Entre le cristal et la fumée

Entre le cristal et la fumée est le titre d’un essai du médecin-philosophe Henri Atlan, paru en 1979 aux éditions du Seuil et dont la thèse repose sur la constatation suivante : par rapport aux phénomènes de la vie, la mort se situe sous deux formes extrêmes, le cristal, excès d’ordre, et la fumée, excès de désordre. La vie requiert du mouvement, à l’image de la fumée, mais l’identité de l’être vivant requiert des repères intangibles. On songe à la devinette enfantine : « Un couteau dont on a changé la lame et le manche, est-ce toujours le même couteau ? »

Telle est l’une des questions que la lecture du présent Journal de l’École de Paris impose à l’esprit du lecteur. Nous apprenons d’abord que les géants capitalistes évoqués par l’acronyme GAFAM portent aux questions environnementales un intérêt qui rivalise quelque peu avec leur vocation de poursuite du profit.

L’industrie automobile est la première qui vient à l’esprit quand on pense à l’industrie, avec l’idée qu’il n’y a pas trente-six manières de fabriquer et de vendre des voitures. Erreur ! les Chinois sont en train de nous démontrer le contraire.

Cloud computing est un terme qui évoque de grands progrès dans le stockage et la manipulation des données, mais aussi des obstacles à la liberté et à la compréhension des utilisateurs. Dans l’article sur OVHcloud, il présente un visage tout différent : facile d’usage et respectueux de la liberté des utilisateurs. Autre visage, autre identité ?

« L’intendance suivra. » Cette expression passablement dédaigneuse a le don de mettre en fureur les responsables de la logistique, activité qui consiste à transporter et stocker les produits là où l’on en a besoin. Les problèmes de masques puis de vaccins qui ont ému récemment l’opinion ont démontré que, loin d’être une humble servitude, la logistique est une fonction stratégique cruciale, qui requiert de grandes compétences et de grands moyens. Loin de suivre docilement, l’intendance doit précéder.

L’aspirateur et la serpillère ne sont pas des objets évocateurs d’activités nobles. Erreur, nous explique le président de la Fédération des entreprises de propreté. C’est d’eux que dépend la première impression que chacun peut ressentir en pénétrant dans tous les locaux, grands ou modestes, privés et publics ; impression qui pèse lourd dans les jugements. Aussi revendique-t-il une officialisation du rôle sociétal des acteurs de la propreté.

Cette énumération hétérogène offre un aspect commun : toutes ces institutions revendiquent une identité publique en rupture avec leur identité traditionnelle. On est loin du contraste entre le cristal et la fumée, mais tout proche du climat intellectuel qui régnait lors de la parution de ce livre et qui explique son succès en librairie. Le thème principal des affrontements d’idées s’appelait le socialisme auto-organisationnel, appellation qui reportait l’espoir d’activités qui donneraient à chaque acteur une agréable impression de liberté, tout en assurant une cohérence fructueuse. En somme, le côté cristal de la réussite économique, combiné au côté fumée du respect de toutes les singularités individuelles.

Le thème du socialisme auto-organisationnel s’est effiloché avec le temps, mais on ne peut manquer de noter que le compromis qu’il impliquait s’est perpétué, voire amplifié. Le mot même de management, cousin du verbe français ménager, fait penser au souci de tenir compte des aspirations de chacun dans l’exercice du pouvoir. L’accélération du temps, la brutalité de la guerre économique poussent à déléguer une part croissante du pouvoir aux niveaux les plus proches du terrain, donc aux individus. Les exigences de l’aspect cristal des affaires d’aujourd’hui sont ainsi tempérées par la nécessité de ménager une place à l’infinie variété des rêves de chacun.