Exposé de Nouredine Abboud

Parmi les industries créatives, le jeu vidéo pousse à leur paroxysme de nombreuses composantes de la production : si le budget d’un grand jeu est comparable à celui d’une superproduction hollywoodienne, les équipes qu’il mobilise sont infiniment plus larges, parfois réparties sur toute la planète, et son temps de développement est infiniment plus long. Dans ce contexte, le management s’apparente à un art d’équilibriste, mais tire parti d’un avantage incomparable : la passion. La plupart des personnes qui travaillent dans ce domaine sont des passionnés depuis l’enfance. Je ne fais pas exception : à 11 ou 12 ans, je codais déjà mes premiers jeux en langage assembleur. Après des études à HEC, j’ai exploré d’autres domaines qui m’intéressaient également, mais dont je savais surtout qu’ils me seraient utiles si, plus tard, j’intégrais le monde du jeu vidéo : j’ai notamment fait du financement structuré de projets pour la Banque Indosuez – occasion d’aborder des mégaprojets internationaux, en particulier pour Eurodisney – et créé, puis dirigé, la filiale web de l’agence de publicité BETC. J’ai fini par fonder ma propre entreprise de jeu vidéo en 2004, Interactive Revolution, avant de rejoindre Ubisoft en 2006.

Des projets pharaoniques

L’industrie vidéoludique recouvre un champ d’activités très diversifié. Il est aussi vague de dire que l’on travaille “dans le jeu vidéo” que “dans les films” : est-ce pour Hollywood ou pour une chaîne YouTube ? pour des téléfilms ou des captations de mariages ? Les jeux vidéo vont de simples applications en Flash offertes sur Internet aux blockbusters internationaux, en passant par des modules sur téléphone mobile, des titres de taille moyenne sur console, ou encore des jeux stratégiques très techniques. Je parlerai plutôt ici des jeux qui s’apparentent à des superproductions hollywoodiennes. Ils se caractérisent par leur taille pharaonique – on ne fait guère plus poussé dans l’informatique – et leur dimension internationale.

Schématiquement, le budget d’un grand jeu s’élève à 200 millions de dollars, également répartis entre la production et la publicité. Pour investir de telles sommes, il faut soit avoir une innovation à proposer, soit s’appuyer sur une marque. Mes deux derniers titres déclinent ainsi la série Ghost Recon, créée en 2001 sur un scénario du romancier à succès Tom Clancy, mettant en scène des forces spéciales américaines en mission aux quatre coins du monde. Suivie par une communauté de fans, elle compte une dizaine d’opus, dont les deux derniers, Ghost Recon Wildlands et Ghost Recon Breakpoint, ont atteint le statut de blockbuster : ils se sont davantage vendus que tous les précédents réunis.

Des talents par milliers

Les entreprises du secteur, qu’il s’agisse d’Ubisoft ou de ses concurrents (Electronic Arts, Activision, Sony ou Microsoft), se caractérisent par d’importantes forces vives de production. Dans notre cas, elles atteignent 15 000 à 20 000 personnes. Tous les projets n’ont pas besoin d’immenses équipes : Among us, par exemple, jeu indépendant qui a rencontré un grand succès ces dernières semaines, a été développé par 3 personnes. En revanche, les blockbusters mobilisent une foule de talents : 3 000 personnes ont ainsi collaboré à Ghost Recon Wildlands, toutes activités confondues. L’équipe de production comportait un noyau dur de 300 à 400 personnes, mais pouvait atteindre un millier de contributeurs lors des pics d’activité.

Ghost Recon Wildlands, sorti en mars 2017, a battu les records de vente dans le domaine très spécifique des jeux AAA, c’est-à-dire des très grandes productions. Il avait pourtant des concurrents sérieux, comme Horizon Zero Dawn de Sony et The Legend of Zelda : Breath of the Wild du japonais Nintendo. Bien qu’occidental, notre titre s’est davantage vendu au Japon que ce dernier sur son propre marché au lancement. Certes, les dizaines de millions de fans de la série Ghost Recon peuvent paraître dérisoires face aux 100 ou 200 millions d’adeptes de certains jeux gratuits, mais ces catégories sont trop différentes pour être comparées – par définition, un jeu en accès libre attire infiniment plus de joueurs que des titres comme les nôtres, qui coûtent 70 euros.

Des collaborations planétaires

Les blockbusters visent le marché international, d’où, il faut le reconnaître, une relative prééminence de l’influence anglo-saxonne, que déplorent d’ailleurs certains joueurs. Dans le cas d’Ubisoft, l’internationalisation est un principe d’organisation. Nous sommes présents dans une cinquantaine de pays, en production comme en distribution, et nos grands projets mobilisent des salariés du monde entier.

En tant que manager, je dois donc coordonner des équipes disséminées sur la planète. À cet égard, les fuseaux horaires représentent plutôt un avantage qu’une complication ; ils permettent d’optimiser la production sans accroître la cadence de travail, en organisant des rotations : l’équipe qui part se coucher passe la main à celle qui se lève. Cette configuration demande de s’adapter aux différences culturelles : il faut, par exemple, expliciter des symboles qui n’ont pas la même signification pour un collaborateur porteur d’un héritage judéo-chrétien et un Indien. Je dois aussi nourrir la motivation de chaque équipe nationale et sa fierté de contribuer au projet collectif. Ces enjeux sont spécifiques à notre secteur, car rares sont les activités qui atteignent un tel déploiement international et une telle imbrication d’équipes réparties entre tous les continents.

Au-delà des appartenances nationales, nos salariés partagent une même passion pour le jeu vidéo, et, de ce fait, une culture assez uniforme qui abolit les barrières. Je n’ai rien connu de tel dans la publicité, par exemple, où les spécificités culturelles restent prégnantes, où les agences ont leur propre mode de management et où les outils numériques ne sont pas pleinement exploités. En comparaison, le monde du jeu vidéo s’apparente à une tour de Babel futuriste, dans laquelle toutes les nationalités se comprennent et collaborent.

Cette cohésion internationale ne cesse de me surprendre, alors même que mon histoire personnelle m’a habitué à traverser les frontières. Algérien par mon père et Hongrois par ma mère, je suis né en Tchécoslovaquie et suis arrivé en France à l’âge de 6 ans. Je passe toutes mes vacances en Australie, pays dont mon épouse est originaire. Étonnamment, s’il m’arrive d’être confronté à des fossés culturels dans ma vie personnelle, je n’en rencontre pas dans le travail. Dans le jeu vidéo, l’internationalisation est portée à son paroxysme.

La culture geek en partage

Nos employés partagent un point commun : une fascination et une facilité à l’égard des technologies. Qu’ils soient graphistes, producteurs, informaticiens ou scénaristes, tous sont des geeks. Autant dire qu’ils utilisent très naturellement les réseaux et les outils collaboratifs. En tant que manager, cela me fait gagner un temps précieux.

La maîtrise de la technologie est d’ailleurs incontournable dans le jeu vidéo, quel que soit le poste qu’on occupe. Si je devais donner un conseil à un jeune désireux de se lancer dans ce monde, ce serait d’en apprendre les technologies, au point d’en devenir un expert. Tous les outils pour se former sont disponibles sur Internet. Pour ma part, c’est grâce à un livre acheté à la librairie Eyrolles que j’ai appris le langage assembleur à 11 ans !

