Exposé de Serge Kimbel

Des métaux purs à partir de déchets électroniques

WEEECycling produit des métaux à partir de divers déchets, dont les déchets électroniques. Le Groupe ne recycle pas moins de 10 000 tonnes de déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE) par an, dont environ 500 tonnes de téléphones portables. Nous sommes installés à Tourville-les-Ifs, non loin de Fécamp. Nous y avons investi une friche industrielle où le groupe Bacardi exploitait autrefois une usine d’embouteillage, et employons aujourd’hui 100 salariés. Les déchets collectés qui parviennent à notre centre de traitement sont notre mine : nous les démantelons, les broyons, les purifions par intervention chimique, puis les fondons. Les métaux ainsi isolés sont purs à 99,9 %.

Le wafer, sous le panneau solaire

J’ai reçu une formation d’ingénieur spécialisé dans la gestion de l’environnement à l’École spéciale des travaux publics de Paris, puis à l’École polytechnique de Lausanne. J’ai d’abord travaillé à extraire les métaux des effluents rejetés par des fabricants de semi-conducteurs. J’y voyais mises au rebut de grandes plaques de silicium, sur lesquelles sont imprimés les circuits. Ces déchets étaient gérés par un collecteur qui les facturait 200 euros par tonne et les revendait 100 euros.

Leur valorisation relevait donc du simple négoce. Les chaînes pouvaient être très longues, de 10 à 20 intervenants, avant que la matière ne parvienne au transformateur final, une usine de panneaux solaires située en Chine. Elle était intéressée par une catégorie particulière de wafer, ces tranches de silicium “dopé”, c’est-à-dire chargé d’une certaine quantité d’impuretés pour maîtriser sa conductivité, utilisées pour les cellules photovoltaïques. Ce fabricant était prêt à payer 100 euros, non pas la tonne, mais le kilo de wafer correspondant à son usage. C’est ce qui m’a décidé à tenter de raccourcir les chaînes et à mettre au point des méthodes d’analyse du déchet et de séparation de ses composants. Ainsi fut créée, en 2006, avec d’autres jeunes ingénieurs de Suez, NovaSense, une première structure de conseil aux industriels.

Affiner un outil

J’ai quitté NovaSense, dont le modèle économique était trop mal défini, et fondé, en 2008, Morphosis, qui ne traite que des déchets électriques et électroniques. Les éco-organismes créés afin d’aider les producteurs dans le cadre de la REP (responsabilité élargie du producteur, dont la directive cadre venait d’être adoptée par l’Union européenne) se développaient alors à grande vitesse. Leurs préoccupations rejoignaient celles du traitement des déchets de wafer : valoriser et tracer les produits. Morphosis a commencé d’apparier les composants dûment analysés des produits mis au rebut avec d’éventuels utilisateurs, tout en structurant des chaînes logistiques.

La crise financière de 2008 a cependant bloqué une partie de nos stocks chez un logisticien en faillite ! Avec le peu de liquidités dont je disposais encore, j’ai loué un premier entrepôt, d’une centaine de mètres carrés. J’ai appris à conduire un chariot élévateur et commencé à gérer moi-même les mouvements de matière. Mes fournisseurs, acteurs de l’économie sociale et solidaire, ont accepté un étalement des paiements. J’ai pu continuer à travailler avec des laboratoires pour analyser les produits et perfectionner les processus d’affinage. Les volumes ont commencé à croître. J’apportais, avec la technique, de la transparence, dans un monde qui n’y était pas habitué. La situation financière s’est assainie, et j’ai acquis des équipements pour intégrer les étapes de prétraitement et optimiser le taux d’extraction des métaux précieux contenus, notamment, dans les cartes électroniques.

J’ai acheté un broyeur, repris un laboratoire qui cessait son activité pour bâtir le nôtre, en 2011, embauché un docteur pour travailler à la fois sur le prétraitement et le process. Nous nous sommes rapprochés d’une société allemande qui broyait mécaniquement les cartes… et qui a renoncé au dernier moment à s’embarquer dans l’aventure. Néanmoins, nous avions signé avec elle un bail pour des locaux plus vastes, en périphérie du Havre, et les clients se sont faits plus nombreux. En 2013, nous signions notre premier grand contrat – avec Bouygues Télécom, pour le recyclage de leurs box et d’autres équipements d’accès à Internet –, qui nous permettait enfin d’investir dans des infrastructures.

En 2014, nous avons racheté une petite affinerie d’argent, dont le personnel a été transféré sur notre site. Nous avons ainsi considérablement augmenté nos compétences en chimie dans la séparation des métaux, et complété, en amont, les approvisionnements. En 2015, nous avons mis en place une fusion par plasma, qui réunissait en un seul four les phases de pyrolyse et de fusion et qui nous a valu de remporter le Concours mondial d’innovation : nous avons gagné en notoriété et obtenu des fonds de la banque publique d’investissement, Bpifrance. Nos choix techniques étaient pertinents, mais nous ne parvenions pas à baisser notre consommation énergétique et nos coûts d’exploitation.

Enfin, notre technologie nous a permis de remporter un appel d’offres d’Orange pour le traitement des téléphones portables de seconde main importés en Afrique et récupérés en fin de cycle. Nous avons investi, avec Orange et des partenaires locaux, dans le développement de filières locales de collecte, et collectons désormais des DEEE dans une dizaine de pays africains. En raccourcissant la chaîne, nous sommes ainsi parvenus à augmenter le taux de récupération des téléphones portables et la rémunération des acteurs, dans un contexte où l’économie informelle prédomine. C’est une aventure humaine autant qu’entrepreneuriale.

Créer du sur-mesure pour que rien ne se perde

En 2019, convaincu que la question du recyclage était insuffisamment traitée, j’ai pris le temps d’examiner plus précisément l’écosystème au sein duquel je travaillais. Je m’étais jusqu’alors concentré sur la qualité des produits obtenus, sans vraiment me préoccuper de leur utilisation. Nous n’avions pas de liens véritables avec le consommateur final. WEEECycling est née pour combler cette lacune. Son modèle part de l’arrivée, si je puis dire. En effet, son objectif est de définir très exactement les besoins en métaux des industriels partenaires et d’y pourvoir en recourant à des sources 100 % secondaires. Cette démarche exige une connaissance fine et régulièrement mise à jour des points d’entrée et de sortie de la matière dans les processus de fabrication de nos clients. Les banques ont accepté d’investir dans la nouvelle entité, alors que mon apport financier personnel était minime. WEEECycling produit, outre de l’argent, des nitrates et des chlorures d’argent ainsi que des sels d’or, de palladium, de platine, voire du ruthénium. Nous cherchons, de plus, à mieux comprendre les utilisations industrielles de ces métaux.

Nos flux d’entrée se sont beaucoup diversifiés et les cartes électroniques, qui comptaient autrefois pour l’essentiel des matériaux que nous traitions, n’en représentent plus qu’une grosse moitié. Nous récupérons, par exemple, l’argent utilisé par l’industrie pharmaceutique dans les processus de catalyse ; nous le transformons en nitrate et le réinjectons dans le circuit de fabrication sur trois sites de production pharmaceutique en Europe. Nous avons formé des boucles semblables dans l’industrie électrique et dans celle du traitement des surfaces. Nous extrayons aussi de l’or des rebuts, que nous affinons ; nous créons ensuite de l’aurocyanure, qui sert au placage du métal sur les surfaces des composants électroniques. Nous procédons de la même manière avec le palladium, pour former des chlorures de palladium ou de tétramine, et faisons également du chlorure de platine.

S’adapter à un environnement changeant

La composition des déchets électriques et électroniques change sans cesse, les concentrations diminuent et les intrants industriels évoluent aussi très rapidement – l’or s’est vu préférer, un temps, le palladium, et la tendance s’est depuis inversée. Les cours des métaux jouent également un rôle non négligeable. Le graphène – forme cristalline du carbone, qui a valu le prix Nobel de physique à Konstantin Novoselov et Andre Geim – suscite aujourd’hui beaucoup d’attentes. Il nous faut donc être très agiles dans nos orientations technologiques et parfois recourir à des choix multiples pour entretenir notre flexibilité. Nous ne manquons pas de projets industriels, tant pour ce qui concerne la taille de nos installations et les volumes que nous traitons qu’au niveau des procédés que nous utilisons, dont nous ne prétendons d’ailleurs pas qu’ils sont les meilleurs. Nous continuons à chercher, à améliorer, quitte, parfois, à revenir sur d’anciens choix, à changer de direction, pour nous adapter et suivre l’évolution des produits.

Débat

Des partenariats de long terme

Un intervenant : Vous vous intégrez, et c’est votre originalité, à la vie intime d’une usine, partenaire et donneur d’ordre, pour réintroduire comme nouveaux intrants les déchets que vous avez récupérés et traités. Devez-vous réinventer vos processus au cas par cas ? les ajuster aux spécificités de chacun ? Vos spécialistes demeurent-ils en permanence dans les entreprises avec lesquelles vous collaborez ?

Serge Kimbel : Les étapes de transformation demandent des installations très spécifiques et sont effectuées dans les infrastructures mutualisées installées à Tourville-les-Ifs. En amont, nos équipes sont toutefois envoyées sur les sites clients pour cartographier la ressource et les besoins, déterminer la qualité souhaitée et les raisons pour lesquelles cette qualité est souhaitée. Une fois la fabrication lancée “ex situ”, nous entretenons une relation de proximité, dans un monde qui évolue très vite.

Les ajustements concernent souvent le degré de pureté ou de calibrage du produit. Nous alignons notre contrôle qualité sur les contraintes les plus fortes du marché. Il en résulte un léger surcoût, mais cela nous permet de “linéariser” notre production. Nous devons aussi nous ajuster aux volumes qui nous parviennent, dont l’importance et la qualité varient – nous avons dû, par exemple, trouver des procédés de séchage de matières dégradées moins énergivores, en les faisant intervenir avant la fusion. Nous portons chaque année environ 10 nouveaux projets d’innovation technologique.

Int. : Quel est le terme des partenariats que vous nouez avec les entreprises ?

S. K. : Ce sont des partenariats à long terme, parce que nous devenons partie prenante de la chaîne d’approvisionnement. La durée de vie de nos accords est au minimum de trois ans.

Une concurrence fragmentée

Int. : Avez-vous des concurrents ? Qu’est-ce qui vous distingue d’affineurs comme Umicore, qui travaillent sur des volumes très importants ?

S. K. : Les gros affineurs, de cuivre, notamment, ont différentes unités de production, souvent autonomes. Umicore, dont on connaît surtout les installations d’Anvers-Hoboken, est composé d’une myriade de sociétés et d’usines. Umicore traite à la fois des sources primaires et secondaires. Certaines de ses entités vendent et négocient des produits finis – cathode de cuivre, aurocyanure, nitrate d’argent – qu’elles ne fabriquent pas nécessairement. Elles vendent aussi bien les productions d’Hoboken que celles d’autres sites n’appartenant pas nécessairement au groupe.

Nous avons aussi des concurrents dans l’affinage des métaux recyclés, de nouvelles structures se créent. Terra Nova, en France, a travaillé sur le prétraitement des DEEE par pyrolyse et développe un projet de fusion et d’affinage chimique qui ressemblera beaucoup à ce que nous faisons. En Allemagne et dans toute l’Europe des unités de traitement des déchets voient le jour, qui répondent aux nécessités d’approvisionnement des États en métaux stratégiques et terres rares – un point sur lequel le président de la République n’a pas manqué d’insister lors de sa présentation du plan France 2030. Notre concurrence, en revanche, est fragmentée. Personne ne travaille comme nous, du déchet à l’intrant, sur toute la boucle et en répondant aux besoins spécifiques des entreprises tant en matière de traitement de leurs déchets qu’en apport de matière première d’origine secondaire à partir de ces mêmes déchets.

Créer un marché

Int. : Est-ce un avantage de ne pas avoir de concurrents ? Dans Économie et politique de la vigilance, publié en 1983, Jean-Marc Oury expliquait que la concurrence créait des marchés. Il prenait l’exemple du restaurant chinois : s’il n’en existe qu’un seul dans une ville, c’est une singularité ; s’il en existe deux, ils instaurent une tradition et forment l’embryon d’un marché.

S. K. : La tâche est effectivement plus complexe sur un marché où l’on est seul. Comme le restaurant chinois, nous devons convaincre la clientèle de l’intérêt de notre cuisine ! Beaucoup d’industriels doutent encore de la qualité des métaux recyclés alors qu’il n’y a aucune différence entre le métal que nous produisons et le métal issu de sources primaires.

Int. : Christian Thomas, cofondateur de Terra Nova et de Sanou Koura, est intervenu en mai dernier à l’École de Paris du management1. Il nous a fait part des difficultés à obtenir des financements pour des projets conséquents de valorisation des métaux contenus dans les DEEE, quand bien même ils sont stratégiques. Vos relations avec les investisseurs sont-elles aussi tumultueuses ?

S. K. : Je n’ai jamais intégré d’investisseur dans l’entreprise. Lors des phases de développement, la liberté d’expression est essentielle, et la surveillance trop rapprochée d’un investisseur pourrait la brider. Les investisseurs sont pourtant nombreux. L’État s’est par ailleurs structuré pour accompagner les projets. La question ne me semble pas tant celle du financement que de la relation avec les différents acteurs. Nous avons montré à ces derniers que nous respections l’ensemble de nos engagements, ce qui les encourage à continuer leur accompagnement et le financement de nos investissements.

Convaincre et s’adapter

Int. : Les industriels cherchent-ils eux-mêmes à économiser ces matières premières ?

S. K. : Bien sûr ! Le nombre de composants augmente avec la complexité technologique, mais la quantité d’or disponible dans les mines, depuis le Nokia 3310, sorti en 2010, a été divisée par cinq.

Int. : Quels sont les acteurs les plus motivés ?

S. K. : La plupart des acteurs industriels ont vécu des problèmes dans leur chaîne d’approvisionnement et souhaitent la sécuriser. Notre solution permet un approvisionnement plus local et flexible que les autres alternatives du marché. Cela semble motiver l’ensemble des industriels.

Int. : Vos clients vous avertissent-ils à l’avance de l’évolution de leurs procédés, susceptibles de modifier la composition et le volume de vos entrants ? Quel est votre degré de flexibilité ?

S. K. : Nous sommes trop jeunes pour pouvoir répondre ! Le secret des procédés est encore bien ancré dans la culture de beaucoup d’entreprises. Notre information dépend de notre degré d’intégration, par exemple de nos relations avec la recherche et développement de nos partenaires.

Les changements perturbent évidemment nos réactions, ralentissent nos procédés, mais nous nous adaptons. Je n’ai jamais été confronté à un changement drastique des déchets provenant d’une usine.

Le prix du métal détermine celui du déchet

Int. : Si vous trouvez dans une usine une source de métal précieux, achetez-vous le matériau ? Comment en fixez-vous le prix en dehors de l’existence d’un marché ?

S. K. : S’il n’existe pas de prix de marché pour le déchet, il en existe un pour le métal qu’il contient. Nous sommes très transparents à cet égard et l’une de nos premières préoccupations est d’afficher le taux de métal contenu dans le déchet, que nous analysons avant même de songer à une relation d’affaires. Notre approche s’est démarquée d’une tradition informelle qui prévalait autrefois dans le domaine et elle permet de construire une relation à long terme avec nos clients. Nous ne cherchons pas à faire des coups !

Int. : Quelles sont les activités qui vous donnent la propriété du métal ?

S. K. : Lorsque nous traitons les déchets d’un partenaire industriel pour lui fournir des intrants, il reste propriétaire de la matière métallique. En revanche, certains de nos clients souhaitent seulement acheter nos produits, pour réduire leur empreinte carbone, par exemple. Il faut alors que d’autres souhaitent seulement nous vendre leurs déchets, de sorte que nos stocks puissent satisfaire la demande. Enfin, les démanteleurs de cartes électroniques, dont nous traitons les déchets, ne cherchent pas à réinjecter le métal dans un produit : nous nous portons acquéreur du métal que nous extrayons pour eux. Ces différents flux exigent chacun une gestion spécifique.

Métaux rares et mines mouvantes

Int. : Traitez-vous aussi des lanthanides comme le néodyme, des métaux pauvres comme l’indium ou des métalloïdes comme le germanium, tous rares et d’importance stratégique ?

S. K. : Les gisements que nous recevons contiennent souvent des terres et métaux rares, mais sous forme de traces. Parce qu’ils ne sont présents que sous cette forme et que le coût d’extraction, en l’état de nos technologies, est supérieur à la valeur des matières, nous ne récupérons pas encore ces métaux. Toutefois, les cours augmentent – notamment celui du néodyme, utilisé pour les batteries de véhicules électriques et les éoliennes. Les méthodes de préséparation en amont pourraient constituer une bonne piste. De plus, certains gisements, comme ceux qui proviennent du matériel médical, sont plus riches. Nous avons des prémices de méthodes d’extraction, mais les flux entrants sont encore faibles…

Int. : Existe-t-il encore des gisements que vous souhaiteriez exploiter et qui partent à la décharge ?

S. K. : C’est difficile à évaluer. L’identification des sources de métaux rares, stratégiques ou précieux n’est pas achevée, tant s’en faut. Nous en découvrons encore. Lorsque j’ai construit la boucle de récupération-traitement-affinage-production métallique avec l’industrie pharmaceutique, je ne savais pas qu’on y consommait du nitrate d’argent. Ces découvertes ne sont pas le fruit d’études de marchés, mais de rencontres : un acteur ou un partenaire qui me demandera ce que je sais faire de tel ou tel produit qui lui a été confié. L’Administration a engagé des prospections systématiques, mais c’est très récent.

Transports maritimes

Int. : Beaucoup de pays en développement, ainsi que la Chine, se sont spécialisés dans la récupération des déchets des pays riches. Ce sont pour vous d’énormes gisements. Sans compter les pays qui démantèlent les équipements lourds – comme le Bengladesh avec les navires réformés – et qui n’ont pas les capacités techniques de recycler les composants électroniques…

S. K. : Les gisements de déchets de la Chine sont effectivement colossaux. La concurrence est cependant informelle. La Chine interdit aujourd’hui l’importation de déchets, tout comme leur exportation. Il nous faudrait donc installer une unité sur place, ce que nous prévoyons à moyen terme.

Int. : Transportez-vous de gros volumes de déchets confiés par vos partenaires ?

S. K. : Les concentrations sont plus élevées dans les déchets industriels que dans les rebuts de produits finis collectés ici ou là. Les volumes sont donc moindres. Les volumes de DEEE, eux, sont très élevés. En France, le transport entre le point de collecte et le centre de démantèlement est optimisé par l’action régionale des éco-organismes, et les produits issus du démantèlement sont beaucoup moins encombrants, qu’ils nous soient destinés ou qu’ils partent ailleurs. Lorsque nous ramenons d’Afrique des conteneurs, nous générons bien sûr des émissions, mais il est préférable de traiter les déchets à Tourville-les-Ifs que de les incinérer sur place. Il serait souhaitable, dès lors que nous parvenons à organiser correctement la collecte dans un pays, d’y recycler aussi les volumes récupérés. C’est l’un de nos objectifs.

Économie informelle et géopolitique

Int. : Votre aventure en Afrique est unique, puisque vous y récupérez des déchets, alors que d’autres les y envoient… Vos sources s’y diversifient-elles aussi ? Pensez-vous pouvoir y monter des unités complètes de traitement ou le secteur informel, qui gère notamment l’incinération, est-il trop puissant ?

S. K. : Nous récupérons de plus en plus de choses, et pas seulement en Afrique de l’Ouest. Nous commençons à être identifiés comme une solution et les gouvernements s’impliquent plus qu’autrefois, en détachant désormais des budgets. Nous collaborons avec certains opérateurs de téléphonie, comme Orange. Nous récupérons des cartes électroniques, des polluants, des téléphones – qui demeurent le “produit phare” auprès des fournisseurs informels. Nous sommes parfois confrontés à des situations complexes, que n’a pas prévues la convention de Bâle sur les flux transfrontaliers de déchets, entrée en vigueur en 1992. Les pays en développement génèrent aujourd’hui leurs propres déchets, mais manquent d’infrastructures pour les traiter. Ils ont donc besoin de les exporter. La lourdeur administrative pour importer ces déchets bloque certaines de nos opérations.

Le secteur informel est très puissant et doit être intégré très en amont dans la réflexion, dans les projets, dans l’action. Il faut comprendre les filières qui travaillent avec le secteur informel et les intégrer. Les DEEE génèrent d’importants trafics en raison de la présence de métaux précieux et offrent des opportunités au blanchiment d’argent : achetés cash, les déchets sont exportés, traités, puis convertis en métal. La compétition devient alors compliquée. Je ne peux pas demander à un acteur du secteur informel de me vendre ses cartes ou ses produits moins chers qu’à sa filière habituelle : c’est le gagne-pain de sa famille et ses revenus sont déjà très faibles. Lorsque l’on est transparent sur la valeur du produit et que l’on paye correctement, on peut casser le système.

Int. : Sait-on dans quelle mesure se raréfient les terres et métaux rares ?

S. K. : Selon le Silver Institute, notre autonomie est d’environ dix-huit ans pour l’argent, de trente ans pour l’or et de trente-cinq ans pour le cuivre…

Int. : Votre industrie est donc amenée à se développer.

S. K. : Elle deviendra primordiale, au vu de l’accroissement de la mobilité et de la production, sans compter la complexité géopolitique des chaînes d’approvisionnement, que la crise sanitaire a soulignée. Le traitement des déchets compte dorénavant parmi les critères de résilience d’un pays.

Quelles normes ? Pour quoi faire ?

Int. : Combien vous faut-il de téléphones portables pour fabriquer 1 kilo de matière brute ?

S. K. : Une carte électronique de téléphone contient environ 400 ppm (partie par million) d’or récupérable. Il faut donc près de 16 tonnes de téléphones pour récupérer 1 kilo d’or.

Int. : Disposez-vous de bilans environnementaux par rapport à l’extraction minière primaire ? En raison de la pression environnementale, les grandes entreprises seront de plus en plus intéressées par des boucles courtes et par l’économie circulaire…

S. K. : Ces bilans sont une demande de mes clients. Nous avons épluché la bibliographie sur la consommation d’eau et les déchets générés par l’extraction minière. Sur ces points documentés, nous pouvons établir des comparaisons. Un kilo d’or extrait du sol consomme 2,3 millions de litres d’eau et ne produit pas moins de 5 000 tonnes de déchets d’excavation. Notre processus d’extraction à partir de déchets demande 50 litres d’eau et ne génère que quelques kilos de résidus. Mais pour être frappants, ces chiffres ne tracent pas un portrait complet. Il faudrait étudier plus précisément l’impact des sources secondaires par rapport aux sources primaires et déboucher sur des normes, qui donneraient plus de crédit à notre activité. Ces travaux sont en cours. J’ai suivi la formation Bilan carbone dispensée à l’ADEME, à l’époque par Jean-Marc Jancovici en personne, et m’en suis servi pour construire un modèle qui calcule l’économie d’équivalent CO₂ réalisée par le recours aux sources secondaires. Il faut aussi prendre en compte le transport.

Une équation réglementaire complexe…

Int. : La loi AGEC (anti-gaspillage pour une économie circulaire), promulguée en février 2020, insiste sur l’incorporation de matières recyclées, mais raisonne en ratios de masses, notamment sur les plastiques. Les quantités de métaux tirées des DEEE sont évidemment infimes en comparaison, et l’approche par des rapports de masses n’est plus pertinente… Doit-on faire évoluer les termes de la régulation elle-même ? Au niveau européen, l’approche environnementale a été écartée des normes en raison de la complexité de sa mise en œuvre.

S. K. : Dans un produit électronique, la part de matériaux recyclés est de quelques grammes par tonne. Afin de réellement limiter l’impact environnemental de la fabrication d’un produit, il faut raisonner à partir de l’impact de chaque type de matière ou de transformation utilisé. Celui des métaux stratégiques est très important. L’analyse des métaux recyclés du seul point de vue de la masse globale du produit n’est donc pas pertinente. Un taux d’incorporation par métal permettrait une baisse plus significative de l’empreinte carbone de la production de nouveaux produits.

Int. : La création de boucles courtes, grâce au conseil en ingénierie que vous prodiguez aux industriels partenaires, qui demeurent propriétaires de leurs déchets tout au long du processus, semble une question de bon sens. Néanmoins, les directeurs d’usines préféreront vendre leurs rebuts à des négociants dès lors que leurs objectifs sont déterminés par la production et non par la valorisation des matières. D’une certaine façon, valoriser leurs déchets les distrait de l’effort productif auquel ils sont censés consacrer toute leur énergie.

S. K. : C’est un vrai problème. Il faut impliquer l’ensemble des parties prenantes, et cela prend du temps ! Lorsque nous négocions, nous devons trouver les bons interlocuteurs dans toutes les fonctions de l’entreprise : RSE, achat, vente, production, etc. Les acteurs impliqués sont très nombreux et leurs rôles très imbriqués. L’accord de chacun d’entre eux est nécessaire !

… mais un environnement institutionnel et économique favorable

Int. : Quelles relations entretenez-vous avec les éco-organismes et avec l’ADEME ? Vous ont-ils soutenus dans votre développement ?

S. K. : Nous sommes proches des éco-organismes, auxquels nous fournissons des services de prétraitement, et de tous les acteurs de la chaîne de recyclage des DEEE. Nous avons mené des collaborations techniques avec ecosystem, qui a soutenu certains de nos projets. L’ADEME nous soutient dans notre déploiement international, mais c’est surtout Bpifrance qui a contribué financièrement à notre développement. Nous échangeons avec le ministère de l’Environnement et participons aux groupes de travail des instances de réglementation européenne.

Int. : Les dispositifs récemment mis en place en France, comme ecosystem, sont singuliers et font même, parfois, l’admiration. Existe-t-il en France une volonté, une appétence pour ces sujets, sensibles sur la scène internationale ?

S. K. : J’aime à le croire. J’ai participé avec des éco-organismes à des missions internationales qui examinaient la possibilité de solutions à la fois réglementaires et logistiques.

Int. : L’Allemagne dispose-t-elle de structures équivalentes à l’ADEME ou à Bpifrance ?

S. K. : Bpifrance m’a beaucoup aidé, mais l’attitude des banques traditionnelles a changé. Si elles demeurent attentives à l’historique de l’entrepreneur auquel elles prêtent, ces banques acceptent de prendre plus de risques, car elles ont besoin de diversifier leurs investissements et de s’inscrire dans la green tech naissante. En Allemagne, les organismes publics de financement semblent accorder plus volontiers leur soutien à des entreprises de petite taille lorsqu’elles ont des projets de développement à l’étranger, alors qu’en France, les grosses installations, comme les réseaux de tramway ou les systèmes de traitement des eaux, sont plutôt privilégiées.

Int. : La formation généraliste des ingénieurs en France est-elle un atout ?

S. K. : La formation généraliste et une spécialisation un peu plus tardive qu’ailleurs dans les cursus sont une véritable force, un bon moyen d’aiguiser la curiosité et la compréhension des jeunes entre les différents secteurs, dans des domaines qui se situent au carrefour de technologies multiples – métallurgiques et thermiques, de filtration, chimiques et électrochimiques, mécaniques… Mais on invente partout dans le monde des méthodes de collecte et de récupération des métaux précieux.

Des talents engagés pour un développement en commun

Int. : Qu’est-ce qui passionne vos collaborateurs ? Que leur vendez-vous lorsque vous les recrutez ?

S. K. : La même chose qu’aux industriels : l’intérêt de l’économie circulaire. Je vends la même chose à tout le monde, c’est plus simple ! Nous recherchons avant tout des compétences multiples et une ouverture d’esprit. Les générations qui arrivent sur le marché du travail ont une conscience aiguë de l’urgence écologique, ce qui renforce notre attractivité. Tourville-les-Ifs n’est certes pas une capitale, mais les jeunes talents ont aujourd’hui moins envie d’être trader à New York ! Notre organisation, peu hiérarchisée, nos capacités d’adaptation, relativement rapides, et notre efficacité, réelle, sont apparemment attractives, ce que semble confirmer la rareté des départs parmi nos collaborateurs. Nos ambitions ne se limitent pas toutefois à nos innovations techniques. Nous nous impliquons dans des projets culturels – le cinéma indépendant, l’art – et sportifs – la voile. Cet engagement est un puissant vecteur de synergie, de lien entre les services et les personnes, au-delà des statuts ou des niveaux de formation.

Int. : Dispensez-vous des formations internes ?

S. K. : Oui. Notre activité ayant une forte composante scientifique, elle nécessite une veille et une inventivité constantes. Il nous faut actuellement deux ou trois ans pour former sérieusement nos collaboratrices et collaborateurs. Notre entreprise est trop petite pour disposer d’un véritable centre de formation, mais nous construisons des parcours d’intégration, par exemple en plaçant les personnes qui nous rejoignent à différents postes successifs, afin qu’elles acquièrent une connaissance d’ensemble.

Int. : Avez-vous une ambition, une stratégie de développement international ?

S. K. : Nous souhaitons nous développer sur le continent africain, auquel notre histoire nous lie. Nous suivons aussi nos clients sur d’autres continents – c’est une très bonne façon de se développer.

1. Christian Thomas, « Récupérer les métaux précieux dans les cartes électroniques usagées : la vie aventureuse de nouveaux chercheurs d’or », séminaire Économie et sens, cycle L’Économie circulaire, séance du 5 mai 2021.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

François BOISIVON