Exposé de Damien Perrot

À l’heure où les consommateurs réinventent constamment leurs façons de vivre, loin des schémas traditionnels du marketing, qui oserait encore miser sur une réponse standardisée ? L’on a coutume d’illustrer l’accélération de l’innovation propre à notre époque par la courbe de Moore, qui retrace l’élévation exponentielle de la puissance des ordinateurs. L’hôtellerie n’échappe pas à cette spirale : elle doit s’adapter à une transformation effrénée des usages, largement tirée par les nouvelles technologies. Pour nourrir cette dynamique, Accor a fait du design un atout stratégique – un design entendu au sens large, embrassant toutes les composantes de l’offre et capable de renverser la table. Mon parcours personnel illustre d’ailleurs cette approche ouverte : je suis venu au design après avoir occupé des métiers hétéroclites au sein du Groupe – dans les achats ; l’informatique ; la construction, la rénovation et la maintenance des hôtels ; le marketing et la communication... –, avec toujours la même passion pour l’hôtellerie et les métiers de bouche.

La standardisation, un gros mot

De groupe hôtelier, Accor est devenu un acteur de “l’hospitalité augmentée”. Ses 40 marques couvrent une variété d’activités, depuis les espaces de coworking (Wojo) à la restauration et à diverses solutions de distribution : vente privée de nuits d’hôtel (VeryChic), réservation de voyages d’affaires (Gekko), solutions numériques destinées aux hôteliers (D-EDGE), etc.

Transformation à tous les étages

Dans les années 1960 à 1980, les chaînes classiques comme Novotel, ibis ou Sofitel, relativement uniformes, ont fait le bonheur du Groupe et de ses investisseurs. Elles reposaient sur des modèles économiques puissants et rentables, et correspondaient parfaitement aux attentes des clients d’alors, qui aspiraient à retrouver des standards de service et d’hygiène partout où ils voyageaient. C’était une aubaine pour des industriels soucieux d’optimiser leur modèle. Depuis, les comportements des clients se sont transformés de façon radicale : nous avons désormais affaire à des “caméléons” aux désirs fluctuants, avides d’expériences singulières. Or, il est très difficile pour une entreprise de faire évoluer un champion – je pense par exemple à ibis, immense source de rentabilité pour Accor. Aussi, à partir des années 2000, de nouvelles marques dites lifestyle, que Accor a rachetées par la suite, se sont lancées en cassant les codes de l’hôtellerie traditionnelle, comme Mama Shelter, Delano ou Mondrian. Nos concurrents en ont fait de même. En parallèle, se sont imposées des plateformes de réservation hôtelière et touristique comme Booking.com, Airbnb, Amazon, Expedia ou BlaBlaCar, qui ont radicalement changé la donne.

Le design ne peut évidemment ignorer ces évolutions. Chez Accor comme ailleurs, la standardisation est devenue un gros mot. Chacun entend désormais montrer sa différence et bâtir sa stratégie autour du client, la difficulté étant que ce dernier échappe aux antiques catégorisations. Ce bouleversement complique immensément la vie des industriels de l’hôtellerie – et tous ses effets ne se sont pas encore fait sentir, notamment dans le luxe. À titre d’illustration, nous savions jusqu’alors qu’un certain type de clientèle fréquentait les hôtels cinq étoiles et nous répondions à leur demande avec Sofitel. Ce n’est plus vrai. Les millennials se piquent désormais d’hôtellerie haut de gamme... mais partagent le prix d’une chambre à six, pour pouvoir, chacun, goûter au luxe. De quoi surprendre les établissements traditionnels !

Fidéliser par l’émotion

Comment s’adresser à ces hôtes d’un nouveau genre ? Si nous devions donner un unique mot d’ordre à nos 40 marques, ce serait l’émotion, plus encore que l’expérience. C’est l’émotion qui stimule la mémoire et incite à revenir dans un établissement. Pour se souvenir d’un hôtel, quand on voyage beaucoup, il faut vraiment qu’il s’y soit passé quelque chose ! L’acquisition de nouveaux clients, qui mobilise déjà d’immenses investissements, ne suffit plus : nous devons tout faire pour que nos hôtes reviennent dans un établissement de la marque qu’ils ont fréquentée ou du Groupe. Tel est désormais notre objectif. Cet enjeu ne nous est évidemment pas propre. Dans le secteur du jeu vidéo, par exemple, les grands acteurs, qui sont capables de consacrer plusieurs centaines de millions d’euros au développement d’un titre, s’attachent à susciter une émotion intense chez les gamers, pour leur inoculer une sorte d’addiction et les fidéliser. Pour ma part, je crois à la puissance des lieux et à l’émotion qu’ils dégagent. Le paradisiaque Fairmont Sirru Fen Fushi aux Maldives, le SO/Vienna conçu par l’architecte Jean Nouvel et l’artiste Pipilotti Rist, ou encore le JO&JOE d’Hossegor, façon auberge de jeunesse, déclinent autant d’univers spécifiques destinés à provoquer l’émotion.

Au-delà de la clientèle, il s’agit également d’attirer des collaborateurs dans un secteur de moins en moins prisé – à l’issue des confinements liés à la pandémie de Covid-19, il nous manque 20 000 collaborateurs pour manager nos hôtels de façon optimale. Les lieux dotés d’une identité forte fidélisent aussi le personnel, dont la qualité de service fait partie intégrante de l’émotion et de l’expérience vécues par le client.

Se laisser bousculer par le design

Bien qu’ils boudent l’hôtellerie traditionnelle et prisent Airbnb, les millennials sont une source d’inspiration essentielle de notre démarche. Ils aspirent à vivre leurs passions et à injecter de l’extraordinaire dans leur quotidien. Pour eux – et peut-être, désormais, pour nous tous –, l’amusement n’est plus tabou ; l’envie de prendre du plaisir et de profiter de la vie est assumée. Nous y investissons énormément.

Dans le monde du travail également, les codes changent. Alors que nous n’écrivons plus guère sur du papier avec un stylo, pourquoi faudrait-il nécessairement être assis à 45 centimètres du sol, devant une table à 75 centimètres ? Pourquoi ne pas travailler debout, d’autant que notre santé y gagnerait ? De même, pourquoi un appartement devrait-il nécessairement comporter une entrée, une salle à manger, une cuisine, une buanderie... ? Et pourquoi un hôtel devrait-il invariablement compter une réception, un restaurant, un bar, etc., chaque espace répondant à une fonction unique ? L’une des forces des designers est d’oublier ces acquis pour imaginer des espaces et des objets d’un nouveau genre. À la différence de l’artiste, le designer travaille sous la contrainte, dans le but d’aider son client investisseur à faire du profit. Il doit appréhender toutes les dimensions de l’offre – coûts, modèle d’affaires, technologies, matériaux, esthétique, émotion, usages, confort, maintenance opérationnelle... – et injecter de la valeur là où elle sera la plus déterminante. Dans un hôtel JO&JOE, par exemple, où l’on peut réserver une chambre pour 25 euros, l’architecture intérieure est extrêmement travaillée – avec, entre autres, l’accès à une cuisine commune –, mais les murs sont laissés bruts et les faux-plafonds sont absents, pour des raisons non pas esthétiques, mais économiques. Nous savons que la jeune clientèle qui affectionne ces établissements ne s’en offusquera pas.

Le design paie !

Je suis convaincu que le design fait toute la différence. Le Groupe investit massivement dans le développement – à raison d’une ouverture d’hôtel par jour en 2019 –, la distribution, les ventes, le marketing et la communication. Certes, le design ne bénéficie pas encore de ces investissements massifs. Toutefois, le produit doit être replacé au cœur de la stratégie des entreprises, et le Groupe y attache de plus en plus d’importance depuis cinq ans.

Outre sa contribution capitale à l’identité de marque, à l’expérience du client et à l’émotion, le design induit, très concrètement, un puissant retour sur investissement. Diverses analyses, du cabinet McKinsey notamment, le démontrent1. Certaines entreprises l’ont bien compris, comme Apple, Dyson ou Devialet, cette start-up française qui a su s’imposer face aux géants de la hi-fi, au point de commercialiser ses enceintes dans les boutiques Apple. Pensons aussi à Heineken, qui a confié au designer star Ora ïto le soin de redessiner une bouteille, à l’heure où la bière, perçue comme un produit populaire, générait des marges toujours plus faibles – tous les brasseurs perdaient de l’argent dans les années 1990. Les bars branchés de la capitale ont été séduits, hissant le breuvage au rang de produit premium, et Heineken est le seul brasseur à avoir renoué avec des résultats positifs. Songeons enfin à Bernard Arnault, qui affirme que sa stratégie marketing est la créativité. Il fallait oser propulser John Galliano à la tête de la création de Dior ! Ce trublion en a radicalement modernisé l’image et accru la profitabilité.



Des lignes directrices... en pointillés

La différenciation est un enjeu majeur lorsqu’on possède un portefeuille de 40 marques – différenciation entre ces dernières, mais aussi entre leurs propres établissements : chaque hôtel doit être unique. Si mon rôle est d’élaborer une stratégie de design pour l’ensemble des marques, je me garde de leur imposer des standards. Je soumets plutôt aux designers des orientations créatives, guidelines qui comportent certes des incontournables (ADN de la marque, contraintes techniques, exigences de développement durable...), mais qui les aideront à faire de chaque établissement un lieu à part.

Ces guidelines constituent un outil essentiel pour l’équipe design de 150 personnes, répartie dans 8 pays et chargée d’accompagner les investisseurs dans toutes nos marques – Accor n’est en effet plus propriétaire de ses hôtels. Dès la signature d’un contrat de management ou de franchise avec un investisseur, nous lui apportons un soutien afin qu’il bâtisse un hôtel performant et porteur de la stratégie de marque. Nous l’accompagnons tout au long du projet : sélection du designer, vérification des plans, organisation des espaces, choix des matériaux, éléments techniques (chauffage, climatisation, gestion de l’eau...), etc. Pour créer un terrain de golf, on peut faire appel à un paysagiste, mais mieux vaut être conseillé par un golfeur ! De même, mieux vaut être accompagné par un hôtelier lorsqu’on construit un hôtel. J’ai en revanche introduit un changement majeur dans les pratiques du Groupe : nous ne travaillons plus avec des designers hôteliers. Jusque-là, nous demandions toujours à un même designer d’intervenir pour une même chaîne, au Brésil comme en Russie, car il connaissait les caractéristiques de la marque et du secteur. C’était confortable, mais nous nous répétions. Faire appel à des esprits vierges du domaine est un gage de créativité. Le designer anglais Lee Penson, par exemple, avec lequel nous sommes allés jusqu’à créer la marque JO&JOE, n’avait jamais conçu d’hôtel auparavant.

Pour entretenir un vivier de contributeurs potentiels, nous multiplions les rencontres avec des designers, sans objectif a priori. Nous sommes à l’affût de tous ceux qui portent un regard prospectif sur l’évolution des modes de vie, qui étudient les comportements, les envies et les besoins. Nous apprenons à connaître leur sensibilité et identifions les marques qui leur correspondraient. Il faut aussi leur donner envie de travailler avec Accor. Prenons l’exemple des Sundukovy Sisters, jumelles russes que j’ai rencontrées à Moscou. Elles ont d’abord travaillé pour Novotel, apportant un regard incroyablement créatif sur cette marque assez standardisée. Depuis, elles ont créé un hôtel MGallery à Versailles et se consacrent à un hôtel Raffles à Saint-Pétersbourg.

L’innovation à l’œuvre

Outre le design, je suis désormais chargé de l’innovation du groupe Accor. L’équipe correspondante est volontairement restreinte. Elle a pour rôle de stimuler l’innovation dans le Groupe et d’accompagner les entités qui, dans le monde entier, nous soumettent leurs idées : nous mesurons la performance de leur projet, puis, le cas échéant, nous les aidons à le mettre en œuvre. Il m’arrive aussi d’extraire de son équipe un collaborateur qui a une idée percutante – en payant son remplaçant – pour qu’il se consacre à son projet pendant six mois.

Je n’ai pas souhaité fusionner les équipes du design et de l’innovation pour le moment – peut-être le ferai-je à l’avenir. Nous devons d’abord apprendre à travailler ensemble. Pour autant, j’ai fait prendre un tournant radical à la stratégie d’innovation : alors que celle-ci se voulait jusque-là résolument disruptive, nous consacrons désormais 60 % de nos efforts à “l’innovolution, c’est-à-dire à une innovation ancrée dans nos cœurs de métier, les 40 % restants étant dédiés à l’innovation de rupture. Cette dernière implique de travailler avec des start-up, mais aussi avec des grands groupes, dans d’autres domaines que l’hôtellerie – la mobilité et les transports, par exemple. Pour imaginer le monde de demain, il faut arriver à travailler entre grands acteurs.

Dans tous les cas, l’humain est le noyau du process créatif : le design, c’est l’homme, pas l’objet. On consacre souvent trop d’efforts à ce dernier, alors que la solution peut se trouver à côté, dans l’expérience. Comme disait Henry Ford : « Si j’avais demandé aux gens ce qu’ils voulaient, ils auraient demandé des chevaux plus rapides ! » Il a plutôt innové dans l’automobile. Pour imaginer le monde de demain, il faut aller au-delà de l’objet et des attentes immédiates du client.

Prenons quelques exemples. Le projet qui a abouti à la marque JO&JOE posait initialement une simple question : comment attirer les millennials dans nos hôtels ? Plutôt que d’enclencher une démarche traditionnelle – c’est-à-dire de réfléchir en vase clos, d’écrire une ambition marketing et de demander à un designer de la traduire –, nous avons rencontré des millennials dans le monde entier pour analyser leurs envies. Leurs témoignages ont constitué le cœur du brief. Nous avons ensuite sollicité des designers sur tous les continents, en avons présélectionné une trentaine, puis retenu quatre, au Brésil, en Angleterre (Lee Penson, en l’occurrence), aux Pays-Bas et en Allemagne : charge à eux de nous dire comment séduire cette jeune clientèle. Leurs réponses étaient variées d’un point de vue artistique, mais assez similaires sur le fond. Nous les avons ensuite conviés à un atelier collectif – une première ! –, après quoi ils nous ont soumis une proposition avancée. En définitive, nous avons décidé de poursuivre l’aventure avec Lee Penson et de créer une marque qui serait la synthèse d’un hôtel et d’une auberge de jeunesse. Notre intention initiale n’était pourtant pas d’ajouter une marque au catalogue, mais simplement d’apporter quelques modifications aux hôtels existants pour attirer la jeune clientèle. Le processus créatif nous a convaincus qu’il fallait aller au-delà. Nous pratiquons ainsi une coconception très en amont, dans laquelle le designer contribue à écrire ce qui deviendra l’ADN de la marque.

Pour repenser l’emblématique marque Novotel, née il y a plus de cinquante ans, nous nous sommes pliés à l’exercice suivant : si nous voulions la créer aujourd’hui, que ferions-nous ? La consultation de quatre talents (dont les Sundukovy Sisters) nous a aidés à revoir la philosophie générale. Chaque designer a ensuite été chargé de créer des concepts et de livrer sa propre interprétation de Novotel, dans le respect de l’identité de la marque. Au Brésil, par exemple, l’agence Metro a misé sur la porosité des espaces et sur l’ouverture de l’hôtel sur la ville – principes que nous explorons de manière générale.

La Smart Room me tient particulièrement à cœur. Nous qui invoquons sans cesse l’expérience et l’émotion, y incluons-nous tous les hôtes, y compris ceux qui présentent un handicap ? Trop souvent, les chambres qui leur sont réservées sont froides et aseptisées. Au contraire, notre Smart Room efface tous les stigmates de la fragilité et facilite les usages : la table de chevet se transforme en déambulateur, le placard coulisse vers soi, un espace est prévu pour un accompagnateur, le lavabo se règle à la hauteur des utilisateurs... Dans tous les cas, nous sortons des situations par le haut.

Nous prenons le risque de tester des modèles, comme récemment avec The Loft, chambre d’hôtel que l’on peut transporter derrière une voiture, ou Flying Nest, établissement nomade et éphémère de 50 chambres, imaginé avec Ora ïto, que nous avons implanté à quelques mètres du circuit des 24 Heures du Mans et au cœur du Centre national du football de Clairefontaine. Autant dire que les hôtes ont vécu au cœur de leur passion ! Ils ne parlaient plus de l’hôtel, mais de leur expérience : c’est la preuve que nous avons réussi.

1. Benedict Sheppard, Hugo Sarrazin, Garen Kouyoumjian et Fabricio Dore, « The business value of design », McKinsey Quarterly, 25 octobre 2018, disponible en ligne : https ://www.mckinsey.com/business-functions/mckinsey-design/­­our-insights/the-business-value-of-design

Débat

Une acculturation interne au design

Un intervenant : Le régime de transformation que vous avez instauré est-il transitoire, pour relancer vos marques, ou permanent ?

Damien Perrot : C’est bien un processus permanent. Le rythme d’évolution des marques doit s’accélérer : nous ne pouvons plus les repenser tous les dix à quinze ans, comme autrefois, mais devons le faire tous les trois ou quatre ans, en réduisant l’écart entre l’ancien et le nouveau concept. Cependant, toutes les marques ne nécessitent pas qu’on pousse aussi loin l’innovation. Nous modulons l’ampleur des bouleversements selon leur profil – Mama Shelter, par exemple, supporte davantage d’être bousculée que Novotel.

Int. : La capacité des designers à renverser la table ne se heurte-t-elle pas à des freins internes, de la part des décideurs comme des équipes ? À quelles difficultés principales êtes-vous confronté ?

D. P. : La première difficulté est de trouver les designers. Il en existe différents profils. Certains ont marqué un grand coup au cours de leur carrière, sont devenus des stars, mais n’ont pas su se réinventer. Ils ont industrialisé leur créativité et il est moins facile de parvenir à les stimuler. Il nous arrive de faire appel à eux pour ce qui a fait leur succès. D’autres se sont spécialisés dans les hôtels et en dessinent 50 par an. Leur agence est organisée pour reproduire un savoir-faire rodé et ils sont peu enclins à explorer de nouveaux chemins. Je préfère donc solliciter des agences qui n’ont jamais touché à l’hôtellerie. Ce sont souvent de petites structures. Reste à convaincre la direction et les financiers qu’elles sont sérieuses et ont les reins suffisamment solides pour que nous leur confions des projets... À l’occasion d’un concours, le studio brésilien Todos a présenté sa vision à notre PDG, Sébastien Bazin, en chantant !

Nos collaborateurs aiment quant à eux travailler avec des designers aguerris aux spécificités hôtelières, tandis qu’une agence créative, mais novice dans le domaine, leur demandera un accompagnement très soutenu.

Quand j’expose la stratégie de design à l’échelle mondiale, les entités locales me rappellent souvent que les situations ne sont pas comparables à Shanghai, São Paulo ou Paris. Or, je suis persuadé que des tendances communes sont à l’œuvre sur tous les continents, sous des manifestations peut-être différentes. Pour en convaincre les équipes, je les embarque dans l’aventure créative. Des collaborateurs du Brésil, d’Asie, d’Europe et du Moyen-Orient ont ainsi participé au projet Novotel : ils ont développé différents concepts, qui ont ensuite été mis à la disposition de tous. Désormais, l’Asie veut appliquer des idées conçues au Brésil ! Cette construction commune a amplement facilité la démarche. Jusqu’alors, nous concoctions un nouveau concept de chambre pendant deux ans, puis demandions aux pays de la déployer. Les équipes n’avaient pas le temps de s’y familiariser, alors que nous-mêmes avions considérablement fait évoluer nos points de vue pendant les deux ans du processus créatif.

Pour stimuler les équipes, je passe énormément de temps auprès d’elles. J’interviens fréquemment dans les réunions locales, opérationnelles ou dédiées au design, pour expliquer notre vision. Cela prend un certain temps. Avant la pandémie de Covid-19, mes collaborateurs et moi-même voyagions constamment, dans le monde entier, pour accompagner les entités qui développaient des innovations. La pandémie fut une vraie contrainte : en visioconférence, un écran est bien trop petit pour embrasser l’ampleur d’un projet de design et d’architecture ; il est difficile ne serait-ce que de lire les plans. J’ai donc hâte de reprendre les voyages.

L’année prochaine, j’aimerais faire une année blanche : nous ne développerions pas de nouveau concept, mais concentrerions nos efforts sur l’accompagnement et la montée en puissance des équipes locales, en capitalisant sur les réussites de ces trois dernières années.

Int. : Vous embarquez les 150 collaborateurs en charge du design dans des aventures stimulantes et créatives, dont ils retirent certainement de la fierté. Certains tendent-ils à s’attribuer les succès et, en conséquence, à rejeter les nouvelles forces créatives que vous voudriez solliciter ?

D. P. : Le problème s’est parfois posé, mais je m’efforce de valoriser les projets créatifs en interne. Mon rôle consiste à faire en sorte que les équipes puissent incarner les projets en se les appropriant. Je n’ai pas de lien hiérarchique direct avec ces 150 collaborateurs dans le monde, mais uniquement un lien fonctionnel. Ils sont certes chargés de déployer la stratégie design que je définis avec mon équipe, tout en étant pilotés par les directeurs techniques qui répondent aux différents hubs chez Accor.

Int. : Dès lors qu’ils ont œuvré à la création d’une marque, est-il question d’intégrer les designers au Groupe ?

D. P. : Surtout pas ! J’estime qu’ils ne doivent pas travailler trop longtemps dans l’hôtellerie et doivent continuer d’explorer différents domaines en parallèle pour alimenter leur imagination et leur enthousiasme. Si nous les intégrions, leur créativité risquerait de s’étioler. Comment, alors, s’en séparer ? Ramy Fischler, qui a travaillé pour Novotel, dessine par ailleurs du mobilier et des espaces de travail, est scénographe pour l’opéra et le théâtre, dirige la création architecturale de Chanel... La maison de couture n’a d’ailleurs pas exigé qu’il abandonne ses autres activités.

Mon désir que chaque projet soit unique implique de solliciter différents designers. Nos 40 marques couvrent un large spectre. Pour prendre une métaphore musicale, une même personne ne peut pas maîtriser tout à la fois le hip-hop, l’opéra et la pop, et faire un tube à chaque fois ! Mieux vaut sélectionner la bonne personne pour le bon projet. Dans certains cas, toutefois, il est opportun de s’appuyer sur la personnalité forte d’un designer pour accompagner l’ambition d’une marque et de lui confier une première série d’hôtels. C’est ce que nous faisons par exemple avec Mama Shelter et 25hours.

Le design comme levier stratégique

Int. : Avez-vous calculé le retour sur investissement du design propre au groupe Accor ? Comment justifiez-vous vos investissements ou vos prises de risque devant le conseil d’administration, et quels résultats exige-t-il de vous ?

D. P. : J’ai entrepris de calculer ce retour sur investissement, car, aux yeux de tous, la croissance des résultats n’est pas forcément liée à l’impact du design. Pourtant, ce dernier est patent. Nous avons testé le premier prototype du nouveau concept d’ibis à São Paulo : le restaurant a vu son chiffre d’affaires bondir de 150 % dès le premier semestre ! Il a accueilli davantage de clients de l’hôtel, mais aussi de convives extérieurs. L’indice de satisfaction a gagné huit points, alors que nous n’avions rénové que les parties publiques, et non les chambres. De même, le taux de fréquentation du nouvel ibis de Barcelone s’est amélioré, et le chiffre d’affaires de son restaurant a crû de 30 %. Je m’efforce de communiquer sur ces résultats : il n’y a pas de meilleur argument pour convaincre nos investisseurs de rénover leurs établissements, sans se contenter de satisfaire la clientèle actuelle mais en cherchant aussi à en attirer une nouvelle.

En cinq ans, je suis parvenu à quadrupler mon budget. Je garde une certaine marge de liberté dans le choix des projets. J’ai ainsi lancé les hôtels mobiles Flying Nest, avec un premier investissement conséquent. Sébastien Bazin a été séduit par le projet ; il attend précisément des cadres dirigeants qu’ils prennent des initiatives, conscient que sinon, le Groupe n’évoluera pas. J’ai sa confiance et n’ai plus trop à me justifier. Les temps changent. La finance est cependant de plus en plus attentive à nos dépenses, notamment sous l’effet de la crise de la Covid-19.

Int. : Pensez-vous pouvoir pousser plus loin encore l’intégration du design dans la stratégie du Groupe ?

D. P. : J’aimerais aller plus loin. Je siège dans différents comités de direction et je garde espoir que le design soit bientôt représenté au comité exécutif. Cela changerait tout ! Je milite pour que le produit y occupe une place centrale et, par conséquent, pour que le design y entre. Cela renforcerait l’acculturation du Groupe à notre démarche, contribuerait à l’accompagnement du changement et resserrerait les liens entre le design, le service, la distribution et les autres fonctions. Le design seul peut être copié par un concurrent ; c’est son intégration avec les autres aspects de l’offre, en particulier avec le service, qui permettra à Accor de préserver son avantage compétitif.

Int. : Entendez-vous garder un portefeuille si large, à l’heure où de nombreuses entreprises cherchent à réduire leur nombre de marques ?

D. P. : Le portefeuille évoluera certainement. Nous avons tenté de le consolider, sans réel succès pour le moment. Une marque est une histoire d’amour avec un propriétaire ; ce dernier est peu disposé à la voir disparaître. Du reste, notre portefeuille nous permet d’apporter la bonne réponse aux investisseurs potentiels chaque fois que se présente une occasion de développement. Qu’ils veuillent bâtir un hôtel économique, un établissement de luxe, un hôtel d’affaires, un resort, etc., nous avons la réponse dans tous les segments. C’est la force de notre éventail de marques.

Inviter le design dans le service

Int. : Quels liens entretenez-vous avec la direction de l’exploitation ?

D. P. : Jusqu’à l’année dernière, je siégeais aux comités de direction du développement, du design et du marketing. Je participe désormais aux comités de direction opérationnels de nos 7 hubs (Europe du Sud, Europe du Nord, Amérique du Sud, Amérique du Nord, Asie...). J’essaie d’y faire entrer mes collaborateurs, tant la charge est lourde. Cela nous permettra de mieux communiquer sur notre démarche et de lancer des passerelles qui faciliteront les coopérations. Une fluidité s’est établie entre le développement, le marketing, le design et la technique ; il faut maintenant y intégrer la partie opérationnelle.

Int. : Dans quelle mesure votre démarche de design transforme-t-elle le service, dimension essentielle dans l’hôtellerie ?

D. P. : Notre organisation est concentrée sur le résultat financier ; de ce fait, la partie opérationnelle n’est pas tout à fait intégrée à la démarche de transformation de l’objet hôtelier. Au contraire, je me concentre énormément sur l’objet et définis de nouvelles expériences qui transforment jusqu’au service. Je m’efforce donc, avec mon équipe, de tisser des liens entre le design et le service – la performance adviendra quand les deux coïncideront. À titre d’illustration, le nouvel ibis de Barcelone n’a pas d’espace dédié à la réception, car je souhaite qu’il soit perçu comme un lieu ouvert aux riverains comme aux touristes – ces derniers aspirant à rencontrer des habitants locaux. On ne doit donc pas être alpagué dès qu’on entre dans l’hôtel.

Dans le cadre de certaines rénovations, je projette de “hacker” le service en le prenant moi-même en charge, y compris financièrement : je paierai les serveurs d’un nouveau bar pendant six mois, par exemple, pour aboutir au résultat souhaité. Nous accompagnerons ensuite les équipes de l’établissement sur cette voie. J’aimerais aussi former des hôtels pilotes en matière de service, qui formeront à leur tour des collaborateurs, lesquels essaimeront dans d’autres établissements et déploieront une nouvelle attitude de service. C’est un chantier dans lequel je compte investir énormément.

Quels hôtels demain ?

Int. : Comment vous projetez-vous dans les dix ou vingt ans à venir ? À quoi ressemblera l’hôtel de demain ?

D. P. : L’un de nos principaux axes de travail est de créer des espaces propices à la rencontre. Nous réfléchissons également à la façon d’inscrire l’hôtel dans la ville, afin qu’il réponde aux besoins des riverains : se réunir, travailler, faire la fête, proposer des activités aux enfants... Dans le cadre de la marque Wojo, nous travaillons avec Ramy Fischler sur de nouvelles possibilités de coworking, en transformant des chambres en bureaux flexibles. Un hôtel ne peut-il pas contribuer à résoudre le problème du transport dans les villes – sachant que la densité des zones urbaines croîtra de 60 % à l’horizon 2050 ? Ne faut-il pas travailler sur l’immobilité plutôt que sur la mobilité ? Ne devrait-on pas créer des villages au sein des villes, où l’on pourrait tout faire à dix minutes de chez soi ? L’hôtel a un rôle à jouer dans ces transformations profondes de la société.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN