Exposé d’Helen Micheaux

Ma thèse, réalisée à MINES ParisTech sous la direction de Franck Aggeri1, a eu pour sujet la gestion des déchets et le principe de responsabilité élargie du producteur. J’en ai ensuite tiré le sujet d’un livre intitulé Responsabiliser pour transformer : des déchets aux mines urbaines, paru aux Presses des Mines.

Lors de l’acquisition d’un appareil électrique ou électronique, chacun de nous a pu constater la mention, sur l’étiquette, d’une écotaxe propre à cette filière – dont le montant s’ajoute au prix d’achat du produit – qui rend visible notre écocontribution (également appelée écoparticipation). Dans cet esprit de sensibilisation aux questions posées par le recyclage des déchets, on voit également les collectes solidaires au pied des immeubles ou la présence de mobiliers dédiés à leur récupération dans les grandes surfaces. Par ailleurs, de multiples articles de presse nous alertent régulièrement sur les graves pollutions causées par les déchets électroniques, tandis que d’autres mettent en lumière les ressources inexploitées de l’économie circulaire. Face à ces discours et à ces pratiques variées, il est nécessaire, afin de se faire une idée juste, de connaître le fonctionnement de ces filières de traitement des déchets.

Histoire du déchet

Le terme déchet vient de dechiet et de l’ancien verbe déchoir. Il désignait jadis la matière perdue dans la fabrication ou l’utilisation d’un produit, tandis qu’on parlait plutôt d’ordures ou d’immondices pour désigner, entre autres, les eaux usées et excreta urbains. L’acception du terme déchet en tant que produit en fin de vie est plus récente, les produits et matières étant autrefois spontanément réutilisés. Sabine Barles2, ingénieure en génie civil, est l’une des rares auteures à avoir travaillé sur ce sujet. Elle a retracé l’histoire du concept de déchet urbain de la révolution industrielle à nos jours. Contrairement à ce qui est couramment admis, l’industrie n’est pas en soi la cause de l’accumulation des déchets. Aux premiers temps de la révolution industrielle, l’exploitation du cycle des matières était en réalité déterminante, car elle visait à ne rien perdre. Scientifiques, industriels, agriculteurs et Administration s’évertuaient à organiser leur circulation. Des métiers, tel celui de chiffonnier, et des services spécialisés se sont alors développés autour de la gestion de ces rebuts. Cette logique s’est ralentie par la suite, lorsque s’est opérée une rupture dans la circulation spontanée des matières entre la ville, l’industrie et la campagne.

À la fin du xixe siècle, avec les découvertes de Pasteur sur l’existence des micro-organismes et leur rôle dans la transmission des maladies, le mouvement hygiéniste a largement contribué à faire de la santé individuelle et de la salubrité publique de véritables enjeux politiques. En 1883, sur décision du préfet de la Seine, Eugène Poubelle, l’usage de la poubelle s’impose, tandis que le pavage systématique des rues se généralise et que sont créés des services de voirie chargés de nettoyer les villes et d’isoler leurs déchets.

Lors de la deuxième révolution industrielle, de nouvelles matières synthétiques vont se substituer aux matières premières traditionnelles, tels le papier – désormais fabriqué à partir de cellulose et non plus de chiffons –, les engrais – issus de la carbochimie et non plus des matières organiques – ou le plastique, qui génère de nouveaux usages.

Enfin, la disponibilité d’une énergie bon marché, grâce à l’abondance du pétrole et à la maîtrise de l’électricité, va réduire les coûts de production et les prix de vente, et ainsi favoriser l’accès des ménages à de multiples produits neufs. Dès lors, l’électroménager et les produits électroniques, qui améliorent le confort, ou les objets en plastique, pratiques et jetables, vont devenir indispensables à notre vie quotidienne.

La problématique de la pollution par les déchets ne va émerger qu’à la fin des trente glorieuses, lorsque leur accumulation va devenir pressante du fait de l’arrivée en fin de vie des premiers équipements, aussitôt renouvelés par le consommateur. L’incapacité des collectivités à faire face à cet afflux, par manque tant de connaissances quant à leur traitement que de moyens pour financer les équipements nécessaires pour le faire, va soulever la question de la responsabilité et populariser le concept de pollueur payeur.

La loi de 1975 est la première mise en politique de la question. Elle définit ce qu’est un déchet par l’abandon d’un produit dans l’espace public et crée l’Agence nationale pour la récupération et l’élimination des déchets (ANRED). Selon les termes de cette loi, la gestion des déchets est désormais dévolue aux communes, la focalisation portant principalement sur leur élimination. Ces premières mesures, de type réglementaire ou reposant sur des mécanismes de marché, basées uniquement sur la contrainte et ne ciblant que les acteurs en bout de chaîne, vont s’avérer peu efficaces face à l’ampleur des enjeux. L’augmentation des coûts de gestion des déchets va aussi se révéler rédhibitoire pour nombre de communes et la saturation des sites d’enfouissement va provoquer le mécontentement des riverains, par ailleurs peu disposés à accepter l’implantation de sites d’incinération dans leur environnement.

Cette loi prévoit également que les producteurs contribuent à l’élimination des déchets provenant des produits qu’ils auront mis sur le marché, ce qui constitue une première introduction du principe de pollueur payeur dans les dispositifs réglementaires. Les pollutions ciblées par cette loi sont alors essentiellement d’origine industrielle et celles liées à la consommation ne sont pas encore concernées. L’exemple emblématique de la mise en œuvre de ce principe va être celui du pétrolier Erika, affrété par la société Total, qui fait naufrage le 12 décembre 1999 au large de la Bretagne, lors d’un transport de fuel lourd à destination de l’Italie. La pollution étant bien visible et les multiples acteurs clairement identifiés, l’enjeu pour la justice sera d’établir le partage des responsabilités entre la société Total, l’armateur, le gestionnaire du navire, la société de certification, etc. En 2012, après plusieurs années de procédures, la Cour de cassation condamnera finalement ces différents acteurs à verser solidairement des dédommagements en réparation du préjudice causé.

Vers un système vertueux de gestion des déchets

Dans la plupart des situations, la solution est plus difficile à trouver, les déchets étant disséminés sur toute la planète et les acteurs n’étant souvent pas identifiables. L’enjeu n’est donc plus de contraindre, mais d’inciter les acteurs en amont de la chaîne de valeur à agir afin de créer un système vertueux de gestion des déchets. C’est dans ce contexte que naît, au niveau européen, le concept de responsabilité élargie du producteur (REP). L’approche est alors individualisée, le producteur devant s’acquitter d’une contribution en amont de la filière, la charge du traitement des déchets reposant dorénavant sur lui et non plus sur leur détenteur final. Cette contribution va l’inciter à “écoconcevoir” afin de réduire le coût de gestion de la fin de vie des produits qu’il aura mis sur le marché.

La filière du traitement des déchets des équipements électriques et électroniques (DEEE) est particulièrement éclairante pour analyser l’action collective en la matière et ses multiples enjeux. Non seulement ces déchets renferment de nombreuses matières dangereuses pour la santé et pour l’environnement, tels des métaux lourds ou des gaz frigorigènes, mais ils contiennent également des éléments de grande valeur, tels des métaux précieux, notamment dans les cartes électroniques. On parle alors de mines urbaines. Dans 1 tonne de téléphones portables, on peut récupérer 200 grammes d’or pur contre seulement 4 à 5 grammes dans 1 tonne de minerai extrait d’une mine de bonne qualité. On trouve également dans ces déchets des métaux stratégiques, comme l’indium et le lithium, ou des terres rares, tous essentiels pour le développement des énergies renouvelables. Or, alors que l’Europe ne produit quasiment pas de terres rares, la Chine contrôle plus de 90 % de leur production mondiale, ce qui pose un sérieux problème de sécurisation des approvisionnements.

Ces enjeux économiques, environnementaux et sanitaires ne sont apparus que récemment, la valeur intrinsèque des DEEE n’ayant pas été immédiatement perçue. Leur prise en compte appelle désormais à une action collective, nécessaire pour structurer la filière, depuis la collecte jusqu’au traitement, pour massifier les gisements et pour faciliter les investissements dans les secteurs de la dépollution et de la valorisation. Créer du lien dans les chaînes de valeur s’avère également indispensable afin de relier efficacement toutes les étapes du processus, depuis la conception des produits jusqu’à leur traitement en fin de vie.

Au début des années 2000, beaucoup d’inconnues subsistaient quant à la mise en place de tels dispositifs, à l’exception notable de la filière emballages, mise en place dès les années 1990. Une expérimentation a donc été menée, à partir de 2004, sous le patronage d’une centaine de producteurs et de syndicats. En deux ans, elle a permis de recueillir de nombreuses informations techniques, logistiques, économiques et environnementales. Un comité de suivi a ensuite réuni les acteurs de la future filière, producteurs, distributeurs, recycleurs, collectivités, etc. Son rapport final a validé le choix de l’organisation collective et a défini des schémas logistiques tout en établissant une structure de coûts réaliste. Il a par ailleurs recensé les technologies déjà existantes et celles devant être développées. Les divergences d’intérêts entre les acteurs ont ensuite conduit à la création, en 2006, de quatre organismes collectifs et d’un coordinateur.

La solution choisie a été de mettre en place un système collectif, manière efficace de mutualiser les coûts et d’expérimenter, mais qui rend délicate la distinction des responsabilités individuelles. Son autre inconvénient est que les déchets sont collectés sans distinction de marque ou d’origine ; les bénéfices résultant des efforts d’écoconception de l’un des producteurs sont donc partagés entre tous, ce qui conduit à une déresponsabilisation globale. Apparaissent alors des phénomènes de “passagers clandestins”, largement décrits par la tragédie des communs, dans lesquelles la rationalité individuelle conduit souvent à une forme d’irresponsabilité collective.

La tragédie des communs

Le concept de tragédie des communs a été introduit par l’écologue américain Garrett Hardin dans un article célèbre de 1968, dans lequel il met en scène des bergers se partageant un pâturage en libre accès : chacun, poussé par son intérêt personnel, cherche à y faire paître toujours plus d’animaux, avec pour résultat d’épuiser la ressource. Cette fable illustre l’impossibilité d’une action collective à préserver une ressource commune face aux forces centrifuges des appétits individuels. L’auteur en conclut que l’exploitation d’une telle ressource doit impérativement passer soit par la privatisation, soit par l’étatisation.

On retrouve une telle configuration dans les stratégies de la filière DEEE. Les ressources n’appartenant a priori à personne, leur captation a d’abord été faite par des filières informelles, voire illégales, mues par la recherche du seul profit. L’avidité de ces acteurs les pousse à collecter un maximum de déchets pour en retirer, à moindre coût, le maximum de valeur, aux dépens de l’environnement. Or, à ce jour, en Europe, ces acteurs opportunistes représentent près de la moitié de la filière DEEE, ce qui fragilise les acteurs officiels qui respectent les règles et déstabilise l’ensemble du système. Les conséquences néfastes de cet état de fait sont importantes, tant sur l’environnement et la santé humaine, que sur les développements technologiques de la filière.

La responsabilité élargie du producteur

En réponse à cette situation, le dispositif français de REP propose un cadre à l’action collective et vise à répondre à la question de la responsabilisation individuelle. Alors qu’au niveau européen, ce principe est inscrit dans des directives ne concernant que trois types de déchets, en France, il s’applique à 27 filières, dont 9 nouvellement créées par la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire votée en début d’année 2020.

Lorsqu’on les interroge, les Français estiment à une trentaine le nombre d’équipements électriques et électroniques dont ils disposent chez eux, alors que la réalité est plus proche de la centaine. On trouve ces produits partout, ce qui rend la filière DEEE très hétérogène. Malgré tout, l’écocontribution est rendue visible pour le consommateur en apparaissant clairement sur sa facture lors de l’achat, ce qu’impose le cadre réglementaire. Cette taxe est perçue par le distributeur ou le producteur, qui la reversent, à l’euro près, à l’organisme collecteur, société privée à but non lucratif en charge de la filière. L’apport de l’écocontribution est ensuite complété par les recettes tirées de la valorisation des déchets qui ne représentent que 30 % du financement global du dispositif. In fine, 73 % des recettes sont utilisés pour couvrir les coûts opérationnels et logistiques, 20 % servent à soutenir les points de collecte, 3 % sont dédiés aux dépenses de communication, le solde couvrant les frais de gestion de la filière.

La collecte de ces déchets se fait auprès de quatre types d’acteurs : les collectivités, qui gèrent les déchetteries (56 %) ; les distributeurs, avec leurs mobiliers de collecte mis à la disposition du consommateur dans les surfaces de vente ou par la récupération chez le client (17 %) ; les récupérateurs et les broyeurs (19 %) ; les entreprises de l’économie sociale et solidaire (8 %). Le taux de collecte de la filière a ainsi atteint 51 % en 2018.

La filière DEEE est structurée par différents contrats. En amont, les pouvoirs publics établissent un contrat d’agrément, pour une durée de six ans, avec les organismes collectifs en charge de la filière. Ceux-ci, en lien avec les différents acteurs, vont établir des contrats spécifiques : de compensation financière, avec les collectivités ; de soutien, avec l’économie sociale et solidaire ; de prestataire, à trois ans, avec les opérateurs de traitement et de transport. Quant aux producteurs et autres metteurs sur le marché, la loi autorise ceux qui le souhaitent à mettre en place un système par lequel ils collectent et traitent eux-mêmes les déchets, les autres, majoritaires, préférant toutefois adhérer à un organisme collectif.

Les éco-organismes

En France, le mode de gouvernance de ces filières a pour particularité de reposer sur de nouveaux acteurs, les éco-organismes, entités privées à but non lucratif, gouvernés par les producteurs et agréés par l’État pour une durée de six ans renouvelable. Parmi eux, Citeo est dédié à la filière emballages, Éco-mobilier au traitement des meubles, ecosystem et Ecologic aux DEEE, et EcoTLC à la filière textile. Leurs activités sont encadrées par un cahier des charges spécifique à chaque filière qui définit strictement les objectifs et les missions des éco-organismes pour les six années de l’agrément. Pour chaque partie prenante, un chapitre est consacré aux relations que l’éco-organisme doit entretenir avec elle et à ses obligations vis-à-vis d’elle concernant la gestion de la filière. La commission des filières, qui réunit l’ensemble des parties prenantes – État, représentants des consommateurs, producteurs et recycleurs –, discute du contenu du cahier des charges, suit les atteintes des objectifs, émet des avis consultatifs et prépare le renouvellement de l’agrément, le dernier mot revenant cependant aux pouvoirs publics.

Conçu à l’origine pour répondre à des enjeux de dépollution et de recyclage, le dispositif a ensuite évolué vers la prévention et l’économie circulaire, en fonction de l’agenda politique, des évolutions technologiques, de la maturité des acteurs, etc. Cette évolution s’est traduite par un accroissement du volume des cahiers des charges, passés de 4 pages en 2006 à plus de 40 en 2014, montrant ainsi l’accroissement du rôle des éco-organismes dans la transition écologique.

L’article L541-10 du code de l’Environnement, dans le cadre de l’ordonnance 2000-14, stipulait qu’il pouvait être fait « obligation aux producteurs, distributeurs et importateurs de ces produits ou des éléments et matériaux entrant dans leur fabrication, de pourvoir ou contribuer à l’élimination des déchets qui en proviennent ». En application du principe de REP, l’ordonnance 2010-1579 va remplacer le terme élimination par celui de gestion. Enfin, la loi 2014-856 va compléter ce dernier point en parlant de « prévention et gestion ».

L’action des éco-organismes a été très performante, notamment en matière de montée en compétences des acteurs. Ainsi, auparavant, les réfrigérateurs étaient broyés au même titre que des ferrailles inertes, c’est-à-dire sans retrait préalable des liquides frigorigènes, et il a fallu accompagner les acteurs du traitement pour que leurs installations soient mises aux normes.

Vers une ré-individualisation de la REP

Cette étape franchie, les enjeux liés à l’écoconception ont émergé et la question de la ré-individualisation de leur responsabilité a alors pu être posée aux producteurs en les incitant à réfléchir, dès l’étape de conception, à la fin de vie de leurs produits. En ce sens, les barèmes des écocontributions ont été modulés en fonction de critères de conception limitant les impacts environnementaux des produits. La mise en œuvre du dispositif a été réalisée en plusieurs temps d’apprentissage et de construction collective, ainsi que par l’appropriation progressive du mécanisme par les producteurs, pour laquelle les éco-organismes ont joué un rôle déterminant.

L’écomodulation consiste en la modulation des écocontributions en fonction de critères incitatifs, tels la dépollution et la recyclabilité des produits, leur réparabilité et leur possibilité de réemploi, ou leur durée de vie. Deux approches complémentaires ont été mises en œuvre en fonction des produits et des critères appliqués, soit dans le but de généraliser une bonne pratique accessible, avec l’application d’un malus en cas de non-respect des critères, soit pour inciter à la mise en place d’une bonne pratique ambitieuse, avec un bonus en cas de succès. Ces modulations, positives ou négatives, étant insuffisamment incitatives à ce jour, la loi de 2020 prévoit désormais d’en accroître le taux de façon significative.

Les critères sélectifs retenus visent à cibler les 10 % de “bons élèves” et les 10 % de “mauvais élèves”. Ils sont inspirés des écolabels et sont orientés vers la prévention et les circuits en boucle fermée. On prendra alors en considération, entre autres, l’accessibilité pour l’usager aux documentations techniques et aux pièces détachées, la démontabilité à l’aide d’outils de base, la standardisation de la connectivité, l’existence de mises à jour logicielles ou l’intégration de plastiques recyclés dans le produit neuf.

Cette écomodulation a été mise en œuvre en plusieurs phases. Durant la première, de 2010 à 2015, 5 critères, concernant 5 types de produits, ont été mis en place en se focalisant sur l’interdiction de certaines substances nocives, tel le mercure. Ensuite, durant la deuxième phase, de 2015 à 2020, 12 critères ont été sélectionnés, touchant 15 familles de produits et privilégiant l’allongement de leur durée de vie. Enfin, la troisième phase, qui débute, se focalise, avec des critères supplémentaires, sur la durabilité des produits et leur réparabilité, tout en se préoccupant du transfert de ces mécanismes à d’autres filières dans le cadre de la loi de 2020.

La durée de ce processus reflète le temps d’apprentissage et d’acculturation des différents acteurs confrontés à ces données nouvelles ainsi que l’évolution du rôle des éco-organismes, dont les membres recherchent des guides et des orientations pour leurs choix dans la conception de leurs nouveaux produits, le concept de durabilité n’étant pas encore maîtrisé par la plupart d’entre eux.

Des missions élargies pour léco-organisme

Du fait de son positionnement, qui lui permet d’agir à plusieurs niveaux, l’éco-organisme peut donc être considéré comme le chef d’orchestre du dispositif REP dans chacune des différentes filières. Désormais, il ne s’agit plus seulement pour lui de gérer la collecte et le recyclage des déchets, mais aussi d’accompagner les adhérents producteurs et l’ensemble des partenaires de la collecte et du traitement dans le développement de filières circulaires.

En raison de cette position centrale et de l’évolution des enjeux, les éco-organismes ont développé de nouvelles compétences. Parmi elles, on citera la caractérisation et la connaissance fine du gisement de déchets à l’échelle nationale, ainsi que l’identification du gisement dédié au réemploi par les acteurs de l’économie sociale et solidaire ; l’accompagnement des producteurs dans l’écoconception, en partenariat avec les recycleurs ; l’accompagnement des opérateurs de traitement dans les innovations technologiques, telle la robotisation du recyclage des écrans plats ; l’amélioration des méthodes de collecte et de transport afin de garantir la réemployabilité des déchets ; l’investissement dans la recherche avec, par exemple, la création de la chaire Mines urbaines au sein de MINES ParisTech, en ce qui concerne l’éco-organisme ecosystem ; etc. Ce sont donc les acteurs collectifs eux-mêmes qui produisent de la connaissance et des outils pour l’ensemble des acteurs de la filière dont ils sont responsables. Ainsi, dans le cadre de la filière DEEE, l’outil REEECYC’LAB, développé par ecosystem, permet d’évaluer facilement la recyclabilité d’un produit afin de conseiller les adhérents-producteurs sur leur stratégie de conception.

Le dispositif REP révèle donc une orientation nouvelle des pouvoirs publics en France, basée non plus sur la réglementation dans une démarche top-down ou sur des mécanismes incitatifs uniquement économiques, mais sur une approche hybride entre acteurs publics et privés. Dans ma thèse, j’ai identifié plusieurs principes de corégulation, qui déterminent à la fois la création du cadre de responsabilité collective et la nature du collectif engagé. Les trois premiers postulent la désignation d’un collectif responsable, la définition de la mission et l’existence de phases d’exploration et de négociation. Les quatrième et cinquième principes traitent de la constitution d’une organisation collective assumant la poursuite et la pérennisation de la mission à travers une structure de gouvernance dynamique. L’idée des deux derniers principes est d’en faire un système révisable et régulé par des sanctions publiques.

Cette approche présente des originalités intéressantes pouvant également être étendues à la gestion de problématiques complexes dans lesquelles les formes de régulation classiques sont insuffisantes pour faire émerger une action collective innovante, organisée autour d’objectifs sociétaux ambitieux. Si la filière DEEE est relativement vertueuse, ce n’est pas le cas de toutes. En effet, certains éco-organismes peuvent être tentés d’abuser de leur situation de monopole, les sanctions financières existantes n’étant pas réellement dissuasives et la menace du retrait de leur agrément étant inopérante du fait même de cette situation privilégiée et de l’absence d’alternatives.

Ces limites ont été prise en compte par la loi de 2020, qui confirme la volonté des pouvoirs publics de s’appuyer sur la REP pour le développement de l’économie circulaire. La loi renforce donc le rôle et le contrôle des éco-organismes grâce à un renforcement de leur gouvernance et à de nouveaux objectifs, afin de contrer les dérives constatées. Le champ des responsabilités des producteurs est, par ailleurs, étendu et 9 nouvelles filières sont créées, qui s’ajoutent aux 18 existantes.

Vers un statut dentreprise à mission ?

Si la filière DEEE est un modèle vertueux, force de proposition et d’innovation, reposant sur les seules personnes, la question qui se pose alors porte sur l’immuabilité de l’engagement affiché jusqu’ici, une fois un changement de direction ou de management. Se pose également la question des autres filières : comment les inciter à s’engager pleinement dans leurs missions, au-delà des simples objectifs réglementaires ? Pour y répondre, ecosystem a décidé de préserver sa raison d’être, relevant de l’intérêt général, en l’inscrivant dans les nouveaux statuts de l’entreprise votés par le conseil d’administration en juin 2019. Les démarches pour obtenir le statut d’entreprise à mission se poursuivent, notamment en déclinant ce texte en engagements évaluables, allant au-delà des obligations réglementaires et intégrant la création d’une instance dédiée, afin de suivre la réalisation concrète de ces engagements.

D’autres éco-organismes, tel Citeo, se sont engagés dans cette voie en devenant membres de la Communauté des entreprises à mission. On peut désormais se demander si cette ambition affichée créera un effet boule de neige pour les autres acteurs, voire même si l’État fera de ce statut une condition impérative pour l’obtention de l’agrément.

En Europe, dautres modèles de REP

L’Allemagne et le Royaume-Uni ont chacun une conception plus individuelle du principe de responsabilité des producteurs. Dans ces deux systèmes, il n’existe pas d’éco-organismes ; ce sont des prestataires, généralement des sociétés à but lucratif et dont les producteurs ne sont pas parties prenantes, qui jouent plus ou moins ce rôle.

En Allemagne, les producteurs n’ont pas d’objectifs de collecte, mais simplement une obligation de reprise. Concrètement, quand un bac de collecte est rempli, c’est un organisme central qui désigne, à tour de rôle, le producteur qui est chargé de récupérer son contenu. Le producteur passe ensuite par un prestataire, mais sa responsabilité individuelle restera engagée et il ne pourra pas la partager au sein d’un collectif.

Au Royaume-Uni, les producteurs ont une responsabilité limitée au financement de la filière et doivent ensuite passer par des producer compliance schemes (PCS). Ces PCS, au nombre d’une quarantaine aujourd’hui, sont des sociétés privées qui, pour pouvoir prendre en charge ces déchets, doivent obtenir un agrément de l’État. La démarche d’agrément reste administrative et est moins lourde que le processus d’agrément existant en France, qui est basé sur des cahiers des charges détaillés et relativement strictes. Les objectifs de valorisation sont ensuite confiés à la charge des recycleurs, eux-mêmes certifiés par l’État. En France, les objectifs de valorisation restent, au contraire, à la charge des éco-organismes.

Dans aucun de ces modèles, on ne retrouve les notions de responsabilité collective et de mission commune. Si, en Allemagne, de tels regroupements sont interdits par la loi anticartel, au Royaume-Uni, c’est la sectorisation des objectifs qui s’y oppose. Selon leurs propres acteurs, ces systèmes conduisent à la fois à un manque de traçabilité et de contrôle des flux du fait de la multiplicité des structures impliquées ; à l’absence de centralisation des données, donc à une pauvreté des connaissances sur les gisements de matières secondaires ; et à une faible qualité des traitements, la priorité étant donnée à la réduction des coûts par la mutualisation et les économies d’échelle.

Ces dispositifs révèlent la méfiance de ces pays vis-à-vis de toute forme d’organisation collective, en sous-estimant leur potentiel dans les situations complexes où l’incertitude est élevée. En revanche, en France, la mise en œuvre du principe de REP va au-delà de la simple mutualisation et de l’accomplissement d’objectifs de performance, et répond essentiellement à une ambition d’exploration collective et d’innovation.

Au niveau européen, les enjeux sont donc importants. L’harmonisation des filières REP est en discussion et la Commission européenne a publié, en 2017, un rapport (« WEEE compliance promotion exercise ») évaluant les diverses pratiques sur le territoire de l’Union européenne et mettant en avant des recommandations inspirées par le modèle français. Ces recommandations préconisent en particulier la mise en place de processus d’agrément semblables au processus français, avec ses cahiers des charges et la généralisation du système d’écomodulation et de ses critères harmonisés.

1. Coresponsable de la chaire Mines urbaines, MINES ParisTech.

2. Sabine Barles, L’invention des déchets urbains, 1790-1970, éditions Champ Vallon, 2005.



Débat

Les éco-organismes et l’État

Jean-François Molle : Ayant été l’un des acteurs à l’origine de ce dispositif, je voudrais préciser que, même si c’est le producteur qui est ciblé, in fine, c’est toujours le consommateur qui paie. Le fabricant, point de sortie comptable de l’argent, intègre évidemment le montant de cette taxe dans ses charges et la répercute ensuite sur son prix de vente. La question est alors de savoir si c’est le citoyen qui doit payer, comme il le fait depuis des décennies avec la taxe d’enlèvement des ordures ménagères, ou si c’est le consommateur. Lors des débats des années 1990, il n’existait rien qui puisse responsabiliser le consommateur, producteur ultime des déchets. Deux voisins, l’un buvant de l’eau du robinet, l’autre de l’eau en bouteille et générant ainsi plus de déchets, payaient malgré tout exactement la même taxe d’enlèvement des ordures ménagères. Avec la REP, c’est la caisse du supermarché qui a été transformée en compteur à déchets ! Donc, lors des débats sur les contributions financières versées aux acteurs en aval des filières, les résistances des éco-organismes ne résultent pas uniquement du souci de protéger les comptes d’exploitation des fabricants, mais plutôt de celui d’une utilisation raisonnable de l’argent qu’ils distribuent, leurs budgets ne résultant in fine que d’un prélèvement non négligeable sur le pouvoir d’achat des consommateurs.

Précisons que la REP peut internaliser trois coûts, ceux du traitement des déchets, du recyclage (cas actuel) et sans doute demain, du fonctionnement de l’économie circulaire. Dans ce dernier cas, c’est surtout l’épuisement des ressources non renouvelables et les conséquences de l’effet de serre que l’on internalise. Ce sont donc des externalités très différentes qui induisent des interlocuteurs très différents et le rôle des collectivités locales est alors largement remis en question. Aujourd’hui, il existe 22 éco-organismes qui, malgré leurs grandes vertus, ne se concertent guère, alors que l’État ne se contente désormais plus de fixer des objectifs et de contrôler les moyens mis en œuvre, mais s’immisce de plus en plus profondément dans leur gestion. Ce modèle de quasi-cogestion est-il viable ?

Helen Micheaux : Le rapport Vernier, paru en mars 2018, a évalué la performance de ces filières afin de préparer la loi sur l’économie circulaire. Il soulignait alors la faiblesse du dispositif dans nombre de filières, le cadre réglementaire étant encore trop peu contraignant envers les éco-organismes en situation de monopole qui ne jouaient pas le jeu. Cela a effectivement conduit l’État à réaffirmer sa mission de contrôle en renforçant les sanctions. Il faut aussi rappeler qu’au sein des conseils d’administration de chaque éco-organisme, un censeur d’État est là pour contrôler la gestion financière de leurs activités. Il va donc falloir attendre la parution des décrets d’application de la loi de 2020 pour voir si l’évolution se fera davantage vers ce modèle de cogestion ou si ce secteur deviendra purement public ou privé à l’avenir. Toute évolution est encore possible.

Richard Toffolet (ecosystem) : Les éco-organismes s’inscrivent dans le champ des métiers et apportent des réponses techniques que l’État n’est pas en mesure d’apporter seul. Ils ont aussi, par construction, la capacité de gérer ce qui est en dehors de la conformité, voire parfois de la légalité, ce que les pouvoirs publics ne peuvent pas faire. Cela leur permet d’infléchir progressivement les pratiques, de trouver les bonnes conduites de changement pour les orienter vers la bonne direction...

Lécocontribution, échec ou étape ?

Un intervenant : Le montant de l’écocontribution est-il suffisamment significatif pour induire un changement des modes de consommation ? Un système de bonus-malus plus efficace ne devrait-il pas être davantage basé sur les coûts évités par les filières, liés à des produits mieux conçus, que sur les coûts induits par la non recyclabilité ?

H. M. : L’idée première était de sensibiliser et de responsabiliser les fabricants, en particulier dans la filière DEEE. En ce sens, ce n’est pas un échec, mais il est vrai que le montant de cette écocontribution reste faible au regard du prix d’achat d’un smartphone, par exemple. Cependant, il faut juger le système dans la durée, tel un processus à améliorer progressivement. Si cette contribution avait d’emblée été beaucoup plus élevée, il aurait sans doute été bien plus difficile de la faire accepter, tant par les producteurs que par les consommateurs. Avec la prise de conscience grandissante de la problématique des déchets au sein de la société, les choses devraient, espérons-le, s’accélérer à l’avenir.

Franck Aggeri (MINES ParisTech, coresponsable de la chaire Mines urbaines) : L’intérêt de la REP est d’être un concept évolutif, dont l’orientation et les objectifs peuvent être modifiés. Aujourd’hui, le système initial fondé sur l’augmentation de la collecte des déchets et de leur recyclage touche à ses limites, le coût de collecte de la tonne marginale étant de plus en plus élevé. Pour réduire la production de déchets, il faut désormais agir à la source, en augmentant la durée de vie des produits, en améliorant leur réparabilité et en augmentant leur réemploi. Toutes ces stratégies sont encouragées par la loi française anti-gaspillage pour une économie circulaire (AGEC) et font également partie du paquet économie circulaire de l’Union européenne. L’enjeu est donc de réorienter l’action des éco-organismes autour de ces questions. Contrairement à ce que l’on pourrait a priori penser, de nombreux producteurs et distributeurs y sont favorables. Par exemple, certains producteurs, comme SEB en France ou BSH (Bosch Siemens Hausgeräte) en Allemagne, qui fabriquent des produits de qualité en Europe, soutiennent ces évolutions. Pour eux, il est surtout question d’échapper à la compétition par les coûts face aux produits asiatiques. Les stratégies de durabilité et de réparabilité peuvent y contribuer en déplaçant la compétition sur les services et la qualité des produits. C’est également le cas de distributeurs comme Fnac Darty, historiquement en pointe en matière de service après-vente, qui voient la loi AGEC comme l’opportunité de valoriser davantage les services de réparation auprès des clients. Néanmoins, la France ne représentant parfois qu’un faible pourcentage des ventes de ces groupes mondiaux, l’enjeu est d’harmoniser rapidement les politiques publiques au niveau européen pour avoir un véritable effet incitatif.

Vers une économie réellement circulaire

Int. : La lenteur de la mise en place du dispositif contraste fortement avec le développement de filières parallèles plus ou moins mafieuses. De plus, ce n’est pas avec des décrets que l’on change les pratiques, la France étant encore la lanterne rouge en Europe en matière de tri sélectif. Les producteurs dans leur ensemble sont-ils convaincus du bien-fondé des efforts qu’on leur demande pour arriver à une économie réellement circulaire ?

H. M. : En Europe, les filières parallèles représentent en effet près de la moitié de la collecte. Il est clair que la REP ne suffira pas à elle seule à modifier les pratiques de production et de consommation des uns et des autres. Cela implique évidemment des choix politiques plus larges. L’écocontribution visible à l’achat pourrait évoluer vers un système d’affichage analogue à celui concernant la consommation énergétique des équipements électriques et électroniques qui, grâce à un étiquetage, vous informe de façon très lisible de leurs performances en la matière et influence ainsi votre décision d’achat. Un étiquetage semblable portant sur la durabilité et la réparabilité des produits pourrait guider le consommateur dans ses choix. C’est là toute une dynamique à mettre en place et à associer à une fiscalité d’accompagnement adaptée pour rendre économiquement viables ces filières.

Int : Le consommateur ne choisit de réparer un produit que si le coût de cette opération ne dépasse pas le tiers de sa valeur, sinon, il en change. La réparabilité des produits n’est-elle pas en partie conditionnée par des circuits de mise à disposition des pièces détachées plus lucratifs ?

H. M. : La question se pose surtout pour les produits bas de gamme et bon marché, que l’on préfère remplacer par du neuf, leur coût de réparation étant alors dissuasif. Outre le coût de la main d’œuvre, celui des stocks de pièces détachées est également non négligeable pour les fabricants. Pour certaines pièces, la solution pourrait passer par l’impression 3D. Des distributeurs, comme Boulanger, le font déjà et mettent même en ligne, à disposition de leurs clients, les fichiers numériques de pièces détachées de produits de leur marque, ce qui permet aux consommateurs de les commander ou de les imprimer par leur propre moyen.

Int. : Est-on significativement en train de remonter la chaîne des déchets vers plus d’écoconception et de recyclabilité ?

H. M. : La tendance est là. Malgré les freins et le lobbying de certains, on voit des acteurs innover et parfois évoluer vers des modèles de l’économie de la fonctionnalité, c’est-à-dire passer de la simple vente d’un produit à la commercialisation de son usage, comme on commence à le voir pour l’automobile ou certains produits électroménagers. Ce modèle est plus vertueux, car le fabricant, restant propriétaire du produit dont il ne vend que l’usage, devient beaucoup plus soucieux de sa conception et de sa durabilité afin d’en prolonger au maximum la durée de vie.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE