Exposé de Flora Florez

Des armes au service d’une croissance durable

OFI Asset Management, société de gestion d’actifs dont je dirige les recherches en finance responsable, gère 70 milliards d’euros d’encours, dont les deux tiers au nom de la Macif et de la Matmut, et le reste pour des clients tiers.

Nous prenons en compte l’impact climatique de nos investissements de quatre façons :

par le biais d’une notation qui porte sur les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), et qui nous permet de construire nos stratégies d’investissement ainsi que de définir des univers qui serviront de référence ;

par la technique classique de l’exclusion, qui consiste à rejeter systématiquement des actifs liés, par exemple, au charbon ou aux hydrocarbures non conventionnels ;

par la politique des votes. Ainsi, lorsque nous participons à l’assemblée générale d’une entreprise, nous pouvons être amenés à voter contre une ou plusieurs résolutions si nous considérons que sa stratégie climatique n’est pas assez aboutie. Cette pratique, que nous avons initiée il y a deux ans, tend désormais à s’imposer ;

par l’engagement de l’entreprise, à laquelle nous demandons de nous détailler ce qu’elle fait en faveur du climat au regard d’indicateurs qui nous paraissent essentiels.

En 2015, lors de la COP21, la direction générale du Trésor a lancé deux initiatives. La première a été l’article 173 de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, qui impose aux investisseurs institutionnels de dire s’ils prennent en compte des critères ESG et, dans le cas contraire, d’expliquer pourquoi. Cela correspond à la logique comply or explain, appliquer ou expliquer. Cet article est resté en vigueur jusqu’à la fin de l’année 2021 et c’est désormais l’article 29 de la loi du 8 novembre 2019 relative à l’énergie et au climat (dite loi énergie-climat) qui est appliqué.

La seconde initiative a été la création, en 2016, du label ISR (investissement socialement responsable), dont l’objectif est de garantir aux investisseurs particuliers une meilleure visibilité sur les fonds opérant en France, en certifiant ceux qui respectent les critères ESG.

La loi énergie-climat a ensuite fixé l’objectif de neutralité carbone en France à l’horizon 2050. Son article 29, entré en vigueur au début de l’année 2022, s’applique à tous les fonds supérieurs à 500 millions d’euros et, surtout, il impose à ceux qui ne respectent pas les critères ESG de mettre en place des mesures correctives. Il ne s’agit donc plus de se justifier, mais de s’engager dans une démarche d’amélioration. Sur le volet climatique, cet article impose aux investisseurs d’établir une trajectoire dans leur portefeuille, avec un objectif révisable tous les cinq ans dès 2022. Désormais, les quatre façons de prendre en compte l’impact climatique de nos investissements – notation, exclusion, votes et engagement – deviennent des stratégies dites mainstream, car tout investisseur s’engage à les mettre en place, le régulateur lui imposant de les systématiser, de les communiquer et d’en rendre compte.

Un nouveau règlement européen sur l’ISR, le Sustainable Finance Disclosure Regulation, nous imposera dès le mois d’août 2022 de demander aux clients s’ils souhaitent intégrer ces critères ESG dans leurs choix de placement, alors que jusque-là, les considérations de durabilité n’étaient pas prises en compte.

Exposé de Nicolas Mottis

Le poids des ONG

Enseignant-chercheur, je travaille sur la finance durable depuis une quinzaine d’années et suis administrateur du Forum pour l’investissement responsable (FIR), qui fédère les acteurs de ce domaine les plus engagés et accueille désormais de plus en plus d’acteurs de la finance mainstream. Je suis également membre de la commission Climat et finance durable (CCFD) de l’Autorité des marchés financiers (AMF), et du conseil scientifique de Fair (anciennement Finansol), l’association de la finance solidaire. C’est donc sous ces différents angles que j’approche la question de la finance durable, en observant les freins au verdissement de l’économie qui résultent des interactions entre marchés financiers et entreprises.

De multiples ONG interviennent sur ce sujet et, contrairement à ce que laissent encore entendre certains dirigeants, elles sont très compétentes. Lors de nombreux débats, j’ai pu constater que leurs interventions étaient souvent les plus pointues techniquement. On y croise d’ailleurs de plus en plus de personnes de formation supérieure et ayant eu des responsabilités en entreprise. Ce sont des organisations qui ont souvent des convictions stables et un horizon de réflexion à très long terme, ce qui n’est pas toujours le cas des entreprises. Enfin, ce ne sont pas que des organisations militantes “hors-sol”, elles débordent souvent du cadre des critères ESG afin d’intégrer de façon pertinente les aspects économiques des investissements et de la transformation.

Elles se font parfois entendre par le biais d’actions spectaculaires très médiatiques. Intervenir dans les assemblées générales des entreprises, de façon conventionnelle ou pas, est devenu un levier essentiel. Un second levier, moins connu, est celui du dialogue qu’elles s’efforcent d’engager sur le fond avec les dirigeants d’entreprises – sans toujours y parvenir. Elles essaient alors de déplacer ces espaces de dialogue depuis les fonctions en marge de l’entreprise, comme la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) ou la communication, vers les directions générales, financières ou stratégiques. Si certaines entreprises l’acceptent, pour d’autres, ce dialogue reste cantonné aux fonctions périphériques, ce qui me paraît une erreur stratégique.

Les ONG dialoguent également beaucoup avec les régulateurs et les États, ce qui finit par promouvoir nombre d’enjeux majeurs.

Quand ces différentes formes de dialogues n’aboutissent pas, ces ONG peuvent pousser certaines résolutions d’actionnaires lors des assemblées générales, ce qui peut avoir un impact très fort, quand bien même elles ne seraient votées que par un nombre minoritaire d’actionnaires. Ces résolutions sont en quelque sorte l’arme ultime pour faire bouger les choses. De ce point de vue, la situation de la gouvernance actionnariale en France est plutôt archaïque par rapport à ce que l’on peut trouver ailleurs.

Les freins au verdissement de l’économie

Si les financiers classiques se sont finalement intéressés à la finance durable, c’est d’abord et avant tout sous l’angle du risque – notamment l’éventualité d’être piégés dans des actifs échoués – plutôt que par souci profond du climat, dont les enjeux sont connus depuis longtemps. La France, par exemple, à travers ses actifs financiers accumulés, dispose de ressources largement suffisantes pour financer la transition. Nous n’avons pas tant un problème de moyen qu’un problème d’allocation. Alors que les travaux du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) montrent que nous courons à la catastrophe, lever les freins au financement de la transition est une priorité.

Le premier frein réside chez les dirigeants d’entreprise, et ce, pour trois raisons.

Tout d’abord, le modèle mental de nombreux dirigeants, et particulièrement des directeurs financiers, leur a très longtemps fait considérer la RSE et les enjeux climatiques comme des lubies d’écolos éloignés des réalités des affaires. Il est frappant d’observer à quel point cela a évolué depuis quelques années. Il est devenu rare d’être confronté à un rejet systématique de ces questions. Toutefois, si ce déplacement récent du modèle mental des dirigeants est significatif, il n’a pas encore produit tous ses effets.

La deuxième raison découle du système de rémunération des dirigeants. Les investissements nécessaires à la transition ont très souvent des rentabilités plus faibles ou des temps de retour plus longs. Ils peuvent impacter négativement les bonus et autres parts variables de rémunération des dirigeants, ce qui n’encourage pas ces derniers à engager des efforts qui n’auront d’effets qu’à long terme. C’est une illustration classique de la fameuse “tragédie des horizons”.

Le niveau de formation des dirigeants, en particulier sur les enjeux technologiques de la transition, participe également à cette résistance. Cependant, lorsqu’ils sont face aux innovations, au potentiel des recherches en cours, aux changements de modèles qui en découlent, leur changement d’attitude est spectaculaire, notamment chez les plus de 50 ans qui méconnaissaient trop souvent les énormes possibilités s’offrant à eux. Pour paraphraser Keynes, ils sont souvent victimes de visions techniques, environnementales et économiques déjà mortes.

Le deuxième frein relève du droit et de la régulation. La démocratie actionnariale française ne fonctionne pas de manière satisfaisante, en particulier quand des investisseurs réclament à des entreprises d’être plus ambitieuses sur le climat, mais que les résolutions qu’ils proposent ne sont même pas soumises au vote des actionnaires. En France, les conseils d’administration ont en effet le droit de bloquer de telles résolutions au prétexte qu’elles interfèreraient avec leurs prérogatives en matière de stratégie. Cela suscite l’incompréhension des actionnaires internationaux. Nous ne pourrons indéfiniment prétendre être une place leader de la finance verte sans résoudre ce problème de droit qui nous est spécifique.

Le troisième frein est que, même si le système français de finance verte est très compétitif, ces sujets ne peuvent être abordés dans le seul cadre national ou européen, face au Royaume-Uni et aux États-Unis qui représentent environ les deux tiers du marché actions mondial. C’est d’autant plus préoccupant que, depuis quelque temps, de grands acteurs de la finance tels BlackRock ou HSBC tiennent des positions inquiétantes en matière de climat.

Exposé de Didier Holleaux

Des choix radicaux fondés sur une conviction profonde

ENGIE, qui a beaucoup d’activités vertes, notamment dans le développement des énergies renouvelables, a recours à des obligations vertes qui permettent d’améliorer le coût du capital investi dans ces activités. Nous sommes connus pour être l’un des premiers émetteurs de ces obligations, ce qui contribue à la réputation d’engagement du Groupe.

À l’époque où Isabelle Kocher a décidé de changer radicalement les orientations stratégiques du Groupe, la décision de doter ENGIE d’un nouveau business model a été basée sur la conviction profonde que le changement climatique allait bouleverser l’économie mondiale de l’énergie et qu’il nous fallait faire des choix radicaux en anticipant les contraintes à venir.

Le risque de myopie de la finance verte

Si la finance verte met en lumière des aspects de l’économie dans lesquels des investisseurs responsables sont actifs, elle laisse en revanche dans l’ombre un vaste domaine dans lequel il est possible de trouver des financements, sans qu’aucune question autre que celles des taux d’intérêts et de vos garanties vous soit posée. Le système financier mondial favorise l’accumulation impressionnante de capitaux par un petit nombre d’acteurs, certains d’entre eux ne se souciant aucunement de leur réputation et étant prêts à financer n’importe quoi dès lors que ça leur est profitable. En l’état, la finance verte se condamne donc à n’avoir que des effets limités, locaux ou sectoriels : elle va examiner en détail les entreprises qui sont “sous le lampadaire”, leur imposer des normes et une bureaucratie, et oublier les autres.

Plusieurs difficultés découlent de la façon dont la finance verte travaille. La première est l’incompréhension, par certains de ses acteurs, des modalités et des délais de la transition. Ainsi, l’impossibilité de fermer immédiatement et simultanément toutes nos centrales à charbon nous met souvent en désaccord avec certaines ONG radicales.

La gestion de la complexité est une autre difficulté, qu’illustrent les débats actuels autour de la taxonomie européenne qui tente de décrire, pour l’ensemble des activités économiques, ce qui serait compatible ou non avec la transition. Cette tentative était cependant vouée à l’échec dès le départ, la taxonomie figeant l’état des technologies à un instant donné, alors que l’innovation déborde en permanence de ce cadre. Comme les délais européens nécessaires pour adapter la réglementation sont de plusieurs années, vous pouvez être réputé non conforme même si vos technologies innovantes sont plus performantes et plus vertes que toutes celles présentes sur le marché, dépassées, mais conformes.

Cela fait que la finance durable sera toujours en retard vis-à-vis des entreprises engagées et des pionnières de la transition, et qu’elle ne sera jamais pour elles un outil pertinent. Elle les ralentira même dans certains cas.

L’expérience nous a pourtant montré que le retour sur investissement des énergies renouvelables est en général plus rapide que celui des énergies traditionnelles. Par exemple, il se passe au minimum vingt ans entre l’investissement initial dans une centrale nucléaire et les premiers retours sur investissement, dix ans pour une centrale à charbon, alors que ce délai est au maximum de cinq ans pour une centrale solaire ou éolienne. Les critères financiers, s’ils sont bien dimensionnés, sont donc loin d’être en défaveur d’une transition vers le renouvelable.

Nous passons beaucoup de temps à expliquer aux ONG qu’il n’y a pas une seule solution à la transition énergétique, mais des dizaines, adaptées aux différents contextes et environnements, et que, pour réussir cette transition, il faut être capable de jouer avec cette complexité.

Débat

Peser sur l’allocation de capital

Un intervenant : Luisa Florez, comment justifiez-vous la pertinence d’un investissement dans la transition ? Par quels canaux passe le dialogue avec les entreprises ?

Luisa Florez : Aujourd’hui, de plus en plus d’entreprises du secteur pétrolier se diversifient dans les énergies renouvelables. Nous évaluons les techniques qu’elles utilisent et leurs effets néfastes sur l’environnement ou les populations, et nous les excluons systématiquement de notre portefeuille dès lors qu’elles génèrent plus de 10 % de leur chiffre d’affaires dans les secteurs non conventionnels, sables bitumineux ou pétrole et gaz de schiste.

S’il s’agit d’entreprises pétrolières en transition, nous pouvons agir par le biais d’une notation défavorable qui découragera les investisseurs. Ensuite, chez OFI Asset Management, nous classons les entreprises en cinq catégories à partir d’un score ISR : leaders, suiveurs, impliqués, incertains et sous surveillance. Tout émetteur classé sous surveillance sera systématiquement exclu de nos investissements. Certains acteurs pétroliers sont classés en incertains, ce qui se traduit par une très faible participation de notre part ; ils ne sont donc pas exclus a priori.

En France, les dirigeants ne sont pas habitués à parler de leur implication dans la transition et ils peuvent parfois nous considérer comme des intrus, voire des activistes hostiles. Ainsi, lors de la récente assemblée générale de TotalEnergies, nous avons été considérés incompétents pour proposer des éléments autres que ceux prévus à son ordre du jour. La loi encourage pourtant les investisseurs à engager les entreprises et à les interroger sur ces sujets.

Selon les textes de la Commission européenne, c’est donc désormais à la finance de veiller à ce que toute allocation de capital, en Europe, soit effectivement dédiée à la transition énergétique.

Une première difficulté surgit cependant quand le dialogue avec l’entreprise se limite à un échange formel de questions-réponses dans le cadre contraignant de l’article 29. En effet, il n’aura servi à rien que la loi énergie-climat ait fixé d’atteindre en 2050 l’objectif de neutralité carbone si nous ne parvenons pas à réduire de 50 % nos émissions de CO₂ d’ici 2030, alors que nous nous écartons déjà de la trajectoire préconisée par le GIEC. C’est donc plutôt sur la base de ces objectifs de court et de moyen terme que nous interrogeons les entreprises, afin de connaître non seulement leur stratégie, mais également les moyens spécifiques qu’elles engagent sur le CAPEX (les dépenses d’investissement), l’OPEX (les dépenses d’exploitation), les rémunérations, le management intermédiaire, etc. Si nous n’obtenons pas de réponses satisfaisantes de leur part, il nous reste alors uniquement la possibilité de soumettre une résolution en assemblée générale.

Or, aujourd’hui, outre l’hostilité des administrateurs à laquelle nous sommes confrontés, le régulateur ne nous facilite pas la tâche. La démarche pour soumettre une résolution est d’une complexité administrative extrême. Il nous faut produire des certificats pour chaque fonds – détaillant le nombre d’actions détenues –, les faire signer par les dirigeants et tous les produire à la même date. Il faut ensuite envoyer, par courrier électronique et papier, l’ensemble de ces documents, puis démontrer que nous détenons bien 0,5 % du capital de la société à un instant T, et trois jours avant l’assemblée générale, on vous demande encore de démontrer que vous avez gardé le même capital. Si, entretemps, il y a eu des souscriptions, des rachats ou des reventes – ce qui relève du fonctionnement habituel d’un fonds –, votre motion n’est plus recevable.

La seconde difficulté est que les entreprises se sentent souvent mises en cause par nous lors d’une assemblée générale, alors que ce n’est qu’un moyen pour les amener à débattre sur leur avenir. Or, la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (loi PACTE) impose aux entreprises non seulement de mieux intégrer dans leur stratégie les enjeux ESG, mais aussi de prendre en compte les points de vue de toutes les parties prenantes.

Face aux obstacles administratifs et à l’hostilité des gouvernances, il nous reste très peu d’espace pour agir. Cependant, en Europe, toutes les entreprises sont concernées par la Sustainable Finance Disclosure Regulation, qui leur impose de produire, d’ici 2023, des informations liées à la taxonomie et aux incidences négatives de leur activité.

De quoi les entreprises sont-elles responsables ?

Nicolas Mottis : Aujourd’hui encore, de grands groupes affichent un objectif de neutralité carbone pour 2050, mais se gardent bien de préciser qu’il ne se passera pas grand-chose jusque 2045. C’est pourquoi beaucoup d’ONG, qui interviennent désormais sur des points précis et très techniques, demandent à ces groupes de justifier de l’avancement de leurs projets en la matière tous les cinq ou dix ans, ce qui paraît tout à fait légitime.

Un autre débat porte sur le champ de la responsabilité des entreprises. C’est un problème essentiel, bien que très difficile à trancher. Un pétrolier comme TotalEnergies peut-il n’être tenu responsable que des émissions liées à ses activités (scope 1) ou de sa consommation d’énergie (scope 2), ou doit-il également être tenu responsable de celles dégagées par ses clients lorsqu’ils font usage de ses produits (scope 3) ? Certaines ONG demandent aux entreprises de rendre des comptes sur le scope 3, mais cela ne concerne-t-il alors que les activités réalisées en Europe ou partout dans le monde ? Le débat sur ces multiples imprécisions reste à mener entre entreprises et investisseurs.

L. F. : Lorsqu’en 2017, l’ONG allemande Urgewald a élaboré la Global Coal Exit List (GCEL), base de données exhaustive répertoriant les grands groupes charbonniers internationaux et les désignant comme les principaux contributeurs aux émissions de CO₂, le milieu bancaire ne l’a d’abord pas prise au sérieux. Pourtant, non seulement l’autorité des marchés financiers, mais aussi l’autorité bancaire prennent désormais cette liste comme référence pour demander aux acteurs financiers pourquoi ils détiennent encore du charbon dans leur portefeuille et comment ils comptent s’en défaire. Urgewald travaille à présent à l’établissement d’une liste équivalente pour le secteur pétrolier et son expertise technique est en passe de devenir une arme dans la lutte pour la transition énergétique.

Didier Holleaux : ENGIE a pris l’engagement d’être sorti du charbon en Europe dès 2025, et dans le reste du monde en 2027. Pourtant, lorsque nous avons conclu un accord en 2019 avec le gouvernement du Chili afin de définir les modalités de sortie du charbon dans ce pays, certaines centrales devant fermer, d’autres être converties au gaz ou à la biomasse, bon nombre d’ONG nous ont critiqué au motif qu’il aurait fallu toutes les fermer sans exception. Pour moi, cela soulève deux questions essentielles. Tout d’abord, j’aurais aimé que ces ONG nous expliquent quoi dire aux populations ainsi privées d’électricité. Ensuite, cela pose un problème de démocratie. Quelle est la légitimité d’une ONG, basée à l’autre bout du monde, pour critiquer la stratégie de transition d’un gouvernement démocratiquement élu et qui signe dans ce cadre un accord avec une entreprise ?

ENGIE rapporte sur les trois scopes et nous avons fixé notre trajectoire afin de nous y adapter. Il subsiste cependant de vrais problèmes dans la définition du scope 3. Si vous êtes une entreprise qui vend des produits pétroliers et que vous les vendez directement au client final, votre scope 3 inclut l’usage que celui-ci en fait. Néanmoins, si vous les vendez à un intermédiaire, cela sort de votre scope 3, de même que si cela représente moins de 40 % de vos émissions. La définition du scope 3 est grandement défaillante. Au regard des acrobaties réalisées par certaines entreprises pour faire de l’optimisation fiscale, le jour où elles décideront de faire de l’optimisation sur le scope 3, il est certain qu’elles ne s’en priveront pas.

Bien que le système soit imparfait, nous nous y conformons et nous avons même élaboré une méthodologie spécifique afin de réaliser un reporting sur les économies de CO₂ que nous faisons réaliser à nos clients. En effet, l’essentiel de l’activité quotidienne de nos salariés est de proposer à nos clients qu’ENGIE investisse pour leur compte afin de réduire leurs émissions de carbone. Ces efforts n’étant pris en compte nulle part en tant qu’action de lutte contre le CO₂, ces salariés apparaissaient comme improductifs sur ce point, anomalie que cette méthodologie, offerte en open source, se propose à présent de corriger.

N. M. : La complexité du scope 3 est unanimement reconnue. Fin 2021, l’AMF a sorti une note sur le reporting carbone par laquelle elle demande de bien distinguer les émissions brutes, les compensations, les évitements, etc., l’enjeu majeur restant, en dehors de tout calcul hasardeux, la réduction des émissions brutes.

Personnellement, je préfère que la donnée soit mauvaise et que l’on dise qu’elle doit être retravaillée, plutôt que de renvoyer à d’autres la charge de faire évoluer le système.

Entre injonctions du régulateur et contraintes du marché réel

Int. : La guerre en Ukraine met en lumière des questions de souveraineté alimentaire, moins abordées que celles concernant la souveraineté énergétique. Comment faire converger ces problématiques ?

L. F. : L’article 29 de la loi énergie-climat intègre la biodiversité. Désormais, tout investisseur est contraint de mesurer l’impact de ses activités sur ce point. À partir de 2023, il lui sera imposé de définir une trajectoire d’alignement, afin de neutraliser ces impacts et, en 2030, il devra apporter une contribution positive à la biodiversité. Il est bon que le régulateur se soit aujourd’hui emparé du sujet et que certains indicateurs commencent à être de plus en plus utilisés.

On manque toutefois de signaux prix clairs pour savoir où investir et il faudra sans doute quelques années encore avant que les prix n’intègrent toutes ces considérations. Pourtant, pour la première fois, les marchés financiers ont sanctionné un titre pour des considérations sociales, en l’occurrence celui d’Orpea, mis en cause pour des maltraitances dans ses établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). De telles sanctions liées à la biodiversité ne sauraient tarder dans beaucoup de domaines comme l’alimentaire ou le textile, secteurs pour l’instant délaissés par les investisseurs.

Dans notre métier, nous préférons financer de petits acteurs, mais nous rencontrons souvent de la réticence de la part de particuliers qui ne veulent pas que leur assurance-vie soit investie dans une PME a priori moins fiable qu’un grand groupe. Nous sommes ainsi confrontés d’une part aux injonctions du régulateur et, d’autre part, aux contraintes du marché réel, ce qui fait que nous manquons d’entreprises ayant fait les choix stratégiques nécessaires pour que nous y investissions.

D. H. : Si les banquiers se plaignent de ne pas avoir assez de dossiers dans lesquels investir, c’est tout simplement parce qu’ils ne veulent que des dossiers sans risques. N’investir que dans des parcs solaires ou des fermes éoliennes, construits chaque année en nombre limité, restreint forcément les opportunités. Objectivement, le monde financier ne remplit pas son rôle. Il est en effet difficile de trouver des interlocuteurs prêts à examiner sur le fond des dossiers complexes et disposés à entendre que des projets puissent être des avancées pour la transition, quand bien même ils seraient encore émetteurs de CO₂, quoique dans une mesure moindre que ceux auxquels ils pourraient se substituer.

La seule raison d’être d’un gestionnaire de fonds est d’avoir une stratégie d’investissement originale, pour des raisons environnementales ou autres, et de la vendre à ses clients comme étant meilleure que celle de ses concurrents. Malheureusement, la taxonomie a permis aux financiers de sous-traiter aux experts de la Commission européenne le soin d’effectuer ce travail à leur place. N’étant pas forcément les plus compétents en matière industrielle, ces experts sont allés au plus évident en décrétant que le solaire, l’éolien, l’hydraulique et le biométhane, entre autres, étaient verts. Pour le gaz et le nucléaire, les choses étant moins évidentes, cela a donné lieu à des tractations sans fin et à des compromis discutables selon lesquels ces deux énergies sont transitoirement considérées comme vertes, mais sous de telles conditions qu’aucun dossier ne pourra vraisemblablement jamais être considéré comme conforme.

L. F. : Dans la taxonomie, il y a deux notions importantes, à savoir l’éligibilité et l’alignement des entreprises. Dès 2022, il s’agit d’identifier les entreprises éligibles, en se basant sur la totalité de leurs activités. Si une holding distribue du gaz, fait du recyclage, etc., il faut donc décortiquer chacune de ses activités et voir si elles sont toutes éligibles. À partir de 2024, les entreprises éligibles devront être alignées. Il leur faudra alors franchir trois étapes, dont la première consistera à vérifier des points techniques sur chaque activité. Puis, il faudra s’assurer qu’aucune de leurs activités ne génère de préjudice sur les six objectifs de la taxonomie autres que l’atténuation du réchauffement climatique, en particulier l’économie circulaire ou la diversité aquatique. Si une entreprise est, par exemple, engagée dans le solaire, elle utilise des matériaux dont l’extraction porte atteinte à la biodiversité. Elle n’est donc pas alignée. Enfin, il faudra que chaque activité respecte un minimum de garanties sociales. Dans le cas d’un cimentier implanté en Syrie, ses opérations pouvant porter atteinte aux droits humains, il échouera sur ce troisième critère.

Avec la taxonomie, l’Union européenne voulait donner le signal très clair aux investisseurs “paresseux” qu’ils devaient s’impliquer dans la préservation du climat. Cependant, on leur a servi un document de 450 pages, en leur demandant de réaliser des produits financiers et des reporting conformes !

Michel Berry : Quand on voit toutes les cases que doivent cocher les investisseurs sous surveillance, on se dit que la bureaucratie qui se met en place ouvre une voie royale aux financeurs sans contraintes ou sans scrupules (oligarques, pays en voie de développement, etc.) ou au shadow banking. Cela me paraît effrayant et aller contre toute transition intelligente.

Int. : Comment le shadow banking peut-il réussir à réaliser autant de profits avec des actifs bientôt échoués ?

D. H. : À partir du moment où un actif a mauvaise réputation, vous pouvez le racheter pour l’équivalent de deux ou trois fois son Ebitda1. Vous finirez par être contraint de le fermer, mais toute année gagnée au-delà de ce délai fait que vous générerez du cash. Si, par exemple, vous aviez acheté des actifs charbon dans un pays d’Europe de l’Ouest et que survient une guerre en Ukraine, quand on vous propose de prolonger leur activité quelques années de plus, vous touchez le jackpot ! Tout résulte d’un alignement d’intérêts entre un détenteur soumis à la pression, réglementaire ou de l’opinion, pour qui cet actif n’est plus stratégique, et un investisseur qui recherche un placement profitable à court terme et assume le rôle du méchant sans se soucier de sa réputation.

Int. : Le temps du management n’est-il pas un frein à la transition ?

D. H. : Tout d’abord, dès lors que vous estimez qu’un actif ne sera plus stratégique dans dix ans, vous avez intérêt à le vendre dans les six mois, car sinon, le temps que vous lui consacrerez sera perdu pour vos autres activités. L’autre dimension du temps de management est celle de l’apprentissage de la complexité de toutes les nouvelles contraintes que la transition engendre. Comprendre ne serait-ce que les indicateurs de la biodiversité demande pas mal de temps !

Matérialité simple ou double ?

Int. : La finance classique est-elle alors toujours cynique et la finance verte, inutile ?

N. M. : Pendant longtemps, la très grande majorité des investisseurs a considéré que les critères ESG n’étaient pas des informations intéressantes. Désormais, ils font ce qu’ils appellent de l’intégration ESG, mais cela recouvre une grande diversité de pratiques. Dans certains cas, ils utilisent des critères ESG pour réellement bâtir leur portefeuille, dans d’autres, ils ne font que les regarder et prétendre être des investisseurs responsables. Toutefois, même dans ce cas, cela montre qu’ils accordent une certaine valeur à l’information environnementale et, d’une certaine façon, cela finit par faire bouger les choses.

L. F. : Aujourd’hui, ce que l’on appelait naguère, avec condescendance, les critères extrafinanciers, est devenu la norme incontournable pour construire un portefeuille, gérer un fonds, construire des données, etc.

Int. : Comment le dialogue entre actionnaires, ONG et entreprises se passe-t-il dans le monde anglo-saxon ?

N. M. : Aux États-Unis, posséder ne serait-ce que 2 000 dollars d’actions permet de déposer une résolution et sa recevabilité est validée par le régulateur. En France, dès lors qu’il s’agit d’un grand groupe, le dépôt d’une résolution est empêché par l’obligation de détenir au moins 0,5 % de son capital – ce qui représente une somme considérable pour une ONG – et la lourdeur des démarches administratives. Les choses vont donc beaucoup plus vite et sont bien moins onéreuses dans le système anglo-saxon. En revanche, et c’est un point fondamental, une fois votée, une résolution en France est contraignante, ce qui est bien plus engageant pour les dirigeants français que pour leurs homologues américains.

Par ailleurs, il existe une différence majeure entre l’Europe continentale et les pays anglo-saxons autour de la question de la simple ou double matérialité. En France ou en Allemagne, on va considérer qu’une entreprise doit prendre en compte non seulement les effets de l’environnement sur son activité, mais aussi ceux de son activité sur l’environnement – ce que l’on appelle la double matérialité – et cela a de nombreuses conséquences pratiques, notamment sur la structuration du reporting ESG. Dans les pays anglo-saxons, un actionnaire s’intéressera avant tout aux effets des critères ESG sur le business model de l’entreprise et ne considérera pas les impacts de l’entreprise sur son environnement, éventuellement dommageables, comme relevant de sa responsabilité. Cela génère des comportements et des régulations extrêmement différents.

L. F. : Cette notion de double matérialité est de plus en plus présente dans la réglementation européenne. Les méthodologies de notation étant, en revanche, principalement basées sur la matérialité, cette vision restrictive et passéiste a un fort impact sur les enjeux environnementaux.

D. H. : Tout cela pèse en effet fortement sur la façon dont on envisage la transition. Certains pensent qu’agir sur leur production va provoquer le déclin du charbon ou du pétrole. Cependant, historiquement, tous les pics de ce type ont résulté de la demande. Or, maîtriser cette demande pour accélérer la transition ne relève pas de la responsabilité de l’entreprise, sauf à ce que l’organisation de cartels les amène à s’autocensurer en réduisant leur offre pour faire monter les prix. Agir trop vite pour limiter, par exemple, la production de gaz, alors que l’on sait qu’elle reste indispensable pour se substituer au charbon dans de nombreux pays, peut s’avérer contre-productif pour la transition énergétique. Aujourd’hui, la situation en Europe nous met face à la complexité des problèmes que nous avons à traiter dans le cadre de la transition, tout en gardant à l’esprit que les solutions ne seront ni simplistes, ni uniques.

1. Bénéfice avant intérêts, impôts dépréciation et amortissements.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE