Le Journal de l'École de Paris - novembre/décembre 2012

La clairvoyance

novembre/décembre 2012

L'édito de Thomas PARIS

Voir clair. Une aspiration normale pour les individus, un rêve inaccessible pour les managers ? Car « tout comme il existe un fog of war, le brouillard de la guerre, il y a aussi un brouillard du management et de l'entreprise(1) », dans lequel il faut néanmoins prendre des décisions et agir. Pour redonner à ses clients leur vision, Essilor crée des verres composés de différentes couches, chacune dotée de propriétés particulières : anti-ultraviolets, antibuée... Les organisations aussi sont le résultat d'un processus de stratification, mais il conduit dans leur cas à une opacité accrue. Lire la composition de l'actionnariat d'Essilor relève quasiment de la stratigraphie. L'entreprise trouve son origine dans un regroupement d'artisans lunetiers au mitan du XIXe siècle, dont elle a conservé le principe de l'actionnariat salarié. Aujourd'hui, un quart des 50 000 salariés de l'entreprise sont actionnaires et détiennent 15 % des droits de vote. Et l'on compte parmi eux héritiers et retraités. Cette logique de sédimentation ne se fait pas au détriment de la performance, puisque l'entreprise affiche à la fois des chiffres remarquables et une capacité d'innovation incontestable. L'implication de l'actionnariat salarié à la gouvernance de l'entreprise lui permet au contraire de se doter d'une capacité de vigilance très précieuse. Brigitte Lefèvre, danseuse de formation, dirige le ballet de l'Opéra de Paris. La lecture de son témoignage montre combien manager est, pour elle, avant tout ressentir. Éprouver le métier de danseur, comprendre intimement l'institution, connaître les metteurs en scène et la danse, pour pouvoir faire des choix, seule, en pensant à la troupe. L'on y lit un management de l'empathie et de l'effacement, qui consiste à apporter une strate supplémentaire à un échafaudage qui s'est construit à travers les générations. OCP, Office chérifien des phosphates, a vécu une transformation extraordinaire en l'espace de quelques années, qui s'est traduite notamment par une réorganisation accompagnée d'une croissance des effectifs et d'une augmentation des revenus. L'une des clés de cette réussite est la volonté des dirigeants d'y voir clair : le besoin de générer du savoir avant, pendant et après l'action, les a conduits à convoquer un regard extérieur, chargé de raconter l'aventure en train de se faire. Le phénomène de la normalisation procède de la volonté des entreprises de faire en sorte que les clients se sentent moins captifs. Avec 20 000 normes volontaires pour la seule Europe, c'est aujourd'hui un système complexe, constitué de plusieurs niveaux. Olivier Peyrat nous donne à voir le fonctionnement du monde des normes, et à décrypter comment la Chine le mobilise comme une arme commerciale. Le monde du médicament est traversé d'exigences contradictoires, qui font qu'introduire une innovation radicale implique d'en avoir une compréhension très fine. La technologie développée par Nanobiotix semble très prometteuse pour la lutte contre le cancer. Son développement nécessite la mobilisation de compétences en nanotechnologies, mais aussi une pleine conscience, de la part de ses fondateurs, de ces contradictions. Clairvoyance n'est point clarté. Essilor, OCP, l'Opéra de Paris, le monde des normes ou celui du médicament se révèlent, stratification oblige, d'une grande complexité. Le brouillard règne. Les managers l'admettent et apprennent à y évoluer. 1. Amar Drissi, Pascal Croset, “OCP : anatomie d'une transformation radicale”, p. 28.
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