Quand je suis entré dans cet univers, je me suis donné pour objectif de porter aussi loin que possible les possibilités graphiques des jeux. Les blockbusters se distinguent en effet par la qualité et le réalisme de leurs images, ainsi que par leur profondeur : un personnage peut explorer les moindres recoins de son environnement virtuel, peut “crapahuter” jusqu’au sommet d’une montagne ou s’y faire parachuter… Aussi larges soient nos équipes, elles ne pourraient entrer dans un tel niveau de détail pour ces centaines d’heures de jeu. Des logiciels dits procéduraux nous permettent d’automatiser la création de certains contenus : ils génèrent une forêt à partir d’un arbre, modifient l’éclairage d’une scène selon la position du soleil – en allant jusqu’à moduler la couleur des feuilles des arbres selon qu’ils sont exposés au nord ou au sud –, évaluent si le niveau de richesse d’une région imaginaire lui permet de construire des ponts…

Latout du temps long

Il faut au moins deux ans pour réaliser un jeu – et encore, c’est une prouesse. En revanche, un plus grand jeu s’élabore au très long cours. Ghost Recon Wildlands a demandé cinq ans de développement, suivis de deux ans d’enrichissement après sa sortie. Cyberpunk 2077, qu’un concurrent commercialisera dans quelques semaines, a nécessité huit ans de travail. De telles durées soulèvent des enjeux de motivation des collaborateurs : leur engagement restera-t-il intact au fil des ans, alors que leurs centres d’intérêt auront pu changer et que leur vie personnelle se sera peut-être transformée ? Durant sa carrière, un salarié aura eu le temps de contribuer à la production d’un nombre assez limité de mégaprojets. Si un développeur y fait ses premières armes à 30 ans, il aura au mieux dix cartouches, au pire trois. Et quand un projet auquel il a consacré six années de sa vie tourne court, il peut lui être difficile de tourner la page – d’autant que, sur son CV, cette période équivaut à une traversée du désert. Par ailleurs, il est rare que les chefs de produit marketing restent huit ans au même poste. Nous devons donc organiser des transitions. De façon générale, nous devons assurer un suivi très précis des contributeurs d’un projet, pour les créditer au générique, même s’ils ont quitté l’aventure sept ans plus tôt.

Le succès d’un jeu n’est jamais certain, même lorsqu’on y investit 200 millions de dollars. La sortie de Ghost Recon Breakpoint, en octobre 2019, fut ainsi relativement décevante. Peut-être arrivait-elle trop tôt, deux ans et demi seulement après Ghost Recon Wildlands qui avait battu les records. Certains joueurs n’avaient probablement pas fini d’explorer le titre précédent quand le suivant est sorti. Nous pouvions donc espérer retomber sur nos pieds à moyen terme. C’est tout l’intérêt de notre marché.

Quand nous vendions des jeux sur disque, il fallait espérer que le support soit parfait. Il était peu probable, en effet, que les joueurs fassent l’effort de télécharger des correctifs sur Internet. Aujourd’hui, cette pratique est courante. Nous commercialisons même des boîtes de jeux qui contiennent uniquement un code de téléchargement. Nous pouvons ainsi améliorer nos produits dans la durée, grâce à des mises à jour en ligne – chance que n’a pas Hollywood quand une superproduction fait un flop. Nos équipes dites live s’y consacrent. Elles ne se contentent pas de réparer les bugs, mais apportent de véritables enrichissements. Après les mises sur le marché de Wildlands et Breakpoint, nous avons proposé des nouveautés tous les mois, sous forme soit de corrections, soit d’éléments supplémentaires gratuits, soit d’additifs payants. Après un an de travail, je crois pouvoir dire que nous avons porté Ghost Recon Breakpoint à son meilleur niveau – notre communauté de fans et certains journalistes spécialisés, en tout cas, en sont ravis.

En cela, les jeux se rapprochent d’un service dispensé dans la durée (game as a service), à l’instar d’une série télévisée. Leur enrichissement régulier explique que des centaines de milliers de joueurs continuent de s’y adonner au long cours.

Après avoir acheté un jeu, certains n’y consacrent que deux heures, la durée d’un film, d’autres dix ou vingt heures, mais d’autres encore, qui sont loin d’être des fanatiques, trente-six heures durant un week-end. Trois jours après la sortie, des joueurs se plaignent déjà de manquer de contenu ! Nous estimons qu’un gamer consacre cinquante à cent heures à un titre dans un premier temps. L’enjeu est que dans la durée, grâce à la profondeur du contenu et aux enrichissements successifs, il y joue deux cents, trois cents, voire quatre cents heures.

Distanciation et management

Nous nous appuyons sur des techniques de management éprouvées – méthode Agile, Lean, Safe – qui ne garantissent pas pour autant que tout se passera bien ! En vertu de la méthode Agile, nous nous fixons des objectifs à court terme, à l’horizon de quelques semaines, et faisons le point le moment venu, avant d’envisager l’étape suivante. Il serait illusoire de planifier un projet de A à Z (conception, préproduction, préversion alpha, version alpha, version bêta…) et d’espérer en respecter le déroulement à la lettre. Jamais les choses ne se passent comme prévu. L’approche Lean invite par ailleurs à identifier les équipes sous-occupées ou sur-occupées, pour mieux répartir les activités. Enfin, la méthode Safe permet d’intégrer l’ensemble des acteurs de l’entreprise dans les prises de décision.

Maîtriser les flux de-mails

Au-delà de ces process bien connus, j’attache une attention toute particulière à la maîtrise des flux d’e-mails. Il est courant, dans les entreprises, que des collaborateurs passent deux à trois heures par jour à traiter des e-mails inutiles, et qu’ils se trouvent sous pression en fin de journée. Pour contourner ce problème, certains préconisent de traiter systématiquement chaque e-mail reçu, d’autres de ne quasiment jamais les lire – si un message est vraiment important, il reviendra ! Il me paraît indispensable d’édicter en amont les règles qui doivent régir les échanges. Du point de vue de la gestion de la production, un système qui part du principe selon lequel les e-mails produits ne seront pas nécessairement lus est en phase d’échec. Il entraîne des conflits inutiles, car les auteurs des e-mails sont frustrés, et entretient un rapport à l’information d’esquive, voire de peur. En tant que manager, si mon but est de susciter au moins de la productivité saine, au mieux du bonheur au travail, il est de ma responsabilité de réfléchir à la politique de diffusion des messages et de gestion des données. Si je permets ainsi à mes collaborateurs de gagner deux à trois heures par jour, nous remplirons nos objectifs, même avec des méthodes perfectibles.

La Covid-19, accélérateur de réorganisation

Le contexte de distanciation sociale favorise une activité confinée et solitaire comme le jeu vidéo. L’épidémie de Covid-19 a ainsi entraîné une très forte hausse des revenus de l’ensemble des acteurs du secteur. En parallèle, les capacités d’investissement augmentent. Certains investisseurs, dont les projets ne se prêtaient pas au confinement, se sont tournés vers les jeux vidéo et la diffusion de contenus en streaming. La dynamique est comparable à l’accélération qu’a connue Internet durant les années 1997 et 1998. Pour autant, ni la nature de notre travail ni la configuration du marché n’ont fondamentalement changé.

La Covid-19 est plutôt l’occasion d’expérimenter de nouvelles façons de faire. D’un point de vue très personnel, j’estime que la possibilité de travailler à distance offre une liberté incroyable. Je n’y vois aucun frein pour les interactions. Je n’en fais toutefois pas un cas général : chacun a son propre rapport à la dématérialisation des échanges, et toutes les compagnies n’ont pas la même politique en la matière. Microsoft et Twitter ont annoncé qu’elles permettraient à leurs salariés de ne jamais revenir sur leur lieu de travail, tandis que d’autres entreprises sont opposées au télétravail. Pour notre part, nous nous adaptons aux personnes et recherchons le meilleur équilibre. Je me dois néanmoins de constater que c’est au plus fort du confinement que nous avons produit nos meilleurs contenus additionnels pour Ghost Recon Breakpoint et que la marque a connu sa plus forte accélération. Nous avons démontré notre capacité à rester motivés dans ce contexte et la productivité s’en est trouvée renforcée. Somme toute, la Covid-19 nous a aidés à déployer des méthodes qui ont amélioré notre processus de fabrication de jeux vidéo.

Débat

Tenir le cap dans les traversées au long cours

Un intervenant : Entre la vision qui vous conduit à lancer un projet et le produit final commercialisé cinq à huit ans plus tard, qu’y a-t-il d’intangible ? Comment parvenez-vous à entretenir la vision initiale auprès des équipes, malgré les évolutions inévitables qui interviennent au cours des années de développement ?

Nouredine Abboud : L’une des astuces est de commencer à travailler avec une équipe assez réduite (30 personnes pour Ghost Recon Wildlands) qui s’imprègne du projet et “évangélise” les arrivants. À chaque nouvelle étape, les plus anciens dans le projet jouent ce rôle auprès des novices. La vision se transmet également à l’occasion de présentations et de réunions, et à l’aide de vidéos. Il faut aussi, tout simplement, redoubler d’énergie pour fédérer les collaborateurs autour de soi.

Au fil du développement, des difficultés de production peuvent nous conduire à modifier la vision initiale. Tout dépend de l’ampleur des virages à opérer. Lorsqu’il faut tout abandonner et repartir à zéro, c’est évidemment un coup dur pour les équipes. Quand le virage est plus limité, il se pilote assez aisément. À titre personnel, je me suis toujours donné pour objectif de préserver la vision initiale des projets. J’ai rarement dû engager des modifications profondes. Je reconnais toutefois que la frontière peut devenir floue entre le visionnaire et l’obstiné…

On pourrait croire que sur cinq ou huit ans de développement, le marché connaît de grandes évolutions. En réalité, l’avenir n’est pas si imprévisible que cela, car l’univers du jeu vidéo est constitué d’un petit nombre d’acteurs qui partagent les mêmes références culturelles et sont soumis aux mêmes temps de développement. Les développeurs et les joueurs évoluent dans la même sous-culture geek. Cyberpunk, par exemple, fruit de huit ans de développement, est adapté d’un jeu de rôles auquel tous les gamers se sont adonnés dans leur jeune âge. J’ai quelque idée des jeux qui sortiront dans les années à venir, tout simplement parce que je connais les jeux de rôles que nous avons tous aimés adolescents. Dans la mesure où le marché oppose d’importantes barrières à l’entrée, nous sommes en compétition entre nous et créons notre propre univers, avec des références partagées. Le marché est donc assez homogène. Cela présente aussi des inconvénients : certains reprochent aux développeurs de vivre dans un microcosme qui réduit leur spectre d’innovation.

Quand nous avons lancé Ghost Recon Wildlands, nous n’imaginions pas que son thème, les narcotrafiquants, deviendrait à la mode cinq ans plus tard. J’y ai travaillé avec Don Winslow, un spécialiste du sujet, dont Hollywood adapte régulièrement les romans. Hollywood, qui a des temps de développement comparables aux nôtres, y a pensé au même moment !

Int. : À l’inverse d’Ubisoft, Pixar réunit au même endroit les quelque 500 salariés qui réalisent un dessin animé, afin de maîtriser la cohérence du contenu. Si vous avez des collaborateurs sur tous les continents, est-ce parce que vous avez un tel besoin de forces vives que vous n’en trouveriez pas suffisamment dans un seul pays ? Est-ce plutôt pour capter une diversité de sensibilités, ou encore pour confier les tâches les plus répétitives aux pays où les salaires sont les plus faibles ?

N. A. : Le premier intérêt d’une telle organisation est de capter différentes tendances culturelles et de bénéficier de talents dans toute leur diversité. La nouvelle version de Prince of Persia a ainsi été confiée à nos équipes indiennes. L’intégration culturelle a toutefois ses limites : il est difficile d’introduire des références asiatiques dans un jeu mettant en scène des soldats américains en mission en Amérique du Sud…

La possibilité d’affecter un collaborateur à un type de jeu ou à une mission qu’il apprécie, indépendamment du lieu où il travaille, est aussi un vecteur de motivation.

Aucun des pays dans lesquels nous sommes installés ne pourrait nous procurer tous les talents dont nous avons besoin. Nous nouons pourtant des partenariats avec des écoles partout où nous nous trouvons. Tous les ans, les entreprises du jeu vidéo aspirent la quasi-totalité des fans fraîchement diplômés et suffisamment férus de technologies pour entrer dans le métier. Nous sommes toujours à la recherche de collaborateurs.

La dissémination des équipes nous permet aussi de jouer sur les coûts du travail, mais cela reste un argument marginal. Si je pouvais réunir tous mes collaborateurs au même endroit, je le ferais ! Il y a des avantages indéniables à travailler ensemble, malgré les optimisations liées à la répartition du travail entre les fuseaux horaires et aux différences de salaires. J’ai beau louer la dématérialisation des échanges, je n’en fais pas une règle absolue : on ne peut pas nier la dimension sociale du travail. Il faut trouver le juste équilibre. Je gagnerais davantage à travailler à proximité de mes talents que je n’y perdrais. Il se trouve que ce n’est pas possible.

Pixar a des contraintes très différentes des nôtres : dans un dessin animé de deux heures, le contenu doit être parfaitement cohérent du début à la fin. S’agissant de jeux vidéo qui durent cent heures et déploient 170 personnages dans un terrain d’activité de 250 kilomètres carrés, nous visons la plus grande cohérence, mais l’exercice est nettement plus ardu ! Don Winslow, auteur du scénario principal de Ghost Recon Wildlands, ne pouvait humainement pas rédiger les cent heures du jeu. Vingt autres scénaristes ont complété l’histoire : j’ai confié à certains les scènes situées dans une ville donnée, à d’autres les dialogues d’un personnage… Il existe par ailleurs des incohérences entre la version solo de Ghost Recon Wildlands et sa version multijoueurs, mais elles sont assumées : nous avons confié la responsabilité de cette dernière à l’équipe de Bucarest, et il était important qu’elle la développe de façon autonome.

Nos concurrents américains ont plutôt tendance à regrouper leurs équipes en un seul endroit, en raison des spécificités de leur marché : aux États-Unis, la frontière est plus floue entre le fait d’intervenir sur un projet et de travailler pour une entreprise. Dans d’autres pays, un noyau dur élabore le cœur de jeu et des contributeurs internationaux sont sollicités pour les besoins additionnels. Pour leur part, les entreprises japonaises donnent le sentiment de s’être imposé des frontières nationales, qui brident peut-être les potentialités économiques de leurs jeux. Ubisoft a fait le choix résolu d’équipes éclatées dans le monde entier – le nom même de l’entreprise renvoie à l’ubiquité ! Je considère comme un atout la possibilité de collaborer avec une multitude de talents partout dans le monde. Notez que nous recourons moins à la sous-traitance que la moyenne. Nos concurrents dont les lieux de production sont les plus concentrés sont aussi ceux qui font le plus appel à des sous-traitants sur tous les continents, de la Chine à l’Amérique latine. Où finit la sous-traitance et où commence l’intégration dans l’équipe ? Comment faire travailler un sous-traitant pendant huit ans ?

La botte secrète, ultramotivation et liberté

Int. : Le budget d’un jeu vidéo est réparti à parts égales entre le développement et le marketing. À quel stade les équipes marketing sont-elles impliquées dans le projet ?

N. A. : Dès le début, l’équipe de production engage inévitablement une réflexion marketing. Elle a peut-être tendance à estimer qu’elle peut se passer des spécialistes en la matière pour juger de la qualité d’une idée… Il arrive qu’elle sollicite en amont les équipes en charge des études de marché, sans que le service marketing n’intervienne encore. L’implication de ce dernier diffère selon qu’on travaille pour une marque connue ou pour un jeu totalement nouveau.

Il se trouve que mon directeur marketing, mon directeur créatif, mon producteur principal et moi-même sommes d’anciens publicitaires. Dans nos discussions, nous intégrons d’emblée des codes de la publicité. Ce n’est toutefois pas la règle dans le monde du jeu vidéo. Chaque entreprise a sa façon d’organiser l’intervention du service marketing dans le contenu : certaines organisent des comités de validation des idées très en amont, d’autres recourent à des équipes qui ont une bonne connaissance du domaine…

Un jeune diplômé qui intègre un poste de marketing traditionnel dans le jeu vidéo travaillera plutôt en aval, c’est-à-dire dans la vente. Il n’aura guère l’occasion d’intervenir en amont sur le produit lui-même. La seule façon d’être assuré de participer rapidement au développement d’un jeu est de créer sa propre entreprise et c’est d’ailleurs ce que j’ai fait. Pour travailler sur le contenu, mieux vaut privilégier un poste de producteur que de chef de produit.

Int. : Comment répartissez-vous le travail entre vos équipes ?

N. A. : Nous répartissons les tâches entre nos studios internes au vu de leur culture et de leurs compétences. Ghost Recon Wildlands a mobilisé des équipes situées à Paris, Montpellier, Annecy, Bucarest, Kiev, Newcastle et Milan. Il se trouve qu’historiquement, Milan et le nord de l’Angleterre ont une expertise dans les jeux de voitures. J’ai donc délibérément confié le développement des véhicules aux équipes anglaise et milanaise. Je les ai longuement rencontrées. Ayant moi-même développé des jeux de course, je suis capable de parler une journée entière de leur optimisation graphique bien spécifique !

Int. : Peut-on parler d’esprit d’équipe quand celle-ci compte 3 000 salariés ? Comment arrive-t-on à mobiliser tant de personnes, dispersées dans les cinq continents, sur un projet qui mettra au moins cinq ans à aboutir ?

N. A. : Avec un brin de provocation, je dirais que la réponse tient à notre religion : le jeu. Nous sommes certains à partager la conviction que notre métier peut donner du sens à notre vie, que notre produit a une valeur culturelle et une valeur de marché, et que nous avons de la chance d’y participer. Je n’ai pas l’outrecuidance de penser que la totalité de mes collaborateurs adhèrent à ces principes, mais ils restent fondateurs.

Les théories des organisations identifient différentes sources de motivation : la personnalité du manager, la perfection du process, le sens… Dans le jeu vidéo, il est essentiel que le manager arrive à fédérer son équipe autour d’un idéal. J’assume toutefois mes limites ; je ne suis pas un leader charismatique omnipotent, mais dès lors que je travaille avec des personnes animées d’une vraie passion, persuadées qu’elles changeront la face du jeu vidéo grâce à leur projet, je dois être capable de décliner cette passion en microtâches et en responsabilités locales. Nous avons donné à l’équipe de Bucarest l’entière responsabilité du contenu multijoueurs de Ghost Recon Wildlands. C’était pour elle une immense source de fierté et de motivation. Il n’était pas question de rater ce grand coup !

Dans le tournage d’un film hollywoodien, je doute que la totalité des personnes présentes sur le plateau aient une dévotion pour le projet. Peut-être leur motivation tient-elle surtout à la proximité avec des stars. Dans le jeu vidéo, nous avons tous le sentiment d’être des magiciens, car nous touchons tous au produit lui-même, notre star. C’est pourquoi nous atteignons un niveau de motivation que ne connaissent peut-être pas d’autres activités.

Bien évidemment, je ne pourrais pas espérer coordonner des milliers de personnes sur toute la planète sans m’appuyer sur des outils de gestion de projet, mais l’ingrédient secret reste une ultramotivation alliée à une liberté d’action.

Int. : La motivation liée au produit vaut-elle aussi quand vous créez une nouvelle marque ?

N. A. : Pour un fan de jeu, il est encore plus excitant de créer une marque que de travailler sur une série connue : il écrit l’histoire ! Dites à un développeur que, selon l’expression consacrée, il va “faire sa propre IP”, c’est-à-dire créer de la propriété intellectuelle, il se prend pour un dieu tout-puissant !

Int. : À quoi ressemble votre journée de travail ?

N. A. : Comme tout manager, je m’adapte aux urgences et essaie de trouver un équilibre entre le court terme et la vision stratégique. Une de mes obsessions est de casser les barrières : quand on me parle d’un projet technique, je réfléchis au contenu ; quand on me parle d’un projet marketing, je réfléchis à ce qu’il implique d’un point de vue technique ; quand on me parle d’un problème RH, je me demande s’il tient aux process, etc. Dans de grandes organisations, une personne au moins doit se donner pour mission d’enjamber les murs.

Int. : Outre vos fonctions de producteur exécutif, vous êtes un geek, tout autant que vos collaborateurs. Quand on manage de grands projets, faut-il en maîtriser les aspects techniques ?

N. A. : Bien que je sois fier de mon parcours, je ne prétends pas qu’il faille avoir exploré autant de facettes professionnelles que moi – codage, publicité, finance, entrepreneuriat… – pour réussir à mon poste. Ma connaissance des rouages des jeux est toutefois la marque de fabrique de ma relation avec les équipes et elle m’est très utile. J’imagine qu’un manager plus distant du produit pourrait tout aussi bien réussir ! Je constate néanmoins que chez Ubisoft, toutes les personnes qui occupent un poste semblable au mien ont un parcours diversifié. Dan Hay, producteur exécutif de Far Cry, a été graphiste dans le jeu vidéo, responsable créatif et producteur, et endosse aujourd’hui largement un rôle de scénariste. Le métissage professionnel et culturel démontre ses atouts. Pour autant, les collaborateurs que j’ai recrutés à la sortie de l’école, sans avoir eu le temps de faire leurs armes dans d’autres domaines, ne sont pas voués à l’échec. Ils traceront leur propre voie.

Une idéologie du jeu vidéo ?

Int. : Vous décrivez l’attachement au jeu vidéo comme une religion. Tel un croisé, vous sentez-vous la responsabilité de diffuser des valeurs que vous considérez comme universelles et porteuses de bien commun ? Les titres que vous avez décrits semblent valoriser un Occident vainqueur. De façon générale, le jeu vidéo est-il porteur d’une idéologie ?

N. A. : Je vous ferai une réponse personnelle, sans prétendre parler pour mon entreprise ni pour l’industrie du jeu vidéo. Quand on ne connaît pas ce monde, on pourrait croire qu’une série comme Ghost Recon vante la suprématie américaine. La réalité est plus complexe. Le scénariste de Wildlands, Don Winslow, expert de la guerre contre la drogue, est aussi un grand démocrate qui réalise et finance, sur ses propres deniers, des vidéos dénonçant Donald Trump.

Je suis convaincu que les jeux vidéo comportent une véritable valeur culturelle. Sinon, je n’y aurais pas investi une telle partie de ma vie ! Cela ne m’empêche pas d’en relativiser l’importance. Mon épouse, qui travaille chez Médecins sans frontières et a été responsable de camps de réfugiés au Darfour, prend soin de me le rappeler ! Quant à mon père, qui a vécu la guerre d’Algérie en tant qu’Algérien, il rirait de savoir qu’on soupçonne son fils de véhiculer une pseudo-suprématie occidentale. Ce n’est pas parce que nos jeux mettent en scène des soldats américains qu’ils valorisent une attitude guerrière et dominatrice. J’ai eu l’occasion d’en discuter avec des soldats et des colonels de l’armée américaine, souvent républicains. Sachant que je penche davantage pour le camp démocrate, cela a donné lieu à des discussions passionnantes. La responsabilité du contenu d’un jeu vidéo est partagée au sein de l’entreprise. Pour autant que mon rôle d’employé me le permette, je traite les contenus en fonction de mes propres idées et des instructions de mon employeur.

Il faut aussi démystifier l’influence des jeux vidéo sur les comportements. À 10 ans, j’adorais les jeux de rôles, tandis que certains observateurs y voyaient des activités satanistes. Hier soir, j’ai fait une partie sur Zoom avec mes amis d’enfance : ils ne sont pas devenus de dangereux détraqués ! Rétrospectivement, nous regarderons avec un œil amusé l’émoi que suscitent aujourd’hui les jeux vidéo.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN