Exposé de Thibaud de Prémare et Franck Jullié

Thibaud de PRÉMARE : Au sortir d’une école de commerce, je suis parti pendant deux ans en coopération en Cisjordanie, en tant que professeur de français dans une ONG. J’ai ensuite travaillé pendant deux ans chez Bouygues, puis pendant quatre ans dans une petite société de recrutement. Je me suis alors associé avec d’autres personnes pour créer un nouveau cabinet, mais, au bout d’un an, j’ai constaté que nous ne partagions pas les mêmes valeurs. C’est alors que j’ai décidé de monter ma propre entreprise de recrutement, Elzéar, en 2006.

J’ai choisi ce nom à la fois parce qu’il signifie en arabe celui par qui la chance advient et parce qu’il renvoie à Elzéard Bouffier, un personnage imaginé par Jean Giono. Dans la nouvelle L’Homme qui plantait des arbres (1953), ce berger a la patience et l’humilité de planter une centaine de glands par jour tout au long de sa vie, dans des terres qui ne lui appartiennent pas, sans en demander l’autorisation et sans en attendre de retour. Il transforme ainsi une région totalement désolée en un pays luxuriant, dont les villages se repeuplent. Pour moi, il incarne le manager visionnaire, généreux, entreprenant, patient et résilient, bref, doté de toutes les valeurs que nous avons voulu mettre au cœur de notre entreprise.

Au début, j’ai choisi de me spécialiser dans le Moyen-Orient et l’Afrique, à la fois parce que cela faisait sens avec mon expérience de coopération et parce que, à l’époque, seulement deux cabinets s’étaient intéressés à cette zone géographique, AfricSearch et Michael Page Africa. Depuis, de nombreux concurrents ont émergé.

Un an après la création d’Elzéar, Franck Jullié m’a rejoint et, à nous deux, nous avons pu bâtir quelque chose de beaucoup plus solide. Aujourd’hui, Elzéar emploie une quinzaine de personnes et réalise un chiffre d’affaires de 2 millions d’euros.

Franck JULLIÉ : J’ai le même âge que Thibaud, 49 ans, et une formation d’ingénieur. Décidé à ne pas suivre les traces de mon père et de mon grand-père, qui étaient militaires, je me suis très tôt intéressé au monde de l’entreprise. J’ai commencé par être consultant en informatique puis, en 2003, j’ai rejoint un cabinet de recrutement et j’ai tout de suite adoré ce métier. Il s’agissait d’un grand cabinet anglo-saxon, très organisé, très commercial, qui favorisait les évolutions de carrière rapides. Au bout de trois ans, pendant lesquels on m’avait confié le recrutement de cadres, puis de directeurs généraux, dans divers secteurs, j’ai été envoyé en Angleterre. J’ai découvert avec surprise la façon dont nos confrères travaillent dans ce pays : ils se constituent une sorte d’écurie de cadres qu’ils suivent pendant toute leur carrière et font tourner dans différentes entreprises. L’approche française me paraissait beaucoup plus qualitative.

J’ai donc envisagé de créer ma propre entreprise en France, avec une orientation vers l’Afrique noire, car ce continent m’intéressait sur le plan culturel et personnel. C’est alors que j’ai rencontré Thibaud, en 2006, ce qui m’a conduit à m’associer à son projet en 2007.

Un marché segmenté

Avant la crise de la Covid-19, on dénombrait 1 600 cabinets de recrutement en France. C’est un marché très concurrentiel et très structuré. Chaque cabinet se positionne sur un des segments définis par le salaire annuel des personnes à recruter et il est difficile de passer de l’un à l’autre.

