Le rituel sacré du thé
Selon Cédric Denis-Rémis, que ce soit en France ou dans le monde, les soutiens publics ou privés à l’entrepreneuriat ciblent toujours la même tranche d’âge, celle des moins de 25 ans, alors que des études ont montré que l’âge moyen des créateurs dont les entreprises réussissent est de 40 ans et plus. C’est ce qui l’a conduit à lancer, avec Alexandre Heully, le mastère spécialisé Second Life – Deep Tech Entrepreneur, destiné à former à l’entrepreneuriat scientifique des professionnels ayant plus de vingt ans d’expérience.
Dans son analyse, Cédric Denis-Rémis s’appuie sur un article de Pierre Azoulay, Benjamin F. Jones, J. Daniel Kim et Javier Miranda, publié dans The American Economic Review, selon lequel « les jeunes sont parfois considérés comme ayant l’esprit plus aiguisé sur le plan cognitif, moins de distractions du côté de la famille ou d’autres responsabilités, et comme étant davantage susceptibles d’idées transformatrices ». C’est ainsi que Peter Thiel, cofondateur de PayPal, a lancé un programme de bourses de 100 000 dollars destinées à des entrepreneurs de moins de 23 ans.
Pourtant, soulignent les auteurs, « les entrepreneurs plus âgés peuvent accéder à un plus grand capital, qu’il soit humain, social ou financier ». De fait, les analyses statistiques qu’ils ont menées sur un très grand nombre d’entrepreneurs américains les conduisent à conclure qu’en dépit des exceptions fameuses que représentent Bill Gates, Steve Jobs ou Mark Zuckerberg, « les fondateurs d’entreprises âgés d’une vingtaine d’années sont ceux ayant la plus faible probabilité de créer une entreprise à forte croissance ».
Dans ces conditions, d’où vient la persévérance des décideurs publics et privés à encourager l’entrepreneuriat chez les jeunes plutôt que chez les professionnels expérimentés? Peut-être de la méconnaissance de ce genre d’études, mais peut-être aussi du fait que, comme nous le constatons tous les jours dans de multiples domaines, les croyances sont bien plus fortes que les plus fortes des évidences.
J’ai le souvenir d’un des rares conseils que j’aie donnés à ma fille aînée que celle-ci ait suivis, qui plus est avec succès. Elle préparait le concours de médecine et souhaitait s’inscrire à une prépa en complément des cours universitaires, avec le choix entre deux formules : l’une des prépas proposait un surcroît de cours aux étudiants, tandis que l’autre se contentait de leur infliger à haute dose les QCM qui forment l’essentiel du concours. Ma fille penchait plutôt pour la première formule, en arguant que c’était celle que choisissaient la plupart des étudiants de première année, tandis que la deuxième formule attirait plutôt les redoublants. « Dans ce cas, prends tout de suite la deuxième formule et tu gagneras un an », lui ai-je suggéré, et tel fut le cas.
Cette anecdote me rappelle le début de l’album Astérix chez les Bretons, publié en 1966, dans lequel René Goscinny livre une interprétation originale de la conquête de l’Angleterre par Jules César : « Les Bretons, malgré toute leur bravoure, avaient d’étranges coutumes qui nuisaient à l’efficacité de leurs armes. Ils s’arrêtaient tous les jours à cinq heures pour boire de l’eau chaude, et en plus, ils s’arrêtaient deux jours tous les cinq jours. Jules César, fin stratège, décida alors de ne livrer bataille que vers cinq heures tous les jours, et toute la journée les jours de repos des Bretons. » Il n’est pas sûr que l’on puisse réellement qualifier de “fine stratégie” la décision prêtée à Jules César, mais le fait est que, toujours selon René Goscinny bien sûr, elle lui valut à la fois la victoire sur la péninsule et le mépris du flegmatique chef des Bretons, Cassivellaunos : « Aoh ! Choquant. Ce ne sont pas des gentils hommes. » À combien de rituels aussi sacrés que celui du thé sacrifions-nous notre bon sens, notre jugement, nos ressources, notre efficacité et notre prospérité ?