publications et vidéos de Claude Riveline sur son site, riveline.net).
Les agents optimisent les critères selon lesquels ils se sentent jugés
Ayant débuté comme professeur d’exploitation des mines, il était intrigué par un paradoxe : leur production était constante, alors que les veines exploitées avaient des qualités très variables. L'explication de ce mystère tenait dans le jugement auquel étaient soumis les mineurs. Les mines étant dans une situation financière difficile, la direction générale suivait chaque jour la production de chaque puits et demandait des explications quand celle-ci était inférieure à la veille. Or, si elle était supérieure, elle risquait de devenir la référence à suivre… Tout allait bien quand rien ne changeait, et les mineurs faisaient donc en sorte que rien ne change. Ils commençaient chaque jour par exploiter les mauvais filons, puis, en fonction de l'avancement de l’extraction, ils exploitaient les bons filons pour arriver à l'objectif. C’est ce que Claude Riveline a résumé en une célèbre formule : « Les agents optimisent les critères selon lesquels ils se sentent jugés », qui est éclairante bien au-delà de l’entreprise.
Les quatre dimensions
Très bien, dira-t-on, mais il suffit de changer les critères d’évaluation. Or, ce qui peut paraître simple soulève souvent de fortes résistances, qu’il a résumées selon quatre dimensions : la matière, les personnes, les institutions et le sacré. Pour les mines, si l’on avait mesuré la production tous les mois, les mineurs auraient pu mieux exploiter les bonnes ressources. Mais la mesure de la production journalière était automatique et il était difficile d’y renoncer. La production de la veille était un sujet de discussion de tous les jours entre les mineurs, c’était une habitude ancrée dans leur pratique. C’était aussi un chiffre réclamé par les nombreuses tutelles des mines. Chaque chef d’exploitation y attachait, depuis ses débuts dans le métier, une importance privilégiée ; c’était ainsi devenu une norme culturelle. Claude Riveline a souvent usé de ce “couteau suisse” dans ses interventions.
Les rites, les mythes et les tribus
Une entreprise est ainsi une juxtaposition de logiques locales, dans lesquelles des agents jugés selon des critères différents cohabitent plus ou moins commodément. Qu’est-ce qui fait que cela marche malgré tout ? Pour Claude Riveline, ce qui marche correspond à des comportements ritualisés. Un rite ne marche que s’il est observé par une tribu qui se reconnaît dans la répétition du rite, et cette répétition se produit grâce à la force d’un mythe partagé. Ce triptyque était son deuxième couteau suisse, mais il s’est heurté à de fortes résistances : le terme de tribu évoque celui de mafia, ou de guerres tribales, celui de mythe évoque le “baratin” et les rites évoquent le rituel, l'inertie, l'enfermement. Il est pourtant souvent très éclairant (on trouvera un exemple dans l’article publié sur le site de l'Amicale du Corps des mines, « Claude Riveline, penseur incisif »).
Nomades et sédentaires
L’entreprise est ainsi un monde tribal divisé en sous-tribus qui ont chacune leurs rites et leurs mythes : les commerçants, les fabricants, les financiers, les chercheurs, etc. Claude Riveline s’est particulièrement intéressé à l’opposition traditionnelle entre les commerçants et les fabricants, en les reliant à l’opposition entre les nomades et les sédentaires, qui remonte aux origines de l’humanité. Il reprend cette opposition dans son ouvrage Petit traité pour expliquer le judaïsme aux non juifs, dans lequel on perçoit les liens qu’il fait entre sa pratique professionnelle et sa pratique confessionnelle.
La bonne urgence expliquée
L’urgence marque la vie des organisations. Est-elle néfaste ? Oui quand on doit résoudre des problèmes relevant d’une complexité d’abondance, c’est-à-dire dans les cas où il y a de nombreuses solutions possibles. Pas forcément quand on doit résoudre des problèmes relevant d’une complexité de sens, dans lesquels il n’y a pas forcément beaucoup de solutions (nomination d’un dirigeant par exemple), mais où les points de vue sont divers, antagonistes et puissants. Dans ce cas, l’urgence aide à prendre des décisions, et même à limiter les blessures engendrées par ces choix : « J’aurais voulu vous en parler, mais je n’ai malheureusement pas réussi à vous joindre. »
Pour les dirigeants, elle peut même devenir une drogue et l’on peut s’installer dans des situations dans lesquelles tout le monde vivant dans l’urgence, on n’a plus de temps de discuter. Les choses importantes se rappellent toutefois aux dirigeants quand le délaissement dont elles ont été l’objet crée des crises, mais il peut être bien tard. Pour traiter les questions importantes, il peut donc être bon de créer des urgences forçant à les prendre en compte, en créant par exemple une échéance solennelle (rite) face à laquelle on ne peut pas se défiler pour préparer un plan à cinq ans et en débattre.
L’art du ticket de métro
Claude Riveline a dirigé d’innombrables mémoires, pour lesquels il était un maître redouté et recherché. Redouté, car ses élèves devaient organiser leur mémoire autour d’une thèse qu’il fallait pouvoir « résumer sur un ticket de métro ». La bataille était parfois rude et certains se cabraient. Mais il était recherché, car les mémoires qu’il dirigeait étaient souvent remarqués.
Le goût de la maïeutique
Enfin, il adorait pratiquer la maïeutique, art consistant, par l’interpellation et par l’humour, à accoucher les esprits. Interlocuteur infatigable et plein d’écoute, il a aidé de nombreux élèves, et bien d’autres personnes, à trouver leur voie.
Il va nous manquer
Michel BERRY
NB : Le site riveline.net regroupe l’ensemble des publications et vidéos de Claude Riveline.
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