Les investisseurs se mobilisent de plus en plus sur l’investissement socialement responsable (ISR), pour des raisons de bien-pensance, mais aussi par intérêt. L’Europe est en avance dans sa réglementation et la France a développé un écosystème ISR très complet. Cependant, si les actifs qualifiés ISR y représentent plusieurs centaines de milliards d’euros, leurs pratiques sont très hétérogènes. Les labels à destination des épargnants ont besoin d’être renforcés et les impacts sociaux et environnementaux sont encore difficiles à mesurer...

Exposé de Nicolas Mottis et Thierry Philipponnat


Thierry PHILIPPONNAT : Je suis responsable de la recherche et du plaidoyer de Finance Watch, association qui travaille sur les questions de réglementation financière et basée à Bruxelles, puisque c’est principalement là que sont traités ces sujets. Nous avons pour ambition de prendre en compte l’intérêt général en nous appuyant sur trois piliers : l’inclusion financière, la stabilité financière et la finance durable. Par ailleurs, en France, je suis membre du collège de l’Autorité des marchés financiers (AMF), régulateur dont je préside la commission Climat et finance durable. Parallèlement, je suis membre de la commission des sanctions de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), l’organe de supervision français de la banque et de l’assurance, et membre de sa commission Climat et finance durable.

Nicolas MOTTIS : Je suis professeur et chercheur au sein du département Management de l’innovation et entrepreneuriat de l’École polytechnique, et je travaille depuis longtemps sur le management de l’innovation, la gouvernance des entreprises, le pilotage des performances et l’investissement socialement responsable (ISR). Je suis impliqué dans plusieurs instances, tels le comité scientifique du Label ISR public français, piloté par le Trésor et la commission Climat et finance durable de l’AMF, que préside Thierry Philipponnat. Nous avons également une activité commune au sein du Forum pour l’investissement responsable (FIR), association qui fédère les acteurs engagés de longue date dans l’ISR, et dont je suis administrateur.

D’où vient l’ISR ?

L’ISR est un domaine bouillonnant, tant sur le plan européen qu’au sein de l’écosystème français, très riche et très sophistiqué au regard de ce que l’on constate ailleurs dans le monde.

Le point de départ de mes travaux sur l’ISR a été une recherche menée il y a une vingtaine d’années avec Jean-Pierre Ponssard, collègue enseignant à l’École polytechnique, sur l’influence des actionnaires dans la gouvernance des entreprises. C’est sous cet angle du pilotage que j’ai commencé à m’intéresser à l’ISR, tandis que Thierry Philipponnat l’abordait par celui des marchés. Aujourd’hui, nous constatons une forte convergence des politiques de développement durable et de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), avec des pratiques plus responsables ou des aspirations à s’y impliquer de la part de certains acteurs des marchés financiers. Nous avons vu émerger ces questions après la parution de nombreuses recherches portant sur la création de valeur actionnariale et sur la forte montée en puissance, dès la fin des années 1980, du rôle de l’actionnaire dans les firmes. Ces recherches ont eu de fortes répercussions sur les modes de pilotage et la notion même de performance. En France, cela s’est accompagné d’une série de réactions assez vives, avec une vision souvent négative des marchés financiers.

Un autre point important touche à une tendance majeure des marchés depuis quelques années : la durée moyenne de détention des titres sur le New York Stock Exchange est passée de huit ans, dans les années 1960, à désormais moins d’un an. Lorsqu’un gestionnaire d’actifs immobiliers, ou asset manager, dit aujourd’hui qu’il est un investisseur de long terme, cela signifie généralement qu’il est là pour au moins un an, durée qui n’est en aucun cas pertinente pour des entreprises qui ne réalisent que fort peu de projets dans un tel laps de temps. Il y a donc un décrochage entre la perspective temporelle de nombreux acteurs du marché et les phénomènes techniques industriels ou d’innovation, qui requièrent d’être gérés dans la durée par les entreprises. Ces éléments de contexte expliquent en partie pourquoi, depuis un certain nombre d’années, la thématique de l’ISR a pris de l’importance.

Beaucoup de travaux ont essayé de donner une définition précise de l’ISR. Celle qui est largement acceptée en France date de 2013 et résulte de discussions entre l’Association Française de la Gestion financière (AFG), qui réunit les professionnels de la gestion d’actifs, et le FIR, structure que l’on trouve dans d’autres pays sous la dénomination de Social Investment Forum (SIF), plateforme aux multiples parties-prenantes dans laquelle on retrouve des asset managers, des détenteurs d’actifs (assets owners), des agences de notation, des personnalités qualifiées, etc. Leur définition est la suivante : « L’ISR est un placement qui vise à concilier performance économique et impact social et environnemental, en finançant les entreprises et les entités publiques qui contribuent au développement durable, quel que soit leur secteur d’activité. L’ISR le fait en influençant la gouvernance et le comportement des acteurs, et favorise ainsi une économie responsable. »

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