La très grande majorité des cabinets – environ 1 500 – s’occupent des segments dits middle-down correspondant à des rémunérations annuelles allant de 30 000 à 45 000 euros (Page Personnel, Expectra, Vitae Conseil…) ou middle pour les rémunérations de 45 000 à 70 000 euros (Michael Page, Robert Walters, Robert Half…). Nous sommes une quarantaine à intervenir sur le segment middle-up, qui concerne les rémunérations de 70 000 à 120 000 euros, avec des cabinets tels que Sirca ou Transearch. Elzéar compte également parmi la vingtaine de sociétés qui s’occupent du segment Executive, pour les rémunérations allant de 100 000 à 200 000 euros, comme Éric Salmon & Partners, ou encore Alexander Hugues. Enfin, cinq cabinets seulement interviennent sur des recrutements pour des rémunérations supérieures à 200 000 euros : Egon Zehnder, Korn Ferry, Heidrick & Struggle, Russell Reynolds Associates et Spencer Stuart.

Deux techniques de chasse

En fonction de leur positionnement sur ce marché, les cabinets n’adoptent pas la même technique de chasse. Il existe deux grandes méthodes, la sélection ou l’approche directe.

Les cabinets de sélection, comme Michael Page, passent des petites annonces sur des sites spécialisés ou effectuent des recherches dans les “CVthèques” et sur les réseaux sociaux. La limite de l’exercice est que, par définition, ils n’ont affaire qu’à des personnes en recherche d’un nouveau poste, soit environ 30 % des profils qu’ils ciblent.

Les cabinets d’approche directe, comme Egon Zehnder, se servent d’outils tels que les annuaires des grandes écoles, les annuaires professionnels, ou d’autres bases de données encore, qu’ils achètent. Ils identifient les profils qui les intéressent et les contactent directement. Cette approche est généralement réservée à la recherche de dirigeants. Pour recruter un comptable en région parisienne, le contact direct n’a aucun sens. Il suffit de passer une annonce sur Cadremploi.

Un processus de recherche très structuré

La première démarche d’un chasseur de têtes est d’établir la liste des sociétés dont il va explorer les organigrammes. Par exemple, s’il cherche un directeur commercial pour une fabrique de chocolat, il va lister les 50 ou 100 entreprises produisant du chocolat en France, mettre à plat leurs organigrammes et recenser leurs directeurs commerciaux. Puis il les appellera un à un et s’efforcera de les intéresser à l’entreprise qu’il représente ainsi qu’au poste à pourvoir.

En général, on considère que sur 100 personnes appelées, 10 manifestent un intérêt ; le consultant en rencontre 7, il en retient 3 et son client en recrute une. En fonction de la difficulté, il faut parfois contacter jusqu’à 150 ou même 200 personnes.

Les motivations pour changer d’emploi peuvent être très diverses : évolution salariale, décalage par rapport aux valeurs de l’entreprise, problématiques familiales, ou tout simplement le fait de saisir l’opportunité qui se présente. Notre métier consiste à forcer le destin !

Entre le moment où le client nous confie la mission et le moment où nous lui remettons le rapport sur les candidats que nous avons identifiés, il se passe cinq à six semaines.

Le positionnement dElzéar

Thibaud de PRÉMARE : En moyenne, sur cinq postes pourvus par nos soins, l’un est un poste de cadre, trois sont des postes de cadres supérieurs et le dernier est un poste de dirigeant. Nous sommes néanmoins susceptibles d’appliquer la même approche pour l’ensemble de ces postes.

En quatorze ans, nous avons effectué 150 recrutements pour une ETI de 3 200 salariés, Saverglass, leader mondial de la fabrication de bouteilles de luxe pour les vins et spiritueux. Cette pépite industrielle française a les plus grandes difficultés à recruter des conducteurs de machines de verrerie IS (independent section), les seules permettant de fabriquer des bouteilles haut de gamme. On ne trouve ces machines que dans 22 verreries en France et aucun de leurs conducteurs n’est en recherche active d’emploi, ne consulte les sites de petites annonces, ni ne fréquente assidûment les réseaux sociaux professionnels. La seule solution pour recruter un conducteur de machine IS consisterait à analyser l’organigramme de chaque entreprise afin de comprendre qui fait quoi. Mais les organigrammes des ETI sont généralement peu lisibles et jamais affichés. Il nous est donc arrivé d’aller chercher des renseignements en prenant un pot au café en face de la verrerie de Reims ou de celle de Puy-Guillaume. C’est à la fois un travail de bénédictin et de vendeur de cravates, mais c’est cette difficulté qui donne tout son sel à notre métier.

En d’autres termes, nous pouvons recourir à la méthode dite d’approche directe pour des personnes ayant un BTS ou même un BEP, comme pour des cadres ou des dirigeants. Nos clients ne sont pas des directeurs des ressources humaines soucieux de protéger leur carrière en achetant des prestations à un cabinet au nom ronflant. Ce sont des chefs d’entreprise qui ont un besoin crucial de trouver la personne qui leur manque et souhaitent que quelqu’un les accompagne dans la recherche de candidats très difficilement identifiables. Ayant eu l’occasion d’apprécier notre capacité à “mouiller la chemise” pour trouver des conducteurs de machines, ils sont incités, le moment venu, à nous confier également la recherche de leur futur dirigeant. C’est de cette façon que nous avons gagné leur confiance et acquis nos lettres de noblesse.

Une cible privilégiée : les champions cachés

Franck JULLIÉ : Cette spécificité nous a conduits à nous spécialiser dans une typologie de clients très particulière, ceux que Stephan Guinchard appelle les champions cachés : des PME ou ETI industrielles, provinciales, très performantes, mais peu connues du grand public, auxquelles les jeunes ingénieurs, commerciaux ou financiers ne pensent généralement pas à adresser leurs CV. Bien que ces entreprises soient très performantes, elles sont souvent jugées peu attractives en raison, notamment, de leur localisation : qui veut aller travailler chez Saverglass à Feuquières, petit village de 1 500 habitants situé entre Rouen, Beauvais et Amiens ? Qui veut rejoindre le Groupe Roullier, spécialiste de la nutrition animale et végétale, implanté à Saint-Malo ? La plupart des jeunes diplômés préfèrent chercher des postes à Nantes, Lyon ou Bordeaux. C’est notre capacité à nous intéresser à ce marché et à convaincre des candidats de rejoindre ces entreprises qui fait la valeur ajoutée de notre cabinet.

La spécialisation

En parallèle, chez Elzéar, nous avons cocréé en 2013 un cabinet de recrutement spécialisé dans l’immobilier, Vauban Executive Search, que nous avons revendu depuis. À cette occasion, nous avons constaté que le fait de cibler un marché de niche et de construire notre identité marketing sur cette spécialisation nous conférait une remarquable efficacité, à la fois sur le plan commercial et dans la recherche des candidats. En effet, beaucoup de candidats, même lorsqu’ils changent de poste, souhaitent rester dans le même secteur d’activité.

Ceci nous a conduits à nous doter d’antennes spécialisées, en tirant profit de l’expérience que nous avions accumulée dans différents domaines, des recommandations de nos clients et aussi des candidats que nous avions fait recruter et qui font circuler nos offres.

C’est ainsi qu’en 2017, nous avons créé Elzéar Wine & Spirit, avec une équipe dédiée exclusivement aux métiers du vin et des spiritueux, ce que personne n’avait fait jusqu’alors. Nous l’avons implantée à Bordeaux, mais nous avons très vite été également sollicités pour des missions en Bourgogne, en Provence, en Pays de la Loire, ou même en Allemagne.

Nous avons ensuite créé Elzéar Defense, dédiée au monde de la cybersécurité et de la défense, pour lequel n’existait pas non plus de cabinet de recrutement spécialisé capable de gérer, par exemple, les questions de confidentialité caractéristiques de ce secteur.

De nombreux cabinets se sont spécialisés dans l’agroalimentaire, mais seulement deux ou trois dans l’agribusiness, c’est-à-dire dans le monde des tracteurs, des engrais et des semences, et seulement à l’échelle régionale, ce qui nous a conduits à créer une troisième antenne, Elzéar Agribusiness.

Thibaud de PRÉMARE : Notre quatrième antenne, Elzéar Luxe & Retail, est dédiée à un domaine dans lequel nous avons une longue expérience, pas seulement avec Saverglass, mais aussi avec Hermès, notamment.

Enfin, Elzéar MidEast Africa correspond à notre toute première spécialité.

Un modèle économique paradoxal

Franck JULLIÉ : Il est parfois plus facile d’identifier un candidat parmi de grands patrons s’exprimant dans les médias que de dénicher un technicien de maintenance qui n’a pas de compte LinkedIn. Pourtant, la rémunération des cabinets de recrutement s’établit en fonction du salaire du candidat recruté et, qui plus est, le coefficient multiplicateur augmente avec le salaire. Pour un poste rémunéré de 30 000 à 45 000 euros, le cabinet facturera 15 % de cette somme. Entre 70 000 et 120 000 euros, il montera à environ 25 %. Pour des salaires supérieurs à 200 000 euros, la facture pourra représenter jusqu’au tiers de la rémunération.

En d’autres termes, plus un cabinet se positionne sur de beaux postes, plus il bénéficiera de conditions de travail confortables, alors que la tâche est parfois plus difficile pour des postes de moindre envergure…

Thibaud de PRÉMARE : À ceci s’ajoutent les difficultés que nous rencontrons lorsque nous avons affaire à des directions des ressources humaines habituées à travailler avec des cabinets anglo-saxons, qui puisent dans leur écurie de candidats au lieu de mener des recherches selon le processus d’identification décrit par Franck. Ceci leur permet d’aller très vite et, en général, ils facturent leur prestation au succès, au moment du recrutement du candidat. De notre côté, nous facturons en trois fois : le premier tiers à la signature, le deuxième lors de la présentation de la short list des candidats et le troisième au moment du recrutement proprement dit. Les clients habitués au modèle anglo-saxon ont parfois du mal à comprendre que nous leur demandions des avances.

Deux exemples de missions

Franck JULLIÉ : Il y a quelques années, j’ai été sollicité par Décathlon, qui souhaitait développer des casques de vélo et cherchait un ingénieur spécialiste des casques. J’ai identifié les entreprises fabriquant des casques en France, puis établi l’organigramme des bureaux de R&D en élaborant ce qu’on appelle un scénario de chasse.

En l’occurrence, je me suis fait passer pour une société qui cherchait à fabriquer des casques de sécurité pour l’un de ses clients. J’ai appelé le leader dans la conception de casques et le standard m’a mis en relation avec le service marketing. Comme j’expliquais à mon interlocuteur que j’avais besoin de quelqu’un avec qui parler d’aspects techniques, on m’a renvoyé vers le bureau de R&D, en me citant deux noms. La première personne m’a tout de suite éconduit, mais la deuxième s’est montrée très intéressée. L’ingénieur en question en avait assez de concevoir des casques pour des militaires et souhaitait se réorienter vers les casques sportifs. De plus, sa femme était originaire du Nord et la perspective de s’installer à Marcq-en-Barœul correspondait au projet du couple de retourner dans cette région.

Thibaud de PRÉMARE : Autre exemple, le cimentier Holcim m’a confié la mission de trouver un directeur général pour sa filiale libanaise. Il connaissait parfaitement les organigrammes des autres cimentiers présents localement et ne voulait pas recruter chez eux. En revanche, il souhaitait embaucher un Libanais. Il fallait donc trouver un Libanais ailleurs qu’au Liban. Je suis allé me faire connaître chez les maronites de la rue d’Ulm et j’ai essayé d’identifier des têtes de réseau pour me guider parmi la diaspora libanaise. J’ai fini par identifier un Libanais, vivant au Maroc, qui avait exactement les compétences recherchées par mon client et qui a été recruté.

Débat

Elzéar en Afrique

Un intervenant : Comment procédez-vous pour recruter en Afrique, dans la mesure où les ETI pour lesquelles vous travaillez sont probablement peu présentes sur ce continent et où, pour développer l’intimité que vous revendiquez avec vos clients, il semble préférable d’être implanté sur place ?

Thibaud de Prémare : Pour employer une quinzaine de personnes, il faut décrocher cent missions par an, ce qui signifie avoir la confiance d’une dizaine de clients. Au cours des dernières années, parmi ces dix clients, il y en a toujours eu deux ou trois spécialisés dans l’Afrique, ce qui nous a permis de maintenir un lien constant avec ce continent.

Nous travaillons, par exemple, pour la Compagnie Fruitière, une société familiale basée à Marseille, qui emploie 16 000 personnes pour cultiver des bananes en Afrique, ce qui en fait le plus gros employeur de Côte d’Ivoire et l’un des plus importants du Cameroun. Être présent sur place n’est pas indispensable pour analyser les talents nécessaires à la direction générale d’exploitations agricoles en Afrique et identifier, parmi la diaspora africaine mondiale, de bons profils susceptibles d’avoir envie de retourner au pays ou dans un pays voisin du leur.

Il nous arrive de nous rendre en Afrique pour faire passer des entretiens aux candidats, mais nous avons renoncé à y créer une succursale. J’ai tiré les leçons d’une expérience dans un cabinet qui n’existe plus aujourd’hui, où nous avions eu la folie des grandeurs et nous étions dotés d’un bureau à Alger et d’un autre à Tunis, ce qui nous a rapidement conduits à la faillite.

En revanche, nous embauchons régulièrement des personnes ayant une vraie légitimité à intervenir là-bas. Je pense, par exemple, à une Libanaise qui est ensuite partie monter son propre cabinet avec quatre consultants africains, dont l’un a également développé son propre cabinet, ou, actuellement, à une consultante syrienne.

Franck Jullié : Les premières années, nous avons réalisé jusqu’à 40 % de notre chiffre d’affaires en Afrique. Ensuite, la croissance de notre activité sur d’autres segments de marché, notamment les recrutements pour des ETI françaises, a mécaniquement réduit cette part. Néanmoins, Elzéar reste identifié comme un cabinet capable d’intervenir en Afrique.

Par exemple, alors qu’Alcatel nous avait chargés de trouver un directeur général pour son activité à Douala, en précisant qu’il souhaitait un Camerounais ayant fait ses études d’ingénieur et son MBA en milieu occidental, j’ai été contacté par un ingénieur de Microsoft à Singapour, fils d’ambassadeur camerounais, qui avait fait ses études en France et souhaitait retourner dans son pays. Son profil correspondait parfaitement à la recherche et c’est lui qui a obtenu le poste.

Comment sassurer que la greffe va prendre ?

Int. : Les ETI pour lesquelles vous recrutez ont souvent une culture d’entreprise très forte. Comment vérifiez-vous l’adéquation du candidat à cette culture ?

T. de P. : Pour qu’un recrutement soit durable, il faut réunir deux types d’ingrédients, les compétences et le terreau culturel, social et moral. Même de jeunes consultants sont capables de se faire un avis sur les compétences d’un candidat d’après son parcours professionnel. Évaluer son terreau culturel, social et moral demande beaucoup plus d’expérience. C’est un exercice difficile et nous pouvons seulement espérer être moins mauvais d’année en année.

Pour ce qui est de la culture de nos clients, nous avons la chance d’avoir noué des partenariats durables avec beaucoup d’entre eux, qui nous confient des missions de façon récurrente, ce qui nous permet de les connaître de façon approfondie, presque intime.

Ceci suppose de se rendre régulièrement dans l’entreprise, de passer du temps avec ses dirigeants et avec ses donneurs d’ordres, de visiter les ateliers à chaque nouveau mandat… bref, de rentrer dans l’intimité de la société cliente. C’est tout le contraire des envois de CV à la hâte, souvent à l’aveugle ou sans aucun discernement, auxquels procèdent certains cabinets de recrutement.

F. J. : Malheureusement, les dirigeants des grands groupes sont assez peu enclins à travailler avec un cabinet comme Elzéar. Pour dire les choses crûment, confier une mission à un des Big Five, c’est un peu une assurance chômage. Le jour où le dirigeant doit quitter l’entreprise, le consultant qu’il a nourri pendant des années va s’efforcer de le replacer dans une autre entreprise, où ce dirigeant continuera de lui confier des missions… Certaines sociétés ont été ruinées par le fait que de mauvais dirigeants ont été recrutés sciemment par des cabinets qui espéraient récupérer ainsi de nouvelles missions.

Les clients auxquels nous avons affaire n’ont pas du tout ce profil. Ce sont généralement soit les propriétaires de l’entreprise, soit des dirigeants qui ont fait la preuve de leur excellence et n’ont pas de problèmes de légitimité.

Le 451e dirigeant

Int. : Nonobstant ces dérives, le chasseur de têtes n’a-t-il pas vocation à conseiller les dirigeants qu’il recrute sur leur carrière ?

F. J. : Effectivement, nous avons un rôle de conseil à jouer auprès de nos clients. J’ai calculé qu’en une année, je rencontre environ 450 directeurs généraux, ce qui me donne un bon aperçu des niveaux de rémunération, des formations ayant la cote, etc. Quand je rencontre le 451e dirigeant, je peux me permettre de lui dire que l’option qu’il envisage ne me paraît pas judicieuse.

Int. : Vous arrive-t-il de remettre en question le besoin exprimé par votre client ? Pouvez-lui lui dire, par exemple : « Ce n’est pas d’un directeur technique que vous avez besoin, mais de tel autre profil », ou encore : « Plutôt qu’un directeur des ventes et du marketing, vous devriez en prendre un pour chaque fonction » ?

T. de P. : Plus nous avons affaire aux vrais décideurs et non à des personnes faisant appel à un grand cabinet pour flatter leur image, plus nous sommes capables de leur dire non, et plus nous leur disons non, plus ils nous écoutent – à condition, bien sûr, que nous ayons des arguments solides, en particulier grâce à toutes les situations que nous avons déjà observées dans d’autres entreprises.

Deux métiers au sein du cabinet

Int. : Compte tenu du nombre de personnes à rencontrer avant de trouver la perle rare, le métier de chasseur de têtes exige probablement de grandes qualités de persévérance et de résistance à l’échec ?

T. de P. : Comme je l’ai dit, c’est un travail de bénédictin qui requiert patience, résistance et résilience. Nous exerçons en réalité deux métiers dans le cabinet : celui du consultant qui cherche des clients et celui du chargé de recherche qui identifie les candidats. Après avoir rencontré les candidats, le consultant propose sa sélection au client.

Int. : En séparant les deux fonctions, ne risquez-vous pas de perdre une partie de l’information, en particulier sur la culture de l’entreprise ?

T. de P. : Il pourrait sans doute paraître préférable que la même personne s’occupe de son client de A à Z, mais cela ne permettrait pas de développer l’entreprise. Nous sommes donc obligés de structurer l’activité.

Cela dit, le consultant a tout intérêt à être transparent vis-à-vis du chargé de recherche sur les besoins et la culture de son client, car c’est lui qui reprend la main une fois les candidats identifiés.

En réalité, nous menons trois actes de vente successifs : nous vendons une mission au client, nous vendons le client au candidat et nous vendons le candidat au client. À chaque étape, nous pouvons échouer, il est donc impératif qu’existe une symbiose totale entre le consultant et le chargé de recherche.

Lemploi du conjoint

Int. : Vous avez cité un cas où la mobilité proposée correspondait au souhait du conjoint. Parfois, ce n’est pas le cas et cela constitue un obstacle sérieux. Vous arrive-t-il de chercher aussi un poste pour le conjoint ?

F. J. : C’est en effet une vraie difficulté. Parfois, on trouve un candidat intéressé, mais si son conjoint analyse le bassin d’emploi et se rend compte qu’il aura du mal à trouver du travail, le candidat décline la proposition. C’est pourquoi les personnes vivant en couple se projettent plus facilement dans de grandes métropoles.

Il arrive toutefois que ce facteur n’intervienne pas. J’ai reçu récemment les candidatures de conjoints qui avaient tous deux la qualification de chef de cave, vivaient en Chine et étaient intéressés par le même poste. Ils nous ont dit : « Que le meilleur gagne ! Notre priorité, c’est de rentrer en France, et pour cela il faut que l’un de nous deux au moins trouve un emploi. »

T. de P. : Il nous est arrivé de faire coup double, mais c’était par hasard. L’épouse du candidat que nous avions identifié était contrôleuse de gestion et, justement, notre client cherchait aussi un contrôleur de gestion.

Ce dont vous parlez s’apparente à de l’outplacement, qui n’est pas exactement notre métier. Néanmoins, cela pourrait être une idée : créer une filiale pour placer les conjoints…

F. J. : Parfois aussi, c’est le client qui trouve la solution. J’ai recruté le responsable maintenance d’une cartonnerie et il donnait entière satisfaction à son patron, mais, son épouse ne trouvant pas d’emploi, il envisageait de quitter la région. Le patron ne voulant à aucun prix se séparer de lui, il a créé un poste pour sa femme.

Les rémunérations offertes par les PME et ETI

Int. : Comment réussissez-vous à convaincre les candidats d’aller travailler dans des PME et ETI, où l’on sait que les niveaux de rémunération sont inférieurs à ceux qu’ils pourraient obtenir dans de grands groupes ?

T. de P. : Nous devons à la fois vendre des régions et des rémunérations moins attractives que d’autres. Nous ne pouvons donc pas nous contenter de proposer une fonction statuaire et un salaire. Nous présentons l’aventure entrepreneuriale à laquelle le candidat va participer, les perspectives de développement de l’entreprise, l’opportunité que représente ce poste pour développer son employabilité en démontrant sa capacité à sortir du confort d’une société du CAC 40 et à adopter une posture d’entrepreneur, etc. Nous devons aussi convaincre le chef d’entreprise de se montrer astucieux et, à défaut, de pouvoir proposer un salaire plus élevé, d’actionner d’autres leviers. Il peut, par exemple, aider le candidat à trouver un emploi pour son conjoint, l’accompagner pour la prise en charge de la double résidence la première année, lui ouvrir la perspective d’entrer au capital, etc.

Int. : Dans le cadre du séminaire Aventures industrielles, plusieurs dirigeants issus de grands groupes nous ont confié qu’ils avaient découvert, en rejoignant une ETI, que leur rêve était de travailler dans une structure de cette taille et qu’ils ne le savaient pas jusqu’alors…

Le remplacement des babyboomers

Int. : Le départ en retraite des babyboomers doit représenter une belle opportunité pour vous : êtes-vous sollicités pour organiser des successions ?

T. de P. : Ce genre de mission doit représenter 10 % de notre activité chaque année. Assez souvent, lorsque nous cherchons un dirigeant, le chef d’entreprise nous demande de prendre en compte la possibilité que le candidat prenne sa place un jour, mais ce n’est pas toujours suivi d’effet. Parfois, après avoir observé son poulain pendant un an ou deux, il préfère rester à son poste et ne part qu’à 70 ans…

F. J. : L’une des difficultés lorsque l’on recrute un futur numéro un, c’est qu’il doit accepter d’être d’abord le numéro deux pendant quelque temps et que cela ne correspond pas au même profil.

Par ailleurs, la vague de remplacement des babyboomers n’est pas forcément aussi importante qu’on pourrait le penser. Chez Axa, par exemple, l’organisation a été optimisée et les 800 directeurs qui ont pris leur retraite n’ont été remplacés que par 300 nouveaux dirigeants…

Limpact de la Covid-19

Int. : Quel va être l’impact de la crise de la Covid-19 sur votre activité ?

F. J. : Toutes les entreprises souffrent, mais celles des secteurs de l’agriculture et de l’alimentaire connaissent des baisses d’activité relativement moins fortes, de l’ordre de 20 à 30 %, contre parfois 75 % pour les secteurs industriels de type électronique ou automobile.

Comme les perspectives sont très incertaines, beaucoup de recrutements sont reportés à plus tard. Nous avons déjà été confrontés à des crises de ce type de 2001 à 2003, ainsi qu’en 2008 et 2009. Des confrères nous ont également parlé de la crise liée à la guerre du Golfe de 1990 à 1992. Chaque fois, environ un tiers des cabinets de recrutement ont disparu, mais ceux qui avaient tissé des liens de confiance avec leurs clients poursuivaient leurs missions, à un rythme certes plus faible, en attendant que les recrutements redémarrent vraiment. Ceci prend généralement dix-huit mois, en commençant par les commerciaux et en finissant par les ingénieurs.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT