À l’heure de l’anthropocène, il n’est plus possible de continuer à innover comme nous le faisons. Franck Aggeri révèle la face cachée, les effets pervers et la doxa de l’innovation, et discute deux voies pour innover autrement. La première consiste à modifier les critères d’évaluation de l’innovation et à s’accorder sur les nouvelles définitions juridiques de la respon­sabilité pour engager les innovateurs et ceux qui les gouvernent sur les conséquences à long terme de leurs projets. La seconde issue est celle des innovations sobres.

Exposé de Franck Aggeri


Je suis professeur de management au Centre de gestion scientifique (CGS) de Mines Paris – PSL, qui est aujourd’hui intégré dans un ensemble plus large, l’Institut interdisciplinaire de l’innovation (i3). Je travaille depuis maintenant presque trente ans sur la transition écologique et l’innovation. J’aborde aussi des sujets liés à l’économie circulaire dans le cadre d’un cycle de séances du séminaire Économie et sens que je co-organise avec Michel Berry à l’École de Paris du management.

J’ai longtemps été une victime consentante d’un biais en faveur de l’innovation, car je pensais qu’elle allait changer le monde. Avec la crise écologique de l’anthropocène1, le doute s’est progressivement insinué dans mon esprit. J’avoue être extrêmement inquiet sur la capacité de notre société à évoluer vers des modèles véritablement soutenables.

Mon livre, L’Innovation, mais pour quoi faire ?2, porte sur ce thème. Ce n’est pas pour autant un livre contre l’innovation. Ce n’est pas non plus un livre de recherche. C’est un essai qui s’adresse au grand public, en cherchant à lui apporter un regard réflexif et critique sur les pratiques actuelles d’innovation et à en imaginer d’autres.

L’innovation semble être devenue une fin en soi. Les responsables politiques et d’entreprises relaient l’idée qu’il faut innover toujours plus, toujours plus vite, pour rester dans la course, alors que l’innovation devrait être considérée comme un moyen au service de finalités sociétales : amélioration de la santé, de l’alimentation et du cadre de vie, réduction des impacts environnementaux, etc. Mon livre comporte donc une dimension normative, que j’assume, car le profit n’est pas, selon moi, un objectif en soi ou, du moins, seulement à un niveau secondaire.

C’est Christian Chavagneux – éditorialiste d’Alternatives économiques, magazine dans lequel j’écris des chroniques – qui m’a incité à écrire un livre portant sur l’innovation responsable et qui m’a ouvert les portes des éditions du Seuil. Il m’a aussi suggéré d’ajouter un volet sur la financiarisation, puisqu’elle a partie liée avec la course à l’innovation. Je me suis lancé dans un travail de documentation qui m’aura, de fil en aiguille, pris deux ans et fait découvrir plus de la moitié des références présentes dans le livre.

La religion de l’innovation

Je suis parvenu à un certain nombre de constats frappants au cours de mes lectures. Ils m’ont conduit à entamer mon livre par une analogie entre l’innovation et la religion.

L’innovation bénéficie, dans les médias et les entreprises, de connotations très positives. On lui attribue le pouvoir de changer le monde… en mieux. J’ai remarqué l’apparition d’une nouvelle injonction, celle « d’innover toujours plus, toujours plus vite ». Cette injonction s’est imposée aux États, aux entreprises, aux organisations publiques et à l’ensemble des innovations, qu’elles soient techniques, sociales ou économiques.

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