On entend souvent dire aujourd’hui : « J’ai la tête dans le guidon ! » La vie des affaires se caractérise en effet par une succession de sprints qui ne laissent guère le temps de lever la tête. Sous la pression de l’urgence, on est poussé à faire comme d’habitude, à se fonder sur les critères auxquels on est accoutumé. C’est un facteur d’efficacité quand le contexte reste semblable à celui dans lequel ces réflexes avaient été rodés, mais cela peut mener au carambolage quand les systèmes de guidage font faire fausse route, la crise financière l’a illustré. On se demande alors comment on a pu rester myope à ce point, pourquoi on n’a pas cherché à faire autrement. C’est que, pour voir ou faire autrement, il faut non seulement prendre du temps pour s’interroger, mais également du courage. C’est ce qu’illustre ce numéro.
Selon Jacques Sapir, pour s’implanter en Russie, il faut du temps pour décrypter les systèmes de décision et inspirer confiance. Sept ans semble une bonne mesure mais le management des entreprises occidentales valorise la réactivité et la rotation rapide des cadres. Les cadres occidentaux ont alors le choix entre rester trois ans sans être très efficaces ou en rester sept en minant leur carrière. Pendant ce temps les entreprises chinoises ou indiennes, elles, sont patientes…
Marc Roquette voit loin. Son entreprise s’est engagée avec succès dans la voie consistant à faire de la chimie organique avec de la biomasse, et il la projette déjà en 2050 avec des programmes de recherche ambitieux. Il travaille même à des scénarios 2100. C’est clairement un dirigeant sortant de l’ordinaire, mais le fait de ne pas avoir à donner sans cesse des gages aux marchés financiers l’aide sans doute à voir autrement.
Jean-Claude Ellena a ses idées sur la manière de produire des parfums. Il a ainsi posé comme condition en entrant chez Hermès de ne jamais soumettre ses créations aux tests de marché. Il peut ainsi exprimer le savoir-faire qu’il a affiné depuis ses débuts comme ouvrier avant de parcourir tous les mondes de la parfumerie. On sera frappé par sa curiosité et son aptitude à s’enrichir d’expériences a priori éloignées de son art. Et par sa liberté et sa modestie, qui lui ont permis de sortir sans hésiter des voies classiques.
Maryannick Van Den Abeele a découvert par hasard les réseaux d’échanges réciproques de savoirs et a décidé de les mettre en place à La Poste Courrier. Le principe est simple : je peux apprendre quelque chose de quelqu’un à condition d’enseigner autre chose1. Mais il fallait de la rigueur dans la mise en œuvre et oser aller à contre-courant car la formation dans l’entreprise est très… formatée. Et aussi être patiente et modeste pour mener à bien ce projet lent à mettre en route et vulnérable.
Les opinions s’émeuvent périodiquement de la faim dans le monde, comme lors des émeutes de 2008. « Vite, vite, il faut faire quelque chose pour parer au mal ! » Mais quel mal, au fait ? Celui révélé par les symptômes du moment, ici les famines dans les villes ? Notre dernier article montre que le remède qui vient alors à l’esprit peut empirer les choses car de manière plus discrète, la famine sévit dans les campagnes davantage que dans les villes et il faut engager des actions de longue haleine. On espère donc des politiques suffisamment vertueux pour ne pas se contenter de faire ce que l’opinion réclame…
André Maurois opposait les gens de talent et les gens de génie2. Les premiers auraient pour souci de plaire, les seconds de faire ce qu’ils croient juste, quoiqu’il leur en coûte, car ils ne se contentent pas du monde tel qu’il est. Pour voir autrement, il faut donc du génie, en ce sens.
1. Claire Hébert Suffrin, Jean-Jacques Piard, "Échange cours de soudure contre cours d'économie, le succès des réseaux d'échanges réciproques de savoirs", séminaire Vies collectives de l’École de Paris du management, (ref VC230597).
2. Claude Riveline, «Le talent et le génie», page Idées, Journal de l’École de Paris n°28