Exposé de Déborah Papiernik et Sophie Parrault

Une base scientifique reconnue

Déborah Papiernik : Les auteurs de documentaires, historiques ou scientifiques, ont souvent besoin d’illustrer leur propos avec des images, qu’ils vont alors chercher dans des films existants ou qu’ils produisent eux-mêmes sous forme de reconstitutions ou d’animations, avec tous les coûts et délais inhérents. Ubisoft, grâce au jeu vidéo, leur offre une autre option qu’illustre le projet Lady Sapiens, projet “transmédia” composé de plusieurs contenus abordant des aspects différents du même sujet, afin d’en présenter les multiples facettes ou de s’adresser à des publics divers.

Sophie Parrault : Ce projet, développé par Little Big Story, société française de production audiovisuelle, repose sur une enquête scientifique. En février 2018, avec Thomas Cirotteau, Jacques Malaterre et Éric Pincas, nous venions de terminer le documentaire Qui a tué Néandertal ?, produit en association avec France 5, et nous avions envie de poursuivre notre collaboration autour de la préhistoire. Nous étions également en pleine période d’émergence du mouvement Me Too et, à force de n’entendre parler que d’Homo sapiens, une question évidente a surgi : quel a été le rôle des femmes dans la préhistoire ? Aucun de nous n’était en mesure d’y répondre !

Il nous fallait dépasser la vision stéréotypée, centrée sur les seuls hommes, héritée des premiers préhistoriens du XIXe siècle. Ainsi, une sépulture paléolithique aux parois gravées, découverte en Italie à la fin du XIXe siècle, contenait une dépouille, de grande taille (1,85 mètre), richement ornée et entourée d’armes de chasse. Il était évident pour le découvreur qu’il ne pouvait s’agir que de la tombe d’un chef, visiblement puissant et respecté. Un siècle plus tard, les préhistoriens Marie-Antoinette et Henry de Lumley ont repris les analyses et établi que ce squelette appartenait de façon irréfutable à une femme. L’Homme de Menton est alors devenue la Dame de Cavillon, forte personnalité ayant à l’évidence joué un rôle social prestigieux.

Peu de scientifiques s’étant posé la question de la place de la femme à cette époque, la première mission des auteurs a été de faire le point sur les avancées scientifiques récentes concernant l’Homo sapiens. Nous avons alors rencontré Sophie Archambault de Beaune, qui a consacré quinze années de sa vie de chercheuse à l’étude de la répartition des tâches entre hommes et femmes au Paléolithique. Elle a accepté de nous donner accès à ses travaux et c’est sur cette base scientifique reconnue que nous avons pu contacter des chercheurs dans le monde entier, puis chercher un partenaire de diffusion, en l’occurrence, France Télévisions.

Il fallait ensuite mettre en images ce propos scientifique. Incarner une femme du Paléolithique nous posait cependant un vrai problème. Autant, pour le documentaire précédent, nous avions pu nous appuyer sur le film de fiction de Jacques Malaterre, Ao, le dernier Néandertal, autant, s’agissant de la femme Homo sapiens, nous étions démunis, le cinéma ne nous offrant que des clichés éculés. Jacques Malaterre nous a alors dit qu’il savait à qui s’adresser puisqu’il avait été conseiller historique pour Ubisoft lors de la conception du jeu vidéo Far Cry Primal.

Un terrain de jeu formidable

Déborah Papiernik : Chez Ubisoft, nous créons des jeux vidéo qui sont avant tout des produits destinés au divertissement ; nous ne sommes pas des scientifiques. Cependant, pour beaucoup de nos jeux, nous nous inspirons largement de la réalité historique, géographique et sociale du lieu ou de la période représentée. Si l’un de nos jeux se déroule à New York, afin d’en comprendre l’ambiance, nos équipes vont aller sur place pour visiter la ville – y compris ses sous-sols et ses squats – et pour discuter avec les commerçants, la police, les prostituées, etc. Il en va de même quand nous travaillons sur l’Histoire, comme cela a été le cas pour toute la série Assassin’s Creed. Cette matière scientifique est indispensable pour reproduire un univers interactif le plus proche possible de la réalité historique, ce qui constitue souvent la meilleure garantie que cet univers sera à la fois cohérent et immersif pour nos joueurs. Nous sommes complètement dans notre mission si les joueurs peuvent s’instruire, sans parfois même s’en rendre compte, en jouant aux jeux vidéo que nous développons !

Néanmoins, comme nous sommes dans le domaine du divertissement et non de la science, il nous arrive de prendre quelques libertés vis-à-vis de la réalité historique et scientifique. Je citerai pour exemple le jeu Assassin’s Creed Unity, qui se déroule lors de la Révolution française. Le Paris de l’époque y est représenté de façon assez fidèle, mais, pour la reproduction de la cathédrale Notre-Dame de Paris, nous avons fait le choix anachronique de représenter la flèche de Viollet-le-Duc. Nous avons assumé ce choix, d’une part, parce que c’est grâce à elle que l’on reconnaît Notre-Dame de Paris partout dans le monde et, d’autre part, parce que dans ce jeu, l’assassin grimpant toujours sur les points les plus élevés, cette flèche emblématique est indispensable à l’intérêt du joueur.

Le jeu Far Cry Primal, qui se déroule au temps de la préhistoire, est un jeu de combat pour adultes. Là aussi, nous avons travaillé avec des spécialistes de la préhistoire, dont Jacques Malaterre, et nous sommes même allés jusqu’à créer, avec l’aide de linguistes, des langues structurées qui auraient pu exister au Paléolithique – travail salué par la presse scientifique. La présence de ces langues dans le jeu contribue fortement à l’immersion du joueur dans l’action.

Sophie Parrault : Un tel travail constitue un terrain de jeu formidable pour un documentariste qui, immédiatement, peut accéder à 60 heures de jeu mobilisant 30 kilomètres carrés de paysages virtuels. On ne peut cependant les utiliser tels quels. En effet, dans ce jeu vidéo, quantité d’indications sont fournies au joueur, les séquences d’action s’articulent entre elles, etc.

Thomas Cirotteau, le réalisateur de Lady Sapiens, a dû jouer à Far Cry Primal des heures durant, afin de sélectionner les décors souhaités – comme pour un repérage dans le monde réel – et d’identifier les situations susceptibles de servir le propos scientifique. Nous avons ensuite travaillé avec un membre de l’équipe de Déborah Papiernik pour capturer, dans la matrice du jeu vidéo, les séquences choisies par le réalisateur en fonction de la lumière, du décor, de la situation, etc., afin d’illustrer telle ou telle séquence du projet.

Déborah Papiernik : Avant d’être un simple divertissement, un jeu vidéo est surtout un monde virtuel à part entière. Dans nos jeux, nous avons aussi la possibilité d’installer une caméra virtuelle qui peut se promener au sein de ce monde en 3D dynamique, tel un drone. Cette caméra a d’abord été développée à des fins marketing : pour vendre les jeux, nous devons montrer des images dénuées des interfaces et menus qu’on voit habituellement à l’intérieur des jeux, ou avec des points de vue spectaculaires. Dans Lady Sapiens, nous avons détourné l’usage de cette caméra afin de produire des séquences vidéo inédites.

Finalement, avec seulement deux semaines consacrées à la capture des scènes issues de Far Cry Primal, le réalisateur a eu suffisamment de matière pour intégrer au reste du documentaire dix-sept minutes d’images tirées du jeu. Il est important de noter que la création de séquences d’animation 3D de cette qualité représente des coûts qui sont complètement inaccessibles pour l’économie du documentaire. En filmant dans un jeu vidéo, on part d’une matière existante, ce qui rend l’équation possible.

Sophie Parrault : Illustrer le propos d’un documentaire scientifique avec des images tirées d’un jeu vidéo est une première ! Le reste du film repose en partie sur des entretiens réalisés avec des scientifiques, illustrés par des images tournées sur les sites de fouille ou dans les laboratoires. Enfin, nous avons tourné quelques scènes d’évocation en nous efforçant de respecter les codes de l’univers créé par Ubisoft, en jouant sur des colorimétries ou des costumes compatibles avec ceux du jeu afin d’éviter des ruptures de style néfastes à la cohérence de l’ensemble.

Une performance exceptionnelle

Un des enjeux importants a été de convaincre France Télévisions de l’intérêt du sujet. Sans un partenariat avec un diffuseur de poids, nous n’aurions jamais pu obtenir les financements ultérieurs. Le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et d’autres partenaires traditionnels nous ont ensuite apporté leur soutien. Ils ont été rejoints par le volet Média du programme Europe Créative de l’Union Européenne, qui finance de tels projets sous réserve qu’ils aient un rayonnement potentiel à l’international. Nous avons également négocié des préachats au Japon, aux États-Unis ou en Belgique.

Nous avons aussi monté une coproduction avec un producteur canadien, Idéacom International, qui a convaincu Radio Canada et TV Ontario de nous accompagner. Idéacom était en charge de la fabrication des images d’évocation et de la postproduction du film. En effet, les images du jeu vidéo avaient des limites. D’une part, elles préexistaient au film et ne pouvaient donc pas illustrer tous les aspects du propos scientifique. D’autre part, dans un jeu vidéo, le joueur est toujours dans l’interaction, ce qui requiert visuellement des plans moyens ou larges pour suivre l’action, et exclut donc les gros plans. Or, dans un documentaire à vocation scientifique, il faut s’approcher des personnages pour en ressentir l’intimité, voir des gestes fins et des objets très petits, etc. Nous avions donc besoin d’autres images que celles que nous pouvions trouver dans le jeu.

L’économie du documentaire scientifique n’est pas simple. Trouver de l’argent à l’étranger, au-delà des financeurs nationaux, est de plus en plus ardu. Les diffuseurs étrangers, quant à eux, ont tendance à attendre que le film soit réalisé avant de s’engager : il faut donc bien les connaître et avoir l’habitude de travailler sur le marché international pour les convaincre d’entrer le plus en amont possible dans le processus.

Finalement, le budget de Lady Sapiens s’est élevé à environ 800 000 euros. France Télévisions y a contribué pour un quart, de même que notre partenaire canadien. Le reste s’est réparti entre des fonds et des diffuseurs internationaux majoritairement publics.

Le film a été diffusé le jeudi 30 septembre 2021 à 20h50, sur France 5, dans la case Science grand format. Il a réuni une audience d’1,4 million de téléspectateurs, pour une case qui en rassemble d’ordinaire environ 800 000, et il a obtenu une part de marché historique de 6,7 %. Il s’agit donc là d’une performance exceptionnelle, réalisée à l’issue d’une très belle campagne de communication menée en amont par la production sur les différents aspects de ce projet devenu un projet global.

Nous avons pu mobiliser les services de presse de l’ensemble des partenaires impliqués – les différentes équipes de France Télévisions, les Arènes, éditeur du livre Lady Sapiens, et Ubisoft – avec deux angles d’attaque : d’une part le sujet inédit de ce film scientifique interrogeant la place de la femme dans la préhistoire et, d’autre part, la réalisation du premier documentaire scientifique illustré par un jeu vidéo, double innovation largement saluée par la presse.

Une deuxième diffusion, un dimanche après-midi, a rassemblé 270 000 spectateurs supplémentaires, audience à laquelle s’ajoutent les plus de 100 000 visionnages en replay la première semaine. Nous aurons bientôt les chiffres de diffusion à l’international.

Déborah Papiernik : L’économie du jeu vidéo est par nature internationale. Aujourd’hui, un très gros jeu peut impliquer jusqu’à un millier de personnes, disséminées dans des studios de développement dans le monde entier. La quantité de métiers dans ce secteur est infinie : il y a des scénaristes, mais aussi des artistes 2D et 3D, des animateurs, des games designers, des level designers, etc., tous très pointus dans leurs domaines respectifs. Ils sont intégrés dans des équipes pluridisciplinaires et impliqués dans des projets qui exigent quatre à cinq années de développement et qui mobilisent des budgets de développement de l’ordre de 100 millions d’euros, auxquels s’ajoutent les dépenses de marketing. Néanmoins, les jeux blockbusters (appelés AAA) se vendant à plusieurs millions d’exemplaires dans le monde, le modèle économique est robuste – même si, évidemment le succès n’est pas toujours au rendez-vous ou pas aussi rapidement qu’on le voudrait !

Désormais, le jeu vidéo est la première industrie culturelle mondiale, largement devant le cinéma et la musique cumulés, avec un chiffre d’affaires annuel d’environ 180 milliards de dollars. Plus encore que la culture “traditionnelle”, cette activité touche des publics extrêmement variés et parle aux imaginaires dans le monde entier, indépendamment du niveau d’éducation ou de la situation sociale. En France, nous avons la chance d’avoir des marques performantes, nées dans le secteur du jeu vidéo, mais qui peuvent aussi se décliner sur d’autres supports. Ubisoft est l’un des leaders mondiaux du secteur, avec des blockbusters comme Assassin’s Creed, Just Dance, Les Lapins Crétins, Far Cry, Rainbow Six, etc. Cette industrie est donc un atout de poids pour la French Touch et le rayonnement de la France à l’étranger.

En immersion dans un monde apaisé

Sophie Parrault : Très vite, en travaillant au développement du documentaire et en réalisant à quel point les images de Far Cry Primal étaient d’une qualité exceptionnelle, nous avons eu envie d’aller encore plus loin dans l’immersion et de voir s’il était possible de mettre l’utilisateur dans la peau d’une femme du Paléolithique. La réalité virtuelle (VR) s’est imposée assez naturellement comme le medium le plus adapté à cette immersion.

Nous avons choisi de créer une expérience narrative, pilotée par l’autrice-réalisatrice Camille Duvelleroy, et d’y associer les équipes de VR d’Ubisoft, afin d’imaginer collectivement une expérience immersive et interactive à 360 degrés racontant le quotidien de Lady Sapiens. Pour réaliser cette expérience, très distincte du documentaire, nous avons travaillé en symbiose avec les équipes d’Ubisoft et le StoryLab de France Télévisions, entité qui développe des expériences immersives ou de réalité augmentée, qui n’avait pas l’habitude de collaborer avec l’unité Documentaire de France Télévisions.

Déborah Papiernik : Dès la conception de ce projet, nous y avons aussi utilement associé Lucid Realities, un distributeur d’expériences en VR. En effet, quand vous réalisez un produit en VR, vous pouvez le destiner à l’usage domestique du grand public, l’utilisateur devant alors s’équiper d’un casque autonome ou relié à un ordinateur. Cependant, pour l’instant, le marché mondial des casques VR ne représente que quelques millions d’unités et il n’est pas évident d’y proposer ce type d’expérience scientifique. C’est pourquoi, avec Lucid Realities, nous avons choisi de privilégier une distribution par des canaux plus institutionnels comme le Muséum national d’Histoire naturelle, qui a installé dans sa galerie de paléontologie, depuis plusieurs années, un cabinet de VR ouvert au public dans lequel il propose régulièrement de nouvelles expériences.

Mon équipe a isolé, dans notre moteur de Far Cry, des éléments graphiques, arbres, personnages, animaux, armes, etc., qu’elle a ensuite importés dans notre projet commun. Cela impliquait l’utilisation d’un moteur différent de celui du jeu original, développé dans un moteur propriétaire d’Ubisoft. Depuis de nombreuses années, Ubisoft a fait le choix de développer ses propres moteurs de jeux plutôt que d’utiliser les moteurs commerciaux (comme Unreal ou Unity). Cette stratégie d’investissement à long terme nous garantit à la fois une capacité à innover dans la façon dont nous développons les jeux ou dans leur rendu graphique, et une indépendance technologique précieuse.

Après l’écriture du scénario, Camille Duvelleroy a travaillé avec mon équipe afin de développer le produit final. Cette nouvelle façon de faire, associant une autrice et une équipe de développement, a été complétée par le regard de Sophie Archambault de Beaune qui a validé, et éventuellement corrigé, chaque élément comme la taille des animaux, la nature de la végétation, etc.

Par exemple, les silex, qu’elle trouvait trop grands par rapport à la taille des silex préhistoriques, nous ont posé quelques problèmes. En effet, les casques de VR sont accompagnés de manettes qui doivent permettre de reproduire le geste de taille d’un silex dans l’expérience. Or, les dimensions de ces manettes sont telles que, lorsque le silex virtuel est trop petit, l’utilisateur les entrechoque, au risque de les casser. Avec ces équipements, nous nous heurtions donc à une impossibilité technique. Soit nous supprimions la scène, ce qui eut été regrettable, soit la paléontologue nous autorisait une entorse à la vérité scientifique en nous permettant d’augmenter la taille des silex, ce qu’elle nous a accordé.

Sophie Parrault : Un des défis était de vous faire incarner une femme du Paléolithique, qui que vous soyez. Dans cette expérience immersive, vous posez les mains sur une paroi en tant que Lady Sapiens, vous observez votre reflet – féminin – dans l’eau, vous interagissez avec l’environnement et votre corps est habillé à la mode du Paléolithique. La contribution de Sophie Archambault de Beaune a donc été, une nouvelle fois, décisive pour notre travail, grâce à sa présence à chaque étape, à sa participation à l’écriture du scénario et à sa validation de chacune des séquences.

Camille Duvelleroy, initialement peu portée sur la préhistoire, a été séduite par le changement de regard sur la femme initié par ce projet et a vite été fascinée par l’aventure. Elle a donc imaginé une narration que les équipes d’Ubisoft ont ensuite traduite dans l’expérience en s’appuyant sur la science. Par exemple, comme le climat de l’époque était froid et qu’il ne faisait guère plus de 4 degrés Celsius, les personnages produisent de la buée en parlant, ce qu’on retrouve dans l’expérience. Autre exemple : quand cette femme fait une rencontre, nous avons décidé de ne pas traduire les propos de son interlocuteur, en postulant que, celui-ci venant d’un clan différent du sien, ils ne partagent pas le même langage et doivent donc communiquer par gestes. Nous avons aussi pu réutiliser quelques mots issus du langage créé pour Far Cry Primal.

À l’issue du développement de la première séquence, nous étions quelque peu insatisfaits du manque d’émotion dégagé par la rencontre entre Lady Sapiens et une chasseresse. Nous avons alors eu l’opportunité de recourir à de la motion capture, Ubisoft ayant aussi ce savoir-faire. Cette technique consiste à faire jouer la scène, dans un environnement neutre, par un comédien – une comédienne en l’occurrence – bardé de capteurs, et d’enregistrer toutes les caractéristiques des mouvements qu’il exécute. Celles-ci sont ensuite transférées numériquement au personnage virtuel qui évolue alors de façon fluide et naturelle dans le décor de l’expérience. Tout cela permet de mieux faire passer les émotions suscitées par de telles rencontres. Cela contribue aussi à ce que le spectateur s’identifie à la femme sapiens d’il y a trente mille ans, en lui rendant plus familiers ses comportements.

Déborah Papiernik : Tous ces projets se sont enchaînés de façon très naturelle. Une version éducative pour enfants, destinée à Lumni.fr et produite par Little Big Story, est ainsi venue s’adjoindre au documentaire, qui a été découpé par thèmes et remonté en 7 capsules de six minutes : la femme chasseresse, la femme guerrière, la femme artiste, etc. Les images du documentaire, et donc aussi de Far Cry Primal, ont été reprises et la narration a été retravaillée afin de se mettre à la portée d’enfants de 8 à 12 ans, la préhistoire s’inscrivant aux programmes des classes de CM1 et de sixième.

Sophie Parrault : En complément, il existe également un livre, rédigé par les auteurs du film et la préhistorienne Jennifer Kerner, et supervisé par Sophie Archambault de Beaune, qui s’appuie sur l’ensemble des 33 interviews de scientifiques menées pendant le tournage du documentaire. L’intégralité de leurs contributions n’ayant pu être intégrées au film, le livre propose une vision un peu plus fouillée de la femme au Paléolithique.

L’histoire de Pierrette

Déborah Papiernik : La distribution est essentielle pour la viabilité d’un projet en réalité virtuelle, en particulier lorsque l’on sait que trop peu de foyers sont encore équipés en casques VR. Il est par ailleurs intéressant de montrer ce genre d’expérience en contexte, que ce soit au sein du Muséum national d’histoire naturelle à Paris ou du Paléosite de Saint-Césaire en Charente-Maritime. C’est sur ce dernier site que fut trouvé, en 1978, un squelette sous la Roche à Pierrot, aussitôt baptisé Pierrette par les chercheurs. C’est également l’un des rares sites européens où l’on a trouvé des preuves de vie à la fois de populations Homo sapiens et de néandertaliens.

Sophie Parrault : À l’occasion du Sunny Side of the Docs à La Rochelle (marché international du documentaire), en juin 2019, j’ai eu l’opportunité de présenter Lady Sapiens devant les autorités départementales en charge du Paléosite, dont ils souhaitaient renouveler l’offre. À l’époque d’Ao, le dernier Néandertal, de Jacques Malaterre, il y a une dizaine d’années, UGC leur avait déjà proposé un parcours à travers le site avec un film de douze minutes et une version dédiée et raccourcie d’Ao. L’ensemble des décors et des costumes avaient alors été cédés au Paléosite où ils peuvent toujours être vus.

Leur première demande était de réaliser un film, inspiré de Lady Sapiens, racontant la possible rencontre de cette dernière avec Pierrette. Brutalement, le 17 mars 2020, premier jour prévu de tournage, le confinement dû à la Covid-19 a tout stoppé. Le département a alors vu avec inquiétude approcher la date d’ouverture du site sans avoir de nouvelle offre à proposer. Un des responsables du site, qui connaissait Far Cry Primal, nous a alors demandé s’il était possible d’imaginer un film présentant le bestiaire paléolithique à partir des images de ce jeu. En fin connaisseur, Thomas Cirotteau s’est enthousiasmé pour cette suggestion et a immédiatement écrit un scénario de fiction pure qu’il a intitulé Pierrette en terre animale. Il raconte l’itinéraire de cette Néandertalienne partie en quête de plantes médicinales pour soigner son enfant et qui, en chemin, doit échapper à tout ce que l’époque compte de bêtes dangereuses, de l’ours des cavernes au mammouth laineux.

Déborah Papiernik : Dans Far Cry Primal, tout est vu subjectivement par le joueur, qui en est, de fait, le personnage principal. Il voit le monde qui l’entoure, éventuellement ses mains, mais cela s’arrête là et il ne se voit pas se déplacer à l’écran. Dans l’histoire de Pierrette, nous avons extrait du jeu vidéo un personnage féminin secondaire, qui n’est donc pas le joueur, et nous lui avons affecté deux caractéristiques majeures. La première d’entre elles est d’être ce que nous appelons un compagnon, c’est-à-dire une personne qui traverse l’histoire en cherchant à rejoindre d’autres personnes, ce qui lui donne une raison d’avancer. La seconde est que cette personne est non belliqueuse : si un animal la menace, elle s’en écarte sans tenter de l’attaquer. Ensuite, en fonction de ces caractéristiques et grâce à une intelligence artificielle (IA), le jeu gère les comportements de ce personnage non joueur qui, dès lors, vit sa vie. Nous pouvons alors faire intervenir l’animal que l’on souhaite mettre en lumière. L’IA commande aussitôt à Pierrette de s’en écarter, un zoom se fait sur l’animal et des informations scientifiques sur ses caractéristiques apparaissent.

Le résultat est un film éducatif de douze minutes, destiné à tous les publics, bien que dérivé d’un jeu de combat réservé à des gamers adultes. Pour cela, nous avons eu besoin non pas de le modifier dans sa conception technique, ce qui aurait mobilisé des dizaines de spécialistes pendant des mois, mais simplement de filmer, grâce à un seul technicien vidéo, les scènes de ce jeu que l’on souhaitait reprendre. Cela s’est fait pour un coût infiniment moindre que celui d’un film d’animation, que le Paléosite n’aurait d’ailleurs jamais pu assumer.

Sophie Parrault : Pour le Paléosite, outre ce film pédagogique, nous avons finalement pu livrer en 2021 l’adaptation de douze minutes du documentaire Lady Sapiens, intitulée Les femmes de Saint-Césaire. Nous avons également adapté l’expérience VR en en modifiant la narration. Avec les équipes d’Ubisoft, nous avons mené un repérage sur le site afin de reconstituer, grâce à une vision dédiée en VR, l’abri paléolithique de la Roche à Pierrot. Le visiteur est alors plongé dans le monde de Pierrette, femme Néandertalienne d’il y a trente mille ans. Vous vous incarnez en Pierrette et rencontrez des Homo sapiens avec qui vous échangez connaissances et savoir-faire.

Déborah Papiernik : Lady Sapiens est ainsi devenu une réalisation transmédia, multifacettes, qui répond à une offre globale. Le documentaire existe sous différents formats (90 et 52 minutes, capsules éducatives) et l’expérience VR interactive a été complétée par une vidéo à 360 degrés. Nous pouvons même imaginer de tirer des images du jeu Far Cry Primal de nouvelles vidéos pour faire des projections monumentales… Le thème est universel, la matière est à la fois très flexible et d’une qualité exceptionnelle... Tout cela ouvre de nombreuses possibilités d’événements ou d’expositions partout dans le monde avec différents types de diffuseurs et d’institutions.

Débat

Christophe Deshayes (animateur du séminaire) : L’une des principales caractéristiques du digital est qu’il estompe les frontières entre les formats, les genres, les métiers, et permet donc des rebonds multiples à partir d’une même idée. Il me semble que le projet multidimensionnel Lady Sapiens illustre parfaitement ce levier potentiel du digital sur les activités économiques, créatives, informationnelles ou éducatives… et plus généralement les stratégies de rebond d’une idée à une autre.

Ni madone, ni matrone

Un intervenant : Sur quelles bases scientifiques fondez-vous l’apparence de Lady Sapiens, plutôt séduisante selon nos critères contemporains ?

Sophie Parrault : Nous nous sommes appuyés sur des images de jeu vidéo, conçues avec des scientifiques reconnus. Elles sont donc globalement pertinentes, même si personne aujourd’hui n’est en mesure de décrire précisément la réalité du Paléolithique. Effectivement, Lady Sapiens est plutôt jolie, ce qui n’est pas pour nous déplaire, mais cela fait partie des petits aménagements que nous nous autorisons afin de faire passer ce propos scientifique en prime time à la télévision. Néanmoins, concernant Homo sapiens (homme ou femme), quelques faits sont désormais validés scientifiquement par les paléogénéticiens : la couleur des yeux (claire), le teint de la peau (foncé), ainsi que le type de vêtements. Notre Lady Sapiens a donc bien le teint mat et les yeux bleus, conformément à ce qu’en dit la science.

Déborah Papiernik : Il existe cependant des questions bien plus sujettes à interprétation, notamment pour tout ce qui a trait au comportement. Les scientifiques ne sont pas tous d’accord. Aussi, le documentaire s’appuie sur les recherches d’une scientifique reconnue qui travaille sur le sujet depuis quinze ans. Par ailleurs, si nous voulons que les joueurs s’identifient aux personnages d’un jeu vidéo, il faut qu’ils soient un minimum plaisants. Pour autant, nous évitons de tomber dans les clichés comme c’est le cas dans certains tableaux ou films, où les femmes de la Préhistoire sont soit hypersexualisées, soit des matrones encombrées de marmots gardant le feu à l’entrée de la grotte.

Int. : Comment répartissez-vous la propriété intellectuelle entre les différents contributeurs ?

S. P. : Tout dépend des projets. Dans le cas de Lady Sapiens, le documentaire reste la propriété de Little Big Story. Les images du jeu vidéo, sur lesquelles nous n’intervenons pas, sont un apport extérieur d’Ubisoft, qui en autorise l’utilisation dans un contexte défini. En revanche, tout ce qui est VR entre dans le cadre d’une coproduction : Little Big Story, Ubisoft et les autres coproducteurs en sont donc copropriétaires.

Au-delà du jeu vidéo

Int. : À l’origine, Ubisoft est plutôt B to C. Êtes-vous désormais en train de vous orienter vers du B to B ?

D. P. : Dans mon département, quelque peu à part au sein d’Ubisoft, ce que nous faisons va au-delà des jeux vidéo. Par exemple, nous travaillons avec le château de Versailles sur un jeu en réalité augmentée mettant en scène les Lapins Crétins, afin que les enfants s’amusent avec un smartphone dans ses jardins, tout en apprenant des choses sur les fontaines, les différents lieux, ou encore la végétation. Nous avons également travaillé avec la Cinémathèque française et avons réalisé une expérience en réalité virtuelle permettant de visiter la cathédrale Notre-Dame de Paris.

Dans le secteur de la santé, nous développons avec un professeur en neurosciences de l’université McGill un jeu-médicament révolutionnaire sur écran destiné à corriger l’amblyopie chez l’enfant.

Dans mon département d’innovation appliquée, qui fonctionne en mode projet sur des durées de trois mois à un an, nous oscillons constamment entre des business profitables et des actions relevant du mécénat. Le modeste chiffre d’affaires généré par nos activités ne pèse cependant pas lourd face aux 2 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel et aux 20 000 salariés de l’entreprise. Ces activités nous permettent de proposer des expériences complémentaires à nos joueurs dans les univers qu’ils apprécient, de toucher des nouveaux publics, et parfois même de contribuer à l’innovation dans des secteurs bien différents du jeu vidéo. Néanmoins, elles resteront probablement marginales pour le Groupe, dont le principal métier est de développer et éditer des jeux vidéo.

Int. : Les savoir-faire du jeu vidéo peuvent donc s’étendre à des domaines complètement inattendus. Lesquels entrevoyez-vous ?

D. P. : Tout dépendra des avancées technologiques. Le jeu vidéo est un mélange d’art et de technologie. Nous avons la capacité de proposer du divertissement, avec des créations plutôt esthétiques, grâce à nos équipes extrêmement diversifiées. La réalité virtuelle domestique sera peut-être notre nouvel Eldorado, mais nous n’en sommes pas encore là, ce marché n’étant pas encore bien installé.

À côté de la VR, il y a aussi la réalité augmentée. Ainsi, à l’Hôtel national des Invalides, nous avons développé un escape game issu de l’univers d’Assassin’s Creed, dans lequel le participant interagit avec le bâtiment, les peintures ou les sculptures en recevant diverses informations, historiques ou culturelles, sur son smartphone. Le temps de visite passe alors d’une vingtaine de minutes pour un visiteur habituel, à une heure trente. Les responsables du développement des publics de ce lieu ont également noté avec intérêt que plus de 90 % des utilisateurs de cette expérience étaient des primo-visiteurs. Sur le même principe, nous proposons un parcours en extérieur, depuis les Invalides jusqu’au jardin des Tuileries, suivant le fil rouge d’une histoire liée à Assassin’s Creed.

On parle beaucoup de “gamification”. Je préfère, pour ma part, parler d’engagement : on peut utiliser des ressorts venus du jeu vidéo (narration, univers graphique, système de récompenses, progression, etc.) pour augmenter l’engagement des utilisateurs dans toutes sortes d’activités, ludiques, culturelles ou même de la vie quotidienne, comme on a pu le faire avec la brosse à dents connectée Kolibree et les Lapins Crétins.

Pour ce qui est des “métavers”, Facebook a annoncé recruter 10 000 personnes en Europe pour leur développement, 20 % de ses créations de postes se faisant autour de ce concept. Les métavers doivent permettre à tout un chacun de vivre une vie parallèle dans des univers virtuels. Pour autant, personne ne sait encore vraiment de quoi ce concept est réellement porteur.

Le cloud aussi nous a ouvert des perspectives nouvelles. Nos jeux sont composés de systèmes de plus en plus sophistiqués qui requièrent des puissances de calcul que les consoles ou les PC en local ne peuvent pas offrir. En déportant la puissance de calcul vers le cloud, on supprime la dépendance au hardware. Des premières portes ont déjà été ouvertes avec Stadia (Google) ou Luna (Amazon), plateformes sur lesquelles plusieurs de nos jeux sont déjà disponibles.

Int. : Coopérez-vous avec des parcs à thème ?

D. P. : Depuis plusieurs années, nous avons développé pour le Futuroscope une grosse attraction avec les Lapins Crétins, qui fonctionne tellement bien que ces lapins sont désormais partout dans le parc. À Los Angeles, nous avons une équipe chargée d’explorer partout dans le monde les opportunités de créer des parcs Ubisoft, ou des zones ou extensions de parcs qui seraient dédiées à nos marques.

De son côté, mon équipe située à Paris a développé des attractions, comme le Rabbids VR Ride, une simulation de montagnes russes en réalité virtuelle sur le thème des Lapins Crétins, couplée à des sièges sur vérins électriques qui simulent le mouvement et assurent la cohérence de l’expérience. Cette attraction est un véritable succès commercial (plus de 800 bornes à 50 000 euros vendues à ce jour) et s’est imposée comme la référence dans le monde des attractions en réalité virtuelle.

Un monde de pionniers

Int. : Aujourd’hui, qu’est-ce qui fait le succès d’un jeu ?

D. P. : C’est impossible à dire. Des jeux à très gros budget peuvent être des échecs retentissants alors que de petits indépendants, dans leur garage, vont en développer un qui bousculera le marché mondial, comme a pu le faire le jeu sur mobile Flappy Bird il y a quelques années.

Dans notre secteur, de nouvelles consoles apparaissent régulièrement, les interfaces évoluent en permanence, de nouveaux entrants surgissent sans cesse, et nous devons nous y adapter en temps réel. Quand Nintendo a sorti la Wii, nous avons inventé des jeux pouvant se jouer debout. Quand sont apparus les écrans tactiles, nous avons développé des jeux qui utilisent cette interface. Peu d’industries embrassent avec autant de passion les opportunités créatives de la technologie ! Par la nature de son activité, notre industrie est en constant renouvellement face à la concurrence, qu’elle ne craint pas, ce qui la différencie parfois des secteurs industriels plus traditionnels.

Int. : Pour le monde du documentaire, travailler avec celui du jeu vidéo n’était-il pas une sorte de dévergondage ?

S. P. : Au contraire ! Les documentaristes sont rarement cantonnés à un seul genre. Avant tout, ce sont des raconteurs d’histoires, soucieux de les faire vivre dans un univers le plus pertinent possible. Le jeu vidéo est donc un territoire inexploré et plein de promesses pour les réalisateurs, et les images proposées par Ubisoft se sont avérées pertinentes pour illustrer la problématique qu’ils voulaient traiter. Notre enjeu était alors de le faire sans qu’Ubisoft n’ait à engager des équipes sur un travail plus complexe qui, de toute façon, aurait été hors de portée de nos capacités de financement.

D. P. : Le monde du documentaire ressemble beaucoup au monde du jeu vidéo. Comme lui, il est pionnier, avec des gens enthousiastes, audacieux, extrêmement précis, débrouillards et qui n’abandonnent jamais ! Les producteurs aiment innover, bien plus que dans le cinéma, sans doute parce qu’ils n’ont pas les mêmes moyens financiers. Dans la même conversation, ce sont des gens capables de parler de Jeanne d’Arc, de l’environnement et de la préhistoire, tout comme le font en véritables experts les créateurs d’Assassin’s Creed, qui passent avec aisance de l’histoire de la Grèce antique, à celle des Vikings ou de la Révolution Française. Les uns et les autres, par nature, sont des gens passionnés et c’est cela qui les rapproche.

Int. : Avez-vous déjà eu des retours de la part de spectateurs ?

S. P. : Nous avons eu une très belle audience et une très belle presse. Cette coproduction internationale a suscité de nombreuses sollicitations de la part de diffuseurs vivement intéressés. Même si nous ne pouvons garantir que ce film reflète l’exacte réalité de l’époque, nous nous réjouissons de ce succès, car nous expliquons des choses, faisons vivre des émotions, transmettons des connaissances aux téléspectateurs et posons une question qu’il appartient désormais aux scientifiques de reprendre pour proposer d’autres interprétations.

D. P. : Pour ma part, je suis très heureuse de contribuer à amener de la connaissance à la télévision, dans les musées et dans les écoles, à partir de la réutilisation intelligente des univers créés initialement pour un jeu vidéo !

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE