Exposé d’Edmond de La Panouse

Premier château de la Renaissance bâti sur une colline, Thoiry a été conçu, dès ses origines, en pleine harmonie avec la nature – certains indices laissent penser qu’il s’élève sur un ancien site druidique. Son architecture reflète cette attention : le bâtiment est le pivot d’un calendrier solaire, dont les allées des jardins sont les aiguilles ; et à chaque solstice, le soleil se couche à travers le vestibule central. Ses parterres à la française ont été imaginés au XVIIIe siècle par Claude Desgots, neveu de Le Nôtre, et complétés au XIXe par les ensembles anglo-chinois de Chatelain, puis de Varé, à qui l’on doit aussi le bois de Boulogne. Chacun de leurs arbres et buissons semble présent depuis toujours, faisant oublier la minutie des paysagistes.



Mon père a grandi dans ce domaine familial qui couvrait alors 500 hectares... et dont l’entretien était éminemment coûteux. Il a vite compris que, dans ces conditions, la propriété ne survivrait pas à sa génération. À 18 ans, en 1965, il a proposé à ses parents de l’ouvrir au public et d’en organiser la visite guidée. C’était alors assez inédit. Néanmoins, il s’est vite avéré qu’avec 50 000 visiteurs annuels tout au plus, la fréquentation serait insuffisante pour sauvegarder le château. Deux autres solutions se présentaient, créer un parc d’attractions ou accueillir des animaux. La première cumulait les inconvénients : elle deviendrait obsolète si Disney s’implantait un jour en France, et porterait atteinte aux jardins. Ce fut donc la seconde. Ainsi mon père a-t-il créé un petit parc zoologique, avec l’aide précieuse de Jean Richard, amoureux des animaux, qui avait fondé un cirque peu auparavant. Ce dernier, lui-même autodidacte, avait tenu à soutenir ce jeune étudiant en droit et en théologie désireux d’offrir une nouvelle vie à la propriété familiale.

Libérer les animaux, enfermer les visiteurs

Ce tout premier parc était assez compartimenté et plutôt disgracieux. Mon père ne pouvait s’en satisfaire, lui qui, féru d’histoire et nourri par l’immense fonds d’archives du château, avait restauré une partie des jardins selon les plans originaux. Il tenait à mettre en valeur le domaine et, chose rare en France, disposait d’espace : autant en tirer parti pour présenter les animaux. Il a puisé son inspiration dans les ranches sud-africains, qui sont à la fois des fermes d’élevage d’animaux domestiques et des réserves touristiques pour animaux sauvages en semi-liberté, et s’est souvenu que les empereurs chinois possédaient des jardins de plusieurs milliers d’hectares, dans lesquels vivaient des espèces venues du monde entier. Une idée radicalement innovante s’est alors imposée : les animaux évolueraient librement dans de grands espaces, tandis que les visiteurs resteraient enfermés dans leur voiture.

Le principe a fonctionné, pour une raison zoologique simple. Les grands groupes d’herbivores comptent invariablement un mâle dominant et un bouc émissaire. Lorsqu’un troupeau d’herbivores de plus de quatre ou cinq individus est transplanté dans un zoo urbain, le mâle dominant s’attaque aux autres, parfois jusqu’à la mort, car l’espace est trop réduit pour qu’un bouc émissaire vive à une distance suffisante et assume la fonction de victime. À Thoiry, les groupes, venus d’Afrique, se sont reconstitués en un quart d’heure, avec mâles dominants et boucs émissaires. Ils ont pris leurs marques sans difficulté.

Le succès du parc fut immédiat. Son ouverture, en mai 1968, a suscité un embouteillage depuis la capitale, à plus de 50 kilomètres ! Mon père a inauguré deux nouveaux parcs en 1974, la réserve africaine de Sigean et le safari de Peaugres. Puis, le parc médiéval du Colombier a vu le jour, en 1998, dans un château appartenant à la famille ; depuis, je l’ai repris à mon compte. J’ai également fondé, avec un associé, la réserve biologique des Monts d’Azur. Enfin, nous possédons un parc au Portugal depuis 2014, le zoo Santo Inácio. L’heure est au développement de nos parcs, avant d’envisager une nouvelle croissance externe.

Du patrimoine familial au patrimoine mondial

Nos parcs remplissent deux grandes missions : sauvegarder des espèces en voie de disparition et faire œuvre de pédagogie auprès du public. De façon générale, les zoos sont devenus des centres de conservation de la biodiversité. Il est important de préciser que, depuis plus de trente ans, les animaux ne sont plus prélevés dans la nature. Leur affectation entre zoos est gérée dans le cadre de programmes européens, sous l’égide de l’association européenne des aquariums et zoos, l’EAZA : pour chaque espèce, un coordinateur décide de la destination des animaux et définit leurs conditions de détention.

L’EAZA orchestre également des programmes de conservation dans le monde entier. Nous échangeons constamment avec elle, pour croiser les résultats qu’elle recueille dans la nature avec ceux que nous collectons dans nos parcs, lieux d’observation privilégiés pour les chercheurs, les étudiants et les vétérinaires. Ce faisant, nous participons à la recherche sur les soins, tout autant qu’à la conservation d’espèces menacées par le braconnage et la destruction de l’environnement. L’Europe est le continent où la faune sauvage est la plus menacée au monde, tant la densité de la population y est grande. Il persiste néanmoins des zones inhabitées où des animaux peuvent être réintroduits – au prix, certes, de choix forts et de quelques changements d’habitude de la part des populations. Des espèces qui avaient disparu du continent ont pu y être réimplantées, comme le cheval de Przewalski et le bison d’Europe. Ce sont précisément deux espèces que nous accueillons en pleine liberté dans notre réserve biologique des Monts d’Azur, qui s’apparente d’ailleurs surtout à un centre de recherche. Cette réintroduction a contribué à régénérer le biotope dans une des dernières forêts primaires de France. Depuis, des espèces végétales et des animaux y sont réapparus.

Les zoos n’ont vocation ni à remplacer la nature ni à la reproduire. Ils la mettent en scène, tout en éveillant une conscience et une interrogation chez les visiteurs. Les programmes pédagogiques que nous dispensons dans nos parcs sont visés par l’Éducation nationale. Sans prétendre apporter toutes les réponses, nous livrons notre point de vue de militants pour la préservation des espèces et contre le trafic d’animaux, l’un des plus lucratifs au monde après celui de la drogue. Il faut se réjouir qu’en la matière, les lois aient été durcies en France : si nous ne donnons pas l’exemple, comment convaincre les populations locales de renoncer au braconnage, qu’elles pratiquent parfois pour survivre ?

Sachant que nous relevons du statut juridique de l’entreprise, nous ne pouvons pas, comme les parcs anglo-saxons, créer un grand trust caritatif qui s’assimilerait à une organisation non gouvernementale et qui soutiendrait nos actions extérieures. C’est pourquoi, dès sa création en 2008, nous nous sommes saisis du nouvel outil qu’est le fonds de dotation, qui vient combler un vide juridique entre l’association et la trop rigide fondation. Il peut recevoir des dons privés, mais pas de subventions. Le tout premier fonds de dotation créé en France fut donc celui de Thoiry-Peaugres Conservation. Il est dédié à des programmes internationaux de conservation d’espèces menacées, généralement en lien avec celles qui sont présentes dans nos parcs. Nous l’orientons de plus en plus vers la conservation du biotope et la sécurisation des territoires. Cela implique de collaborer avec les populations locales, d’étudier leurs besoins et de trouver des solutions afin d’améliorer leur quotidien – et, ce faisant, de préserver leur cadre de vie. À ce titre, nous finançons la construction d’écoles dans des villages reculés, en assumant la rémunération des professeurs et l’achat de livres, nous installons des pompes à eau pour que l’irrigation soit privilégiée à la culture sur brûlis, ou nous aidons les femmes à développer une activité commerciale. Ceux qui, hier, secondaient les braconniers, y trouvent des ressources alternatives et deviennent des gardiens de la forêt, qu’ils connaissent mieux que quiconque. La population protège son environnement, se l’approprie et en fait un levier de sa vie économique, tandis que les plus jeunes accèdent à l’éducation.

Une course à linnovation

Les parcs zoologiques français évoluent bel et bien dans un marché. Dans cette profession, le taux d’échec est immense : sur quinze projets qui se dessinent chaque année, un seul voit le jour tous les trois ou quatre ans. Le ticket d’entrée est considérable, tant les aménagements sont coûteux. Ainsi, nous réinvestissons 95 % de nos revenus dans nos installations. À titre d’illustration, la maison des gorilles qui vient d’ouvrir à Thoiry a coûté plus de 4 millions d’euros. Elle démarre avec quatre gorilles mâles, en guise de test, sachant qu’il faut attendre cinq à dix ans avant de se voir affecter des animaux.

Depuis ses débuts, Thoiry multiplie les innovations pour approfondir le principe d’immersion des visiteurs dans l’espace animal. Nous nous sommes fait une spécialité des tunnels de verre, inaugurés en 1996 pour les tigres, puis étendus aux lions et aux autres animaux. Ils sont le fruit d’une observation du public. Les éthologues ont en effet constaté que les visiteurs étaient agressifs envers les animaux quand ils les regardaient en surplomb, du haut de fosses à l’ancienne par exemple. Le tunnel de verre inverse la donne : il couvre un parcours creusé à 1 mètre dans le sol, qui met les visiteurs à la hauteur des animaux. Instinctivement, les humains activent des réflexes de proies face aux prédateurs et reprennent leur juste place. Le public ne doit jamais se sentir dans sa zone de confort, mais doit toujours fournir un effort, même inconscient ; c’est pour les animaux que le confort est de mise.



Nous sommes aussi les premiers à avoir sorti les ours des fosses en béton, pour les laisser vivre dans des enclos de plusieurs hectares, bordés de clôtures élastiques. C’était rendre justice à ces beaux animaux que de leur donner un territoire à leur mesure. Exemple parmi tant d’autres, nos parcs sont les premiers, en France, à avoir accueilli des varans de Komodo. Depuis, ils sont partis ailleurs, car nous avions besoin de faire évoluer nos installations. Ils reviendront peut-être quand nous aurons des bâtiments plus adaptés. Notre métier évolue constamment ; nous devons avoir à l’esprit que les enclos que nous installons ne seront valables, en l’état, que dix à quinze ans au maximum.

Autre nouveauté, Thoiry propose depuis trois ans le spectacle Lumières sauvages, parcours au long duquel des lanternes chinoises illuminées représentant des temples et des animaux – dont des dinosaures, des dragons... – déroulent un récit. Grâce à lui, nous avons réussi l’impossible : faire sortir les Franciliens dans le froid, en hiver, la nuit ! Il a attiré pas moins de 100 000 visiteurs la première année, 150 000 en 2019 et tout autant en 2020, malgré la pandémie de Covid-19.

Nous avons aussi été pionniers en organisant des escape games dans les caves et les salons du château. Deux murder parties devaient être lancées en 2021, mais ont été mises en suspens en raison de la pandémie.

Plus classiquement, le domaine accueille divers événements : congrès des Compagnons du Devoir jardiniers-paysagistes, championnat d’Europe des arboristes grimpeurs, tournages de films, mariages...

Nous nous apprêtons enfin à lancer une offre d’hébergement, après en avoir caressé le projet pendant trente ans. Nous nous étions heurtés jusque-là à des lenteurs administratives, le site étant classé et protégé.

En 2019, le parc de Thoiry a reçu 550 000 visiteurs, pour un chiffre d’affaires de 14,3 millions d’euros et un panier moyen de 25,60 euros. Concernant 2020, la pandémie de Covid-19 a représenté 3,5 millions d’euros de manque à gagner. À eux trois, les parcs du Groupe ont accueilli 1 million de visiteurs, pour 24,6 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2019.

Mais l’innovation coûte cher, et une affaire familiale comme la nôtre risque de se faire dépasser si elle manque de moyens. C’est pourquoi, en 2015, le Groupe a cédé la moitié de son capital au fonds d’investissement Ekkio Capital, pour dynamiser le développement de ses parcs et financer de nouvelles innovations. Une nouvelle ère s’ouvre désormais, mais nous resterons fidèles à notre mission historique : valoriser et préserver les animaux.

Débat

Planter un drapeau sur la carte

Un intervenant : Dans quelle mesure contribuez-vous au développement économique de votre territoire ? Quels liens entretenez-vous avec les entreprises et avec la population alentour ?

Edmond de La Panouse : Un site touristique comme le nôtre participe nécessairement à l’aménagement et à l’animation de son territoire. Cela vaut pour Thoiry, comme pour le Puy du Fou. Nous travaillons autant que possible avec les entreprises locales, car nous avons besoin de réactivité et, par conséquent, de proximité. Au-delà, le parc plante, en quelque sorte, un drapeau, un repère sur la carte de France. Sa présence incite des entreprises à s’installer à proximité ou à y demeurer. En 1968, à l’ouverture, la commune comptait 550 habitants et 15 acteurs économiques (entreprises, commerces et professions libérales). Aujourd’hui, elle recense 1 350 habitants et pas moins de 105 acteurs économiques. Elle a davantage d’emplois que d’actifs, et autant d’actifs qui travaillent dans la commune qu’à l’extérieur, à Paris notamment.

Nous travaillons main dans la main avec la mairie et, désormais, avec l’intercommunalité. Pour qu’une commune soit vivante, elle doit avoir une école, donc des familles, et donc des logements abordables. Dès les débuts du parc, la famille de La Panouse a logé une partie de ses salariés – cadres ou employés, souvent célibataires, non prioritaires pour obtenir un logement social – dans les nombreux bâtiments du domaine. Ceux-ci ont progressivement été reconvertis, mais mon grand-père a vendu des terres à la nouvelle génération de Thoirysiens, à bas prix, pour l’aider à s’établir.

À la fin des années quatre-vingt-dix, le coût de l’immobilier explosant dans les Yvelines, j’ai été confronté à un nouveau problème : la frange de personnel qui touchait les plus bas salaires, les plus jeunes soigneurs notamment, habitait dans les départements limitrophes et avait une heure et demie de trajet par jour. Je me suis adressé à un bailleur social et ai donné un terrain à bail sur soixante-sept ans, pour 1 euro, afin de construire 28 appartements et 4 maisons. Nous y logeons aussi bien nos salariés que ceux d’entreprises locales. Cela représente, incidemment, une économie pour le parc, puisque nous avons toujours remboursé intégralement les frais kilométriques de notre personnel – représentant parfois jusqu’à 300 000 euros par an.

À chaque génération sa réinvention

Int. : Votre famille a fait preuve d’une capacité étonnante à dépasser ce qui était d’abord une nécessité – sauver le patrimoine – pour épouser une cause – la défense du vivant –, s’ouvrir sur le monde et innover. Comment s’est opérée cette bascule ?

E. de L. P. : Ce ne fut pas vraiment une bascule. Mon père est un intellectuel et un amoureux de la nature. Son propre père, secrétaire général des Forestiers privés de France, possédait des bois dans les Vosges, ainsi qu’une scierie qu’il a vendue pour créer la réserve africaine. Ensemble, ils exploraient fréquemment la forêt, de nuit comme de jour. Mon père a grandi dans l’observation et l’émerveillement de la nature. Il lui était donc naturel de la protéger, à Thoiry et partout dans le monde. Dès les années soixante-dix, quelques années après l’ouverture de la réserve, il a été sollicité pour créer d’autres parcs, notamment en Afrique – il voulait rendre à ce continent ce qu’il lui avait donné et contribuer à y préserver des espèces menacées. Ces parcs africains sont, depuis, retournés à la brousse, mais ils ont tout de même permis de réintroduire, quelque temps, des animaux qui avaient disparu de ces contrées. À la fin des années quatre-vingt, mon père a dû se recentrer sur Thoiry. L’époque était à l’élévation des consciences : les parcs zoologiques étaient certes critiqués, mais ils se battaient pour protéger les animaux, Thoiry en tête.

Certains nous reprochent de détenir des animaux en captivité, sans comprendre que nous contribuons à sauver des espèces en voie de disparition, qui sont ensuite réintroduites dans la nature. Le zoo de Jersey, par exemple, se concentre sur les animaux dont la reproduction et le retour en milieu naturel sont les plus difficiles. Face aux anti-zoos, comme à ceux qui ne craindraient pas d’asservir les animaux, mon père a tracé une troisième voie. Ma sœur et moi avons hérité de sa rigueur scientifique, pédagogique et intègre, que notre culture anglo-saxonne a par ailleurs renforcée – notre mère est en effet Américaine.

Int. : Quelle influence avez-vous eue sur l’appréhension du monde animal dans la société et sur les pratiques des zoos ?

E. de L. P. : Le principe de la réserve africaine était une vraie révolution et a rapidement essaimé. Je ne connais pas de pays développé qui ne se soit doté d’une réserve similaire à celle de Thoiry, depuis la Nouvelle-Zélande jusqu’à l’Angleterre, l’Italie ou l’Espagne. Le plus grand parc animalier du monde, à San Diego, s’est inspiré de Thoiry ; ayant des moyens bien supérieurs aux nôtres, il a aménagé un parcours en monorail plutôt qu’en voiture.

Je pense pouvoir dire que nous avons contribué à la professionnalisation du secteur, en cherchant toujours à nous hisser au niveau des meilleures pratiques mondiales. Dans les années quatre-vingt-dix, la France avait vingt ans de retard sur la prise de conscience écologique des pays anglo-saxons. Il y a une vingtaine d’années, par exemple, ma sœur a voulu créer un bassin d’otaries à Peaugres. Il était hors de question de leur faire exécuter des numéros de cirque, comme cela se faisait encore en France ; cela n’aurait pas mis en valeur leur comportement. Le public assiste donc à un entraînement médical, durant lequel l’animal n’est pas contraint d’accomplir une action, mais apprend, contre récompense, à présenter certaines parties de son corps, pour se familiariser à de futurs gestes de soin – à montrer son ventre, par exemple, pour se préparer à une échographie. Si l’animal s’y refuse, il n’est pas forcé. Ma sœur a dû surmonter les réticences de la profession pour imposer cette pratique, mais, désormais, tous les zoos l’ont adoptée.

Aujourd’hui, les parcs français n’ont plus rien à envier au professionnalisme de leurs homologues anglo-saxons ou d’Europe du Nord. Notre personnel lui-même s’est professionnalisé. Les soigneurs des débuts étaient souvent des garçons de ferme ou d’anciens dompteurs de cirque. Progressivement, des formations à ces métiers ont vu le jour. Nos soigneurs d’aujourd’hui sont plus jeunes, mieux formés, mais aussi plus mobiles et ouverts aux possibilités d’évolution qui s’offrent ailleurs.

Int. : Comment s’est déroulé le passage de relais entre la génération de votre père et la vôtre ?

E. de L. P. : À l’occasion de ses recherches historiques et généalogiques, mon père a constaté que, dans les familles, les succès et les échecs couraient sur trois générations. La première fait surgir une innovation, la suivante la poursuit et la troisième la laisse s’étioler – à moins qu’un de ses membres ne reprenne le flambeau et crée du nouveau. Rien ne nous appartient ; tout sera refait ou défait par les suivants.

Dans notre cas, la transition générationnelle s’est opérée il y a vingt ans, de plusieurs façons. Ma sœur a le parcours le plus étonnant : après des études de microbiologie et d’art, elle est devenue soigneuse à Thoiry, puis, en 1996, a rejoint le zoo de Jersey pour suivre une formation très pointue – notamment sur le plan scientifique – de directeur de parc animalier, normalement réservée aux professionnels ayant dix ans d’expérience. En guise de dossier de candidature, elle a produit un rapport sur les parcs, concluant que ceux de Thoiry n’étaient ni assez scientifiques ni assez pédagogiques. Elle est revenue imprégnée des pratiques les plus avancées. Plus tard, elle est entrée dans une école d’architecture à Londres et a suivi des études environnementales, son objectif étant de concevoir des installations zoologiques employant des technologies respectueuses de la nature. Qui, mieux que Thoiry, peut être une vitrine pour de telles innovations ? C’est dans cet esprit que nous avons bâti une “arche des petites bêtes” en bois et chanvre, mais aussi, dans un autre registre, que nous avons installé notre propre usine de biométhanisation.

J’ai, pour ma part, fait une école de commerce et pris le relais d’un père autodidacte qui ne se considérait pas comme un bon gestionnaire, mais qui avait d’excellentes intuitions et un don pour la communication. En voici une illustration : le tunnel de verre étant prisé par les félins pour leurs ébats, il l’a vendu à la presse comme le « peep-show des lions à Thoiry »...

La transmission du domaine – avec son histoire, ses savoirs et sa philosophie – s’opère donc dans la continuité, en s’enrichissant des apports des plus jeunes. La génération qui est aux manettes ne se sent pas propriétaire, mais prépare à son tour la transition. Ayant 42 ans, je travaille le passage de relais aux suivants, qu’ils soient des membres de la famille ou non. Je tiens de mon père que lorsqu’on transmet, il faut donner le pouvoir de faire et de défaire, car un modèle figé est voué à l’échec.

Accepter de perdre le contrôle

Int. : Vous avez récemment fait entrer un fonds dans votre capital. Quelles en sont les conséquences sur la stratégie du Groupe Thoiry ?

E. de L. P. : L’entrée d’Ekkio Capital était nécessaire, car notre métier demande énormément de moyens. Les installations sont très coûteuses et nous devons sans cesse innover, prendre des risques et miser sur des originalités qui feront la différence.

Après s’être concentrés sur les grandes entreprises, les fonds d’investissement ont progressivement élargi leur champ d’action, jusqu’à s’intéresser à nous. Les parcs zoologiques, qui n’ont que des coûts fixes, n’étaient pourtant pas leur cible privilégiée ! Peu ont une taille suffisante pour attirer des investisseurs. En nous ouvrant, nous avons fait un pari sur l’avenir. Seuls, nous ne pouvions pas répondre à notre ambition de développer le Groupe. J’estime qu’il vaut mieux être le petit partenaire d’un grand empire, plutôt que le roi d’un petit domaine qui se retrouve démuni face aux transformations du marché.

Pour évoluer, nous devons certes rester fidèles à notre histoire, mais aussi ménager des appels d’air, de sorte qu’au sein du Groupe, la nouveauté et le patrimoine se nourrissent mutuellement. Je me donne pour mission de diversifier le patrimoine et les activités qui en émanent, pour que l’entreprise puisse vivre sa propre vie. Cela implique que les équipes évoluent et s’étendent au-delà du cercle familial. Certains collaborateurs de la première génération sont restés quarante ans ! Dans un monde qui se transforme en permanence, on ne peut pas travailler en circuit fermé. Les nouvelles générations ont envie de changement et le management doit savoir se renouveler. L’enjeu est donc de séparer davantage la famille et le patrimoine d’une part, et les activités du Groupe d’autre part.

Notre collaboration avec Ekkio Capital a nécessité une acculturation. Alors qu’un fonds investit pour cinq à sept ans, notre développement économique suit des cycles de dix ans, et nous avons suffisamment de projets pour occuper le prochain quart de siècle ! Ekkio Capital a compris nos contraintes et la relation est bonne. Sa sortie marquera une étape pour passer au stade supérieur.

Les parcs zoologiques avancent par grandes étapes. Nous devons faire un ou deux gros investissements (de plusieurs millions d’euros) tous les quatre à cinq ans, pour attirer un nouveau public, et un petit investissement (de 200 000 à 500 000 euros) tous les deux ou trois ans, pour entretenir la notoriété des parcs. Il arrive un stade où les fonds bancaires ne suffisent plus. Les parcs du Groupe Thoiry ont un endettement faible, d’à peine 40 % du chiffre d’affaires, quand certains de nos concurrents atteignent 100 %. Nous nous sommes toujours interdit de tels niveaux et refusons de dépendre entièrement des banques.

Dans notre course permanente, nous avons donc besoin de partenaires. J’ignore qui seront les suivants ; nous y travaillons. La famille restera actionnaire, mais n’est pas vouée à être majoritaire : nous voulons être un groupe qui se développe sans rester concentré sur ses parcs historiques. Nous avons toujours eu vocation à détenir plusieurs parcs.

Int. : En faisant entrer des partenaires au capital, ne craignez-vous pas de perdre le contrôle du Groupe ? Avez-vous prévu des garde-fous ?

E. de L. P. : Même si ce n’est pas le modèle que je préfère dans l’absolu, il faut se rendre à l’évidence : l’économie d’aujourd’hui nous impose de faire entrer des tiers au capital et de perdre la majorité. Cela étant, la séparation entre la partie patrimoniale et la partie entrepreneuriale de nos activités constitue un garde-fou : la seconde peut vivre sa vie sans imposer sa loi à la première. La force de la famille est de détenir la terre. L’une de mes fonctions est d’ailleurs de gérer du foncier, c’est-à-dire essentiellement le produit du loyer payé par le parc zoologique. La famille peut donc empêcher que demain, quelqu’un veuille installer un grand huit dans les jardins. L’État le refuserait de toute façon, puisque le domaine et la campagne alentour sont protégés. les seules activités économiques possibles dans le domaine doivent donc être liées à la culture et au parc zoologique.

Bien que ce système hybride soit compliqué à gérer au quotidien, il est protecteur. Quand nous présentons un projet à la commission départementale de la nature, des paysages et des sites, 40 personnes, indépendantes du parc, donnent leur avis : associations de protection de l’environnement, architectes des bâtiments de France, élus, administrations... Un projet qui bafouerait la raison d’être du domaine aurait peu de chance d’être approuvé.

La diversification de nos activités est par ailleurs une force. Alors que tous les parcs d’attractions sont actuellement fermés pour cause de pandémie, nos jardins sont ouverts. Le zoo à pied n’est pas accessible, mais on peut se rendre dans la réserve africaine sur réservation. L’une des rares activités familiales possibles en Île-de-France est d’aller voir le spectacle de lanternes dans les jardins de Thoiry. Entre 2019 et 2020, malgré la pandémie, notre marge s’est maintenue. Cela a été possible grâce au lancement de la maison des gorilles (soit 4 millions d’euros d’investissement), qui a pu ouvrir quelques mois, et aux lanternes.

Notre réactivité nous a permis de surmonter cette année compliquée. Durant celle-ci, nous avons modifié notre offre commerciale cinq fois et jamais nous n’avons décliné autant de produits, alors que nous n’avons jamais été autant fermés !

Un cercle vertueux d’innovation et de pédagogie

Int. : Vous menez une recherche permanente sur le monde animal et l’amélioration de leurs conditions d’accueil dans les parcs. Comment s’orchestrent votre R&D et votre innovation ?

E. de L. P. : La profession tout entière est inscrite dans un cercle d’amélioration continue. En effet, l’EAZA évalue systématiquement les nouvelles installations d’un parc avant d’y envoyer des animaux, en prenant pour référence les dernières innovations mondiales. Elle encourage bien évidemment les grands enclos comme les nôtres, quand c’est possible. Au-delà, toutes nos innovations – comme notre récente maison des gorilles – sont transposées de parc en parc. Nous échangeons des informations avec la profession, et allons parfois jusqu’à offrir nos plans à certains, comme au parc safari d’Hemmingford au Québec. Ce faisant, nous contribuons à améliorer les conditions de détention des animaux en général et à renforcer le caractère pédagogique des visites. C’est aussi l’occasion de tester nos innovations dans des conditions climatiques différentes des nôtres. En retour, nous nous inspirons des améliorations que nos partenaires apportent à nos solutions.

De façon générale, les parcs zoologiques se copient allègrement, en s’adaptant toutefois aux préférences de leur public. Certains, comme les Néerlandais, sont fidèles à leur parc d’élection ; les Français, pour leur part, aiment changer de destination et suivre les nouveautés. C’est un aiguillon pour toujours se réinventer. Dans notre souci permanent d’immerger le public parmi les animaux en liberté, nous osons souvent ce que les autres ne font pas : par exemple, faire cheminer les visiteurs dans une volière de vautours ou parmi les lémuriens, avec interdiction de les toucher. Nous sommes à l’affût des technologies susceptibles de pousser toujours plus loin l’immersion, sans qu’elles se substituent à l’observation et à la pédagogie, et sans qu’elles affectent le confort des animaux.

Mon rêve est qu’une entreprise crée un verre sans tain antibruit et antireflet, que l’animal ne voie pas et qui permette au visiteur de l’observer sans le déranger. J’ai toutefois appris que, dans certains cas, ce n’était pas une solution souhaitable. Les spécialistes qui ont travaillé sur la maison des gorilles nous ont ainsi expliqué que ces animaux avaient besoin d’être conscients de ce qui se passait autour d’eux, car, à un moment ou un autre, ils apercevront nécessairement un homme au loin. L’interaction avec le public leur est nécessaire pour s’assurer qu’ils occupent un territoire bien distinct de celui des hommes. Voici comment se nourrissent la R&D et l’innovation.

Int. : Comment conciliez-vous votre engagement pour le respect des animaux, qui peut paraître austère, avec la dimension ludique que recherchent les visiteurs et votre mission scientifique pédagogique ?

E. de L. P. : Les parents emmènent leurs enfants dans nos parcs par souci pédagogique, mais reviennent s’ils se sont amusés. C’est la clé de notre activité, dont mon père était déjà convaincu. Nous avons différentes approches ludiques, à commencer par les jeux pédagogiques. La loi impose désormais aux zoos d’afficher des panneaux explicatifs ; le problème est que les visiteurs ne les lisent pas. Il faut être imaginatif pour capter leur attention, en présentant les informations sous une forme originale. Sachant que le public ne peut pas toucher les animaux sauvages – pour ne pas les imprégner –, nous aménageons toujours des mini-fermes d’animaux domestiques – parfois inattendus, comme les cochons laineux – que l’on peut approcher sans crainte. Les enfants ont besoin de contact avec les animaux, pour s’habituer à leur présence et apprendre à les respecter. Tous nos zoos comptent aussi des aires de jeu, pour que les enfants puissent se défouler. Nous les y incitons à comparer leurs capacités à celles des animaux : pourraient-ils rester suspendus toute la journée à des barres parallèles, comme un gibbon ?

Notre rôle pédagogique ne se limite pas à la découverte des animaux, mais touche aussi aux humains ! Longtemps, la visite du château a été payante, en sus de l’entrée dans le parc. La plupart des visiteurs ignoraient que la grosse maison Renaissance devant laquelle ils passaient était un château et qu’ils pouvaient y pénétrer. Autant dire qu’ils ignoraient la raison d’être du parc animalier. Le château attirait alors surtout des amateurs de monuments historiques. J’ai décidé d’inclure la visite dans le billet du parc, et ce fut un succès : nous avons accueilli jusqu’à 100 000 personnes certaines années. Ils sont un peu moins nombreux depuis que le parc s’est agrandi – ils ont moins de temps pour flâner dans les salons –, mais notre future offre d’hébergement allongera la présence sur le site et relancera la fréquentation du château.

Cette politique nous a conduits à réinventer la visite, en l’adaptant au grand public et aux familles. Un jeu de piste permet ainsi d’explorer les lieux de façon ludique et pédagogique. Les familles qui se montrent les plus intéressées et respectueuses du patrimoine sont celles qui, a priori, ne fréquentent pas les musées et n’ont rien de commun avec la vie de châtelain et la vieille noblesse catholique. Elles nous laissent de magnifiques messages dans le livre d’or. Ayant elles-mêmes une culture familiale très forte, elles apprécient qu’une autre famille leur ouvre sa maison. Je tiens à ces passerelles culturelles, à une époque où chacun est tenté de figer son identité. Le château remplit une fonction sociale ; il démontre que l’histoire appartient à tous et nous relie, indépendamment de nos milieux d’origine. Nos vases chinois prouvent que la mondialisation existe depuis toujours et nous ne manquons pas de rappeler que les familles royales françaises remontent aux Omeyyades via leurs cousins espagnols, ou que Louis XIV comptait, parmi ses ancêtres, deux cardinaux et une prostituée ! La généalogie brise les racismes et les frontières : elle révèle que nous sommes bien plus proches les uns des autres que nous le pensons.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN