Qu’est-il arrivé au management pour qu’il soit presque devenu un gros mot ?

Publié le vendredi 25 octobre 2024

Les hôpitaux, l’éducation, la justice, les services publics en général… rien ne va plus ! Ce n’est pourtant pas faute d’avoir appliqué depuis les années 1990 les supposées bonnes recettes du management privé à la gestion publique. Et si le management se porte mal dans le public, il ne se porte pas beaucoup mieux dans les entreprises, où le désengagement des collaborateurs est l’une des priorités des DRH et où la perte de sens est régulièrement évoquée.

Les entreprises elles-mêmes cherchent des dérivatifs au management sclérosant en tentant de « libérer les énergies » ou de revivifier la « culture entrepreneuriale », synonyme d’initiative. Qu’est-il arrivé au management pour qu’il soit presque devenu pour certains un gros mot ?

On aime dire que les Français sont nuls en économie, ce qui est discutable. Il est en revanche certain qu’on ne se comprend plus quand on parle de management, alors qu’il est désormais partout. Quel paradoxe !

En réalité, le management est très difficile à cerner, car c’est à la fois un art, une industrie et une science.

À l’école et sur le tas

Comme tout art, il s’agit d’une pratique qui s’est professionnalisée en mélangeant des techniques, des pratiques et de la créativité. Il s’enseigne à l’école, mais surtout sur le tas. Comme dans la restauration, on y trouve des apprentis, des chefs de brigade, des chefs plus ou moins haut de gamme, et des stars.

L’industrie est celle du consulting, qui a connu une croissance spectaculaire. Elle pratique des diagnostics, des comparaisons, la standardisation et l’industrialisation des pratiques. On y trouve des consultants juniors sortis des meilleures écoles, des seniors et des manageurs associés qui ont l’oreille des dirigeants d’entreprise.

La science, appelée d’abord science administrative, puis sciences commerciales, est devenue depuis plus de cinquante ans sciences de gestion et du management. Elle recouvre des disciplines nombreuses, comme la comptabilité, les théories de l’organisation, la stratégie, la gestion des ressources humaines, la finance, le marketing, la logistique, les systèmes d’information… Ses chercheurs produisent des connaissances à travers des entretiens, des études de cas, des analyses statistiques, sous forme de modèles, de descriptions… Étonnamment, quand les politiques ou les journalistes veulent un avis sur l’entreprise, ils persistent à interroger des économistes dont ce n’est pourtant pas le sujet d’étude. Cherchez l’erreur !

En réalité, ces différents types d’acteurs sont à la fois des spécialistes de la manière de s’organiser en vue d’une finalité, ce que les Anglo-Saxons nomment organizing, mais aussi des spécialistes des organisations, c’est-à-dire des entreprises, des associations, des services publics, etc. Ce double sens du mot organisation ne facilite pas la compréhension collective.

Commandement et leadership

Le philosophe Auguste Comte (1798-1857) séparait l’administration des choses et le gouvernement des hommes. Certains grands patrons se sont servis de cette distinction pour sélectionner leurs manageurs, entre ceux qui seraient « faits » pour être de bons chefs de choses, et ceux qui seraient « faits » pour être de bons chefs d’hommes. Les premiers étaient appelés à appliquer des méthodes rationnelles, à base de mathématiques, tandis que les seconds étaient attendus sur leur capacité à obtenir le meilleur des hommes qui leur étaient confiés – ce que la tradition militaire a toujours appelé commandement, et que l’on appelle aujourd’hui leadership.

Comment ne pas être perdu quand certains appellent tout cela management, tandis que d’autres réservent le terme au seul leadership, ou quand on confond pratique, industrialisation et rigueur scientifique ?

Le management a mangé le monde, et on peine toujours collectivement à savoir de quoi il s’agit. Pas étonnant alors que ce qui surnage du tumulte soit des jeux de posture et des controverses idéologiques peu productifs d’intérêt général. On dit s’interroger de plus en plus sur l’impact anthropologique de l’intelligence artificielle (IA), mais pas sur celui du management, dont les effets sont pourtant plus réels, plus anciens et plus massifs. D’ailleurs, comment pourra-t-on manager l’IA si on ne sait pas ce qu’est le management ? Il en va de même pour le climat. Comment manager une transition si on ne sait pas ce que cela signifie ? Car une transition, ça s’organise !

Ambition et continuité

Ne serait-il pas de la plus grande utilité publique pour la société de clarifier ce qu’est réellement le management, ses apports et ses limites ? Nous n’avons jamais eu autant besoin de savoir organiser l’action collective, quelle que soit la finalité recherchée. La transition écologique et la transformation technologique liée à l’IA sont probablement les plus grands défis organisationnels de l’histoire de l’humanité.

Qui peut aider à structurer et financer une telle œuvre d’utilité publique : repenser le management ?

Développer le dialogue entre les univers de la pratique, de l’industrie et de la recherche en matière de management serait une première action.

Encourager les réflexions sur la place de l’homme dans le management une deuxième.

Faire émerger de la somme de connaissances produites en sciences de gestion et du management quelques grands principes consensuels et les faire connaître du grand public et des décideurs, un troisième.

C’est un travail qui suppose de l’ambition et de la continuité, comme s’y était engagée en son temps la Fondation Ford, créée en 1936. Quelle fondation soucieuse d’accompagner un développement harmonieux de la société s’intéressera à cette urgente mission d’utilité publique ?
 

Christophe Deshayes
Chercheur en sciences de gestion et du management à l’Ecole de Paris du management

Tribune initialement publiée dans Le Monde du 12 octobre 2024.

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