Exposé d’Elmar Mock

Gérer des créatifs constitue une véritable quadrature du cercle. Alors que je suis totalement chaotique et incapable de me gérer, je me suis retrouvé à devoir gérer des dizaines de créatifs ingérables, lorsque j’ai fondé et développé Creaholic, une société qui se charge de résoudre des problèmes insolubles pour les entreprises. Voici l’histoire de mon parcours atypique et les méthodes que j’ai progressivement mises au point pour gérer les créatifs et amener Creaholic à déposer 1 000 brevets dans 160 familles de brevets au cours de ses quarante années d’existence.

Devoir avancer alors qu’on est au bord du gouffre

Tout comme Obélix, je suis tombé sans le faire exprès dans le chaudron de potion magique dès mon enfance, qui a d’ailleurs été très complexe. J’étais très indiscipliné, un peu menteur, un peu voleur et je ne supportais pas l’autorité. À l’école, j’étais abonné au bonnet d’âne et régulièrement puni au coin de la classe. Mes notes en français, allemand et anglais étaient catastrophiques. J’ai accompli les neuf années de scolarité en onze ans. J’ai découvert à l’âge de 20 ans que j’étais dyslexique, ce qui explique rétrospectivement mon incapacité à écrire.

Mon père était horloger, ce qui m’a conduit un peu par hasard à fabriquer des montres. J’ai suivi un apprentissage d’horloger mécanicien, puis une formation d’ingénieur horloger mécanicien. Je me suis alors passionné pour la technique et j’ai suivi un mastère spécialisé dans les polymères. J’ai ensuite rejoint la société suisse ETA SA, où j’ai développé, un peu par hasard, la Swatch, qui a connu un succès mondial. Par la suite, j’ai développé chez Tissot la très populaire RockWatch.

Malgré ces deux accomplissements, je ne supportais pas l’organisation et la hiérarchie des sociétés. J’ai décidé, contre toute raison, de les quitter pour me mettre à mon compte. J’ai ainsi créé, sans l’appui de personne, une société qui ne vendrait rien, ne produirait rien, mais qui se chargerait, grâce à sa créativité, de résoudre les problèmes insolubles pour les entreprises. Cette idée de société était un peu folle, c’est pourquoi nous l’avons nommée Creaholic.

Je me suis alors retrouvé au bord du gouffre. J’ignorais tout du fonctionnement d’une société, du management et de la comptabilité. Pour survivre, j’ai dû enseigner les matériaux à l’école des sciences appliquées de Bienne. Au bout de quatre ans, j’ai commencé à embaucher d’anciens élèves, un peu au feeling, puis l’équipe s’est rapidement étoffée pour atteindre un effectif de 30 personnes.

Classifier les créatifs, pour définir et valoriser leur talent

Pour gérer une telle équipe et maintenir la créativité de ses membres, je devais comprendre leur mode de fonctionnement. En cherchant à les classifier, j’ai constaté qu’il y avait trois catégories de créatifs.

Les technosophes sont des experts techniques qui détiennent un savoir-faire. Le savoir-faire est primordial et sans celui-ci, il est très difficile de créer. Les technosophes ont reçu une formation qui leur permet de maîtriser une ou plusieurs disciplines, qu’il s’agisse d’ingénierie, de design, de science ou de propriété industrielle. Mais surtout, ce sont des spécialistes qui s’intéressent à d’autres domaines, ils adorent apprendre.

Les artisans biduliers, plus souvent désignés sous les termes d’inventeurs ou de créatifs, sont des nomades intellectuels, dotés d’une très grande curiosité. Ils adorent explorer des terrains inconnus, observer, formuler des concepts à partir de leur imagination... C’est un don qui ne s’apprend pas. C’est la trajectoire de vie qui va façonner l’artisan bidulier.


Enfin, il y a les explorateurs stratégiques. Christophe Colomb en est l’illustration même. Il était certes incompétent et menteur. Pensant aller aux Indes, il se retrouve en Amérique. Promettant de revenir au bout de trois semaines, il part pour six mois. Néanmoins, il avait une très grande force, celle d’être absolument convaincu par ses idées. L’explorateur stratégique sait convaincre, il sait embarquer d’autres fous sur un bateau et il prend le risque de naviguer avec eux sur un océan aux contours inconnus. Là encore, ce n’est pas l’école, mais les trajectoires de vie qui modèlent les explorateurs stratégiques.

Ces trois polarités ont toujours été présentes au sein de Creaholic. Elles m’ont permis de faire quelques constats.

Je pensais qu’elles se répartiraient équitablement. À ma grande surprise, les technosophes représentent 50 % des effectifs, les biduliers et les explorateurs stratégiques se partageant à égalité les 50 % restants.

Les polarités sont évolutives. Rares sont les personnes qui n’ont qu’un seul profil et rares sont celles qui conservent le même profil. Par exemple, les jeunes diplômés sont plutôt initialement des technosophes, mais ils évoluent par la suite vers “l’exploration stratégique” ou la “bidulerie”.

Ce système d’identification m’a permis de conforter et de renforcer les collaborateurs dans leur rôle, de valoriser leur expérience et leurs atouts. Je n’ai pas trouvé de corrélation entre cette classification et les fonctions ou les départements au sein de Creaholic. Cela m’a fait comprendre qu’il est plus important de valoriser des expériences que d’attribuer des fonctions. J’ai compté sur les hiérarchies naturelles, comme celles que l’on trouve chez les loups, pour qu’une structure efficace et harmonieuse se mette en place.

Trouver les bons boutons pour mettre les créatifs en marche

J’ai aussi découvert que la plupart des collaborateurs avaient trois boutons dans le dos, sur lesquels il suffit d’appuyer pour les faire fonctionner. Par ordre d’importance décroissant, je citerai la soif de connaître, le désir de reconnaissance et le gain. Ces leviers changent selon la phase de vie dans laquelle se trouve le collaborateur : jeune marié, jeune parent, jeune divorcé ou jeune retraité.

La soif de connaître est primordiale, car sans cette passion, on ne survit pas chez Creaholic. Il s’agit typiquement d’assistants universitaires qui souhaitent accroître leur expertise. Je leur confie des projets et leur laisse leur indépendance.

Concernant la soif de reconnaissance, pour motiver les personnes focalisées sur leur ego, il faut qu’elles se sentent reconnues. Il faut en faire des actionnaires, des partners, des keyplayers.

Le gain importe aussi, avec les récompenses sous forme de bonus ou les participations dans les incubations. L’argent n’est toutefois pas la seule composante du “bouton gain”. Les créatifs sont des êtres hypersensibles à l’injustice, et autant selon moi, la justice est une illusion, autant pour eux, l’injustice est une réalité tangible. Si un créatif ne se sent pas correctement traité, il n’aura pas envie de faire partie du groupe, de la société. Il faut donc instaurer un sentiment de justice et d’équité, pour que chacun puisse avoir confiance dans la force et la cohésion du groupe.


Transformer les créatifs en créatifs-entrepreneurs

Creaholic fonctionne selon un paradigme radicalement nouveau. La plupart des sociétés ont un organigramme en râteau et considèrent que la R&D est un centre de coûts. L’entreprise se sent responsable de ses créatifs et se demande comment les gérer.

Chez Creaholic, j’ai dû adopter une autre approche. Je devais considérer les créatifs comme des centres de profit, pour qu’ils puissent me faire gagner de l’argent, payer leur salaire et nous assurer un lendemain. Mais alors, comment les transformer en entrepreneurs ou, plus précisément, comment les amener à entreprendre ? à proposer des idées qui aient une valeur marchande ? à devenir responsables de l’entreprise ?

Pour réaliser ce changement de paradigme, je devais trouver un modèle de gouvernance. Devais-je être plutôt saint Martin1 ou Machiavel ? Mon choix a été influencé par mon environnement. J’étais à Bienne, en Suisse, soit dans une région bilingue. Je suis moi-même issu d’un mélange, car je ne suis ni vraiment Suisse allemand ni vraiment Suisse romand. Alors, j’ai opté pour une gouvernance généreuse à la saint Martin, mais stratégique à la Machiavel pour que l’on puisse aller de l’avant.

J’ai introduit, dès les années 1986 et 1987, l’idée du partage des risques et des bénéfices. Tous les bénéfices sont partagés et tous les collaborateurs peuvent acquérir, progressivement, une part du capital, sans que ce soit une obligation. Un tiers des collaborateurs est devenu actionnaire de Creaholic, mais j’ai veillé à ce qu’ils disposent d’une majorité du capital, de manière à ce que l’on puisse toujours prendre des décisions.

J’ai aussi décidé de rendre l’intégralité des salaires et des bonus transparents. Chacun peut connaître les rémunérations de tous. De plus, pour encourager les collaborateurs à prendre des responsabilités, je valorise leur création au sein de leur équipe, je diffuse leur mérite, afin de créer un sentiment d’équité.

Nous nous sommes dispensés d’avoir une équipe dirigeante. Toutes les trois semaines, nous faisons un conclave, le soir, en dehors des heures de travail, pour prendre quatre décisions. Les collaborateurs ne sont pas rémunérés et ne peuvent pas quitter la soirée tant que ces décisions ne sont pas prises. Si nous sommes incapables de décider, nous tirons au sort. Ne pas prendre de décision, c’est l’erreur à coup sûr ; décider à pile ou face, c’est se donner une chance sur deux de ne pas se tromper.

Quelques conseils pour gérer des créatifs

Pour gérer des créatifs, il faut d’abord connaître son propre profil de manager. Êtes-vous coercitif, en quête de respect, ou autoritaire, à vouloir imposer une vision ? Êtes-vous “affiliatif”, à vouloir tisser des liens pour créer de l’harmonie ? Ou bien démocrate, car vous cherchez le consensus par la participation ? Ou préférez-vous être exemplaire, pour devenir une source d’inspiration ? À moins que vous ne soyez un manager coach, qui délègue les responsabilités et donne les moyens nécessaires pour réussir ? Aucun profil de manager n’est parfait et aucun n’est totalement mauvais.

Les créatifs ont besoin de repousser les limites pour innover. Si vous les aidez à grandir, votre entreprise en récoltera de nombreux bénéfices. Voici quelques éléments pour tirer le meilleur parti de leur créativité.

Trouver la juste dose de structures : les créatifs ont besoin de structures pour avancer, mais elles ne doivent pas les entraver. Ils doivent aussi pouvoir organiser leur travail avec une certaine liberté.

Associer des créatifs avec des perfectionnistes productifs : cette association peut paraître incongrue ou manichéenne comme le Yin et le Yang, mais elle est essentielle. Pour avancer, il faut associer les rêveurs avec des gens capables de faire, sinon on reste dans le rêve et c’est tragique. Cependant, comme ils se détestent, il est souvent difficile de les amener à travailler ensemble.

Rester flexible : un manager classique définit un objectif. Pour l’atteindre, il décide, comme il l’a appris, du chemin à parcourir, des étapes et du budget. Quand on gère des créatifs, en revanche, on est dans le brouillard et on tire sur des cibles invisibles, illusoires, voire mouvantes. Tel l’archer zen, nous devons lâcher notre flèche en pensant au but à atteindre, et ce but est rarement atteint. C’est très paradoxal pour un manager, qui aimerait que le processus créatif soit prévisible et reproductible, de manière à atteindre à chaque fois et à coup sûr son objectif.

Éviter à tout prix la monotonie : la routine, la répétition tuent la créativité. Les créatifs ont besoin de défis. Ils détestent la paperasserie, les environnements trop stables.

Accepter les erreurs : il arrive à tout le monde de se tromper, de se trouver bloqué dans une impasse au bout du labyrinthe. Il faut se relever de cet échec et repartir avec un concept créatif plus clair. Pour aider les équipes à retrouver du courage, le manager doit les remercier du travail accompli, quel qu’en soit le résultat.

Construire un espace créatif : les créatifs ont besoin d’un espace ouvert et esthétique où ils se sentent bien pour offrir le meilleur d’eux-mêmes. Cet espace partagé est la terre fertile pour de nouvelles approches, si l’on sait créer, autour d’un objectif commun, un état d’esprit ouvert et tolérant, où chacun respecte les différences de vision des autres. Il faut aussi savoir se battre pour protéger leur temps, leur énergie et leurs ressources.

Les encourager à quitter le bureau : il est inutile de pointer la présence des créatifs au bureau. Ils ne sont pas créatifs neuf heures par jour et la solution aux problèmes tenaces ne se trouve pas au bureau. Les créatifs ont besoin de périodes de solitude. Ils ont aussi besoin d’élargir leurs horizons pour nourrir leur imagination. Je les incite à quitter le bureau pour aller voir des expositions, des conférences ou suivre des formations continues. La culture joue un rôle fondamental, car la créativité est un état d’esprit qui se nourrit d’humanisme.

S’appuyer sur leur esprit de corps pour avancer : le cliché de l’équipe créative, telle que représentée dans les banques d’images, est un groupe de jeunes, souriants et décontractés autour d’une table. La réalité est tout autre : l’équipe est comparable à un groupe de soldats au front. Ils sont épuisés, blessés, voire aveugles ; ils avancent en posant leur main sur l’épaule de leur coéquipier. Pour sortir tous ensemble de ce terrain miné, l’équipe doit savoir mettre tous ses sens en éveil.

Se donner une belle finalité pour ouvrir le chemin de la création : garder en tête la finalité de la création permet de rester motivé. Plutôt que de réfléchir à ce que le marché peut offrir en retour immédiat, il vaut mieux se demander où sera le monde dans dix ou vingt ans et comment on pourrait l’aider à aller dans une meilleure direction. Pour moi, toute création doit commencer par une mythologie de la création.

Débat

Télétravail et créativité

Un intervenant : Avez-vous réussi à maintenir la créativité de vos équipes avec le télétravail imposé par la Covid-19 ?

Elmar Mock : Compte tenu de mon âge, je n’ai pas une seule fois pris le risque de me rendre au bureau l’an passé. J’ai consacré ce temps aux nouvelles inventions. J’ai fait des ateliers avec mes équipes. Ils effectuaient les tests en laboratoire et les essais machine, puis me rapportaient les résultats sur Teams ou sur Zoom. J’étais un peu dans la posture de l’archer Zen ; je les écoutais, j’assimilais, puis je leur proposais des plans d’expériences, pour ensuite en dégager ensemble des analyses.

Cette expérience du télétravail a été enrichissante, car j’ai pris conscience que je perdais auparavant 50 % de mon temps dans des meetings absolument inutiles, durant lesquels les gens cherchaient à se couvrir au lieu de prendre leurs responsabilités. Cette période de solitude forcée, entrecoupée par des partages épisodiques, n’a pas tué la créativité. La créativité se nourrit de la présence des autres, des échanges de groupe, mais les moments de solitude sont importants pour l’inspiration.

Espace de travail et créativité

Int. : L’espace de travail de Creaholic est reconnu pour son originalité. Comment l’avez-vous conçu ?

E. M. : Nous avons récupéré un ancien bâtiment dans une friche industrielle, avec une surface au sol de 1 400 à 1 500 mètres carrés environ, et nous avons cassé tous les murs intérieurs. Il n’y avait donc plus de bureaux, plus de départements, d’emplacements attribués selon les fonctions. Nous avons conservé une seule salle, pour les réunions avec les clients souhaitant une certaine confidentialité.

Je prévoyais de regrouper les équipes projets autour d’îlots. Or, les collaborateurs se sont attribués spontanément un emplacement au travail et l’ont ensuite conservé. Cette résistance à la mobilité est compréhensible, car ils sont dans une instabilité permanente. Ils travaillent sur trois ou quatre projets à la fois, nul ne sait vraiment ce qu’il fera dans six mois, il n’y a ni budget ni plan, et tout le monde doit être constamment en prospection pour assurer ses prochains revenus.

Élément central du plateau, le bar à café assure le brassage des collaborateurs. Tout le monde s’y croise, échange, autour de boissons gratuites ou de plats préparés par des collègues qui souhaitent faire déguster leur spécialité. L’absence de structures crée une ambiance très particulière et nous nous trouvons dans un système assez horizontal. Il y a une hiérarchie formelle, certes, mais elle n’est pas ressentie. En effet, nous avons tous reçu une formation de même niveau, de type bachelor ou master, et nous nous estimons égaux les uns des autres.

Les inventions de Creaholic

Int. : Pourriez-vous nous décrire la manière de travailler des équipes et nous donner quelques exemples des problèmes résolus par Creaholic ?

E. M. : Avec nos antécédents de mercenaires suisses, nous structurons nos équipes selon chaque client. Elles peuvent comporter un ingénieur, un designer, un économiste, un juriste, qui travailleront avec ou sans le client, selon sa demande. Ce travail de mercenaires représente 80 % de notre activité, mais je ne refacture au client que 50 % du temps des créatifs. Notre taux horaire est donc assez élevé afin que nous puissions nous en sortir.

Les 50 % du temps restants sont “offerts” aux équipes. Elles consacrent 30 % de ce temps à se ressourcer à l’extérieur. Avec les 20 % restants, nous développons de nouvelles idées en notre nom propre et nous les proposons à nos clients. Si les clients ne veulent pas d’une de nos idées, alors que nous sommes convaincus de son potentiel, nous la lançons en créant une start-up. À ce jour, nous avons 15 start-up à notre actif.

Je n’ai pas l’autorisation de parler en détail de nos réalisations pour L’Oréal, Nestlé, Tetra Pak, Boehringer Ingelheim, ou encore Ikea. Nous avons développé le “flatpack”, le nouveau système d’emballage écologique des meubles d’Ikea. Une bonne partie du système d’ouverture des Tetra Pak, qui repose sur un système de soudure, a été développé avec nous. Nous avons travaillé pour l’automobile, l’horlogerie, l’alimentation et les produits pharmaceutiques. Nous intervenons dans tous les domaines, à l’exception de l’armement. Je n’oblige aucune personne à travailler pour un client qui lui poserait un problème d’éthique, comme un cigarettier, par exemple.

Je serai plus loquace sur les start-up. Nos solutions de soudure sur des matières poreuses, comme les os et le bois, ont donné naissance à des start-up. Autre exemple, nous avons émis l’hypothèse, il y a vingt ans, que le monde connaîtrait une pandémie bactériologique en 2020. Nous avons donc cherché des solutions pour améliorer l’hygiène et avons mis au point un système qui permet de se laver les mains avec moins d’eau, moins de savon et plus rapidement. Ce système est commercialisé aujourd’hui par Smixin, une spin-off de Creaholic.

Poursuivant l’idée que l’eau avait de la valeur, nous avons développé des systèmes qui réduisent la consommation en eau des douches. Cette année, L’Oréal a reçu à Las Vegas le deuxième prix de l’Innovation du CES 20212 avec l’une de nos inventions. Celle-ci permet de laver les cheveux d’une cliente avec 2 litres d’eau seulement, au lieu des 12 à 15 litres habituellement utilisés. Cette invention représente une économie de 400 euros par an pour un coiffeur, qui dépense 600 euros par an en eau chaude, et elle est bonne pour la nature.

Comme nous ne travaillons jamais sur les mêmes idées, nous attaquons les nouveaux projets en situation d’insécurité, d’inconnu. Au démarrage d’une collaboration, nous en savons moins que nos clients sur leur domaine, mais nous sommes en mesure d’exploiter les connaissances approfondies que nous avons acquises dans de nombreux autres domaines. Ce que j’ai développé pour l’emballage, j’ai pu l’utiliser pour la voiture. J’ai été surpris de voir à quel point l’approche créative, la recherche de solutions, l’utilisation des sciences et des technologies étaient similaires d’un secteur à l’autre. Nous incitons les clients à utiliser ces recoupements, car ils fournissent souvent la solution à leur problème.

Méthodes de créativité

Int. : David Kelly, le fondateur d’Ideo et l’inventeur de la souris du Macintosh d’Apple, procédait d’une manière assez similaire à la vôtre, en bricolant et en transposant les choses d’un domaine à l’autre. Ce modèle vous inspire-t-il ou, au contraire, vous en démarquez-vous ?

E. M. : Creaholic et Ideo ont beaucoup de points en commun. Curieusement, Ideo s’est développé du design vers la technique, tandis que nous avons fait l’inverse. Puis Ideo s’est orienté vers le consulting.

Je suis dyslexique, je déteste lire et, a fortiori, je déteste recopier. Je n’ai jamais cherché à imiter un modèle ou à m’inspirer d’une personne. En revanche, je crois très fortement à l’hybridation. Après tout, un smartphone n’est rien d’autre qu’une hybridation entre un téléphone, un ordinateur, un organiseur, une télévision et un appareil photo. Aujourd’hui, la création, ce n’est pas tant d’inventer que de savoir reprendre le meilleur des objets et des hommes pour produire quelque chose d’encore plus performant. Nous sommes en cela des “Frankenstein positifs”.

Int. : Que pensez-vous de la méthode Triz ?

E. M. : Peu de gens le savent, mais la méthode Triz a repris les principes d’une autre méthode, développée dans les années 1930 par l’astrophysicien Fritz Zwicki : l’analyse morphologique. J’ai été formé à cette méthode dans les années 1970.

L’idée générale est de casser un problème en sous-problèmes et de chercher toutes les solutions possibles à ce problème. On les passe ensuite au tamis de tout un ensemble de paramètres, tels que les brevets, les tendances, etc., de manière à retenir la meilleure solution. J’adore la méthode Triz, car elle permet de ne rien oublier, mais je ne suis pas assez systématique et méthodique pour la suivre. Pour moi, toutes ces méthodes sont de très bonnes béquilles nous aidant à nous déplacer du problème vers la solution. Il faut juste trouver la béquille adaptée à votre personnalité ou à votre formation.

Les “créatifs” sont-ils créatifs ?

Int. : Avez-vous travaillé avec des industries créatives ? Des entreprises créatives ou des institutions culturelles ont-elles fait appel à vous ?

E. M. : Le terme de créatif est étrange, car ceux qui se revendiquent de cette dénomination sont rarement très créatifs. Les graphistes qualifient leur métier de créatif, pourtant ce sont le plus souvent de bons techniciens du dessin. Les institutions culturelles se disent créatives, alors qu’elles sont rigides, conservatrices et n’ont aucune vision créatrice. Je n’ai jamais travaillé avec quelqu’un qui se prétend créatif. Se considérant lui-même “créatif”, il ne voit pas en quoi il aurait besoin de travailler avec d’autres créatifs.

Je vois là un peu les raisons pour lesquelles j’ai mis vingt-cinq ans à travailler avec une société française. Les Français se sentent autosuffisants en matière de création, comme le dit si bien le slogan : « En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées. » Ils considèrent qu’ils n’ont pas besoin de Suisses pour les aider. Je n’ai retrouvé nulle part en Europe cette culture de clocher, de l’entre-soi, où les gens se respectent et se fréquentent selon les écoles qu’ils ont faites ou les parcours académiques qu’ils ont suivis.

Des sociétés reconnues pour leur créativité ont ponctuellement fait appel à nous. Le Cirque du Soleil nous a fait intervenir, non pas sur leur spectacle, mais sur des équipements pour leur spectacle.

Hybridations culturelles

Int. : L’approche très novatrice de Creaholic a-t-elle été accueillie de manière différente en Europe, selon les cultures de chaque pays ? Avez-vous noté une différence entre les Français, plus artisans dans l’âme, et les Allemands, plus rigoureux sur le plan industriel ?

E. M. : Travailler avec les Allemands a toujours été très positif. Accepter une nouvelle idée ne leur a jamais posé de problème. Ils se demandent juste comment ils vont l’exploiter et la réaliser. En France, c’est bien plus compliqué. Chaque fois que nous apportons une nouvelle idée, il y a une discussion sur l’idée elle-même, et pas forcément sur sa faisabilité.

Les cultures ont une immense influence et elles nous marquent bien plus profondément qu’on ne le pense. Elles présentent toutes des différences, mais aucune n’est meilleure que l’autre. Je crois très fortement à l’hybridation des cultures, étant moi-même un croisement de plusieurs cultures. La créativité se nourrit de la multiculturalité. Je veille à ce que mes équipes pluridisciplinaires soient aussi pluriculturelles. Leurs membres sont surpris, se surprennent et les équipes s’apprêtent dès lors à faire des découvertes surprenantes.

Travailler avec des pays très monoculturels, comme le Japon, a été compliqué. Avec le temps, nous avons trouvé des manières de collaborer et nous avons développé des choses surprenantes avec leur créativité. Contrairement aux idées reçues, les Japonais ne font pas tous de la gymnastique en groupe, de manière disciplinée. Les Japonais excentriques sont bien acceptés dans la culture japonaise. Curieusement, les cultures dites “fermées” sont parfois plus tolérantes que les cultures dites “ouvertes”.

Int. : Comment ce climat de créativité, nourri par tous ces principes originaux, se concilie-t-il avec la rigueur suisse ?

E. M. : La Suisse est très paradoxale. C’est le peuple le plus conservateur et le plus xénophobe que je connaisse, à l’exception peut-être des Japonais. Pourtant, la Suisse est depuis des années numéro un mondial dans le domaine des brevets ou de l’innovation.

Pour être créatif, je dois me trouver dans un état d’instabilité personnelle permanent. Cela n’est possible que dans un environnement global extrêmement stable. Je dois être sûr que l’école, les trains, les hôpitaux, l’État fonctionnent parfaitement. Si j’ai confiance dans mon pays, cela m’enlève un immense souci. J’ai appris que dans la vie, on ne pouvait pas porter plus de 4 ou 5 cailloux à la fois dans son rücksack (sac à dos) ; la Suisse me libère la place suffisante pour y ajouter mes propres cailloux.

Développement et évolutions

Int. : Comment votre activité se développe-t-elle ?

E. M. : En fait, 90 % de notre chiffre d’affaires provient de sociétés qui ont déjà fait appel à nous. Elles nous ont fait confiance et nous chargent de nouveaux projets.

Ces sociétés nous testent en général sur un premier problème. Il n’est pas crucial pour elles, mais il est “casse-gueule” et elles n’ont pas réussi à le résoudre. Puis, elles vont un peu plus loin, en nous testant sur un deuxième problème, et ainsi de suite, jusqu’à nous faire totalement confiance. Elles savent qu’en nous donnant leur confiance, nous déploierons pour elles toute notre créativité sur le long terme.

Int. : Creaholic a d’abord connu une croissance endogène assez lente, le recrutement des collaborateurs s’est fait de manière progressive. Puis, ses effectifs ont quasiment doublé d’un coup, quand elle a récupéré une entité de Swisscom. Est-ce que cela a modifié le subtil équilibre autour des créatifs et les règles de gouvernance que vous avez décrites ?

E. M. : Effectivement, cela a créé un profond choc culturel. J’ai quitté ma fonction de dirigeant, car je ne souhaitais pas m’occuper de 60 personnes. Parmi les 30 personnes de Swisscom qui nous ont rejoints, seule une petite moitié a “survécu”. Peu ont supporté de passer de la structure très hiérarchisée de Swisscom à ce “machin” indéfinissable qu’est Creaholic.

À ma grande surprise, cette nouvelle équipe m’a permis d’ajouter une compétence à Creaholic. La créativité est émaillée de modes : un jour, la mode du design thinking d’Ideo, puis celle des chapeaux sur la tête3, puis celle du Human-centered design. Un de nos clients souhaitait être formé aux dernières techniques de créativité et je me suis rendu compte que cette nouvelle équipe avait la capacité et la compétence de le faire.

Nous avons aussi dû revoir la politique de transparence totale des salaires, qui choquait les nouveaux arrivants. Nous sommes devenus un peu plus pudiques, en dévoilant uniquement des grilles de salaires selon les fonctions.

Creaholic doit aujourd’hui se réinventer pour répondre aux attentes de 2021 et se défaire de la vision post-soixante-huitarde qui m’avait guidé au moment de sa création en 1986. J’ai donc remis les clés de la société à mes collègues, tout en conservant 1 % de mes parts à titre symbolique. Ils gèrent les équipes en restant fidèles à nos principes. Ils évitent notamment toute injustice afin de motiver les gens et leur donner un sentiment d’appartenance. Je leur souhaite de réussir avec leurs propres méthodes.

À quoi servent les brevets ?

Int. : Comment gérez-vous les brevets ? Qui est titulaire du brevet ? Les mettez-vous en licence ?

E. M. : Je distinguerai trois grands types de brevets, selon leur rôle. Le brevet “château fort” permet de protéger une découverte extraordinaire. Avec ce brevet, vous êtes propriétaire d’un château fort au milieu d’une vallée encaissée. Tous ceux qui passent dans cette vallée doivent payer une taxe au châtelain.

Le brevet “mines est approprié aux terrains plats. Un château fort sur un terrain plat n’a pas de sens, car tout le monde peut le contourner. Par contre, on peut y poser des mines dans l’espoir d’arrêter un concurrent. Il faut cependant avoir les moyens d’une grande entreprise pour déposer ces brevets mines en nombre.

Enfin, on peut déposer des brevets “pour noyer le poisson”. Il s’agit de déposer un très grand nombre de brevets, dans l’espoir de trouver une monnaie d’échange avec ses concurrents.

Je trouve les brevets socialement et économiquement inacceptables, car ils donnent un droit exclusif à une société pendant vingt ans. Leur seule justification à mes yeux est qu’ils permettent de continuer d’investir dans la recherche. Le brevet est indispensable pour une start-up, car il sécurise son développement. Il rassure aussi les investisseurs. Ils ont ainsi la certitude d’avancer leurs fonds au propriétaire légal de l’invention.

Creaholic n’a pratiquement jamais déposé de brevets en son nom sur le long terme. Nous brevetons les idées qui en valent la peine pour une durée de trois ans, car le coût d’un tel brevet est modique – de 3 000 à 10 000 euros. Au bout de trois ans, il augmente très fortement, et l’enjeu est alors de trouver un financeur. Je dépose des brevets au nom de mes clients, principalement Nestlé, Tetra Pak et L’Oréal. Un brevet peut coûter jusqu’à 200 000 euros si on le dépose en plusieurs langues et qu’on le renouvelle.

Je ne commercialise pas les brevets, je les offre à mes clients. Je leur donne ainsi la garantie d’être les propriétaires des idées que nous développons pour eux. Ils peuvent déposer le brevet dans les classes relatives à leur activité, mais nous conservons l’exclusivité du brevet dans les autres classes. Tetra Pak pourra exploiter un brevet d’emballage dans le domaine alimentaire et nous pourrons l’exploiter dans d’autres domaines, comme l’horlogerie ou l’automobile.

Nous avons pu concevoir Smixin de cette façon. C’est un robinet qui aère le mélange d’eau et de savon. Il lave mieux et il est plus économe en eau et en savon. Nous avions initialement mis au point cette invention pour Nestlé, afin d’optimiser le mélange des boissons réalisées à partir de lait condensé ou de café condensé. Nestlé a déposé le brevet de cette invention dans le domaine des boissons tandis que nous l’avons exploité pour un autre domaine.

Int. : La propriété intellectuelle des idées et des inventions ne devrait-elle pas plutôt revenir aux créatifs de Créaholic ?

E. M. : Selon la loi fédérale suisse, un inventeur n’a pas de droits sur un brevet s’il est employé. Son nom est toujours indiqué sur le brevet, car l’inventeur a le droit à l’honneur de l’invention, mais la propriété intellectuelle revient à 100 % à son employeur.

J’ai déposé en mon nom 7 brevets chez Swatch, mais je n’ai jamais touché un centime dessus, si ce n’est un bonus de 700 francs suisses en fin d’année. D’un autre côté, sans mon expérience et mon histoire chez Swatch, qui démontraient ma capacité à inventer, je n’aurais jamais été en mesure de créer ma société.

La créativité n’a ni sexe ni âge

Int. : Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la mixité des équipes de créatifs ? Les femmes sont-elles plus créatives que les hommes ? Ont-elles tendance à être technosophes, bidulières ou exploratrices ?

E. M. : Nous n’étions que des hommes au démarrage. En Suisse, le métier d’ingénieur était traditionnellement exercé par des hommes et les premières ingénieures que j’ai engagées provenaient du monde anglo-saxon. Aujourd’hui, Creaholic compte 40 % de femmes. Les technosophes sont encore à dominante masculine. Le groupe des biduliers est plus mixte. Ces derniers ont reçu des formations plus artistiques, d’architectes, de designers, de concepteurs, qui attirent davantage de femmes. La catégorie des explorateurs stratégiques reste majoritairement masculine, peut-être parce que les femmes n’aiment pas particulièrement la prise de risque qui la caractérise.

J’ai rencontré des femmes hyper-créatives, mais j’ai constaté que nombre d’entre elles ne s’autorisent pas à l’être, car elles cherchent à être très structurées, très carrées, peut-être parce que la société les pousse à imiter les hommes. La créativité est liée à l’histoire personnelle du créatif et non à son sexe. En réalité, la question du sexe du créatif ne se pose pas. Quand on travaille avec une personne, on oublie très rapidement qu’il s’agit d’un homme ou d’une femme, on travaille avec l’esprit de cette personne.

Int. : J’ai toujours pensé qu’on ne pouvait rester chercheur toute sa vie. Peut-on demeurer créatif toute sa vie ?

E. M. : Cette question revient à se demander : « Comment rester jeune toute sa vie ? » La créativité n’est pas une question d’âge, c’est une question d’attitude, il faut savoir rester adolescent. L’adolescence est un état intermédiaire précieux entre le côté chaotique de l’enfance et le côté plus stable, plus précis, plus structuré de l’adulte. Je retrouve en moi le côté passionné des adolescents et je sais que le jour où je serai sérieux, je ne serai plus créatif.

Pour rester créatif toute sa vie, il faut maîtriser une forme de schizophrénie, qui consiste à avoir alternativement la tête dans les nuages, puis les pieds sur terre. En Suisse, on dit qu’on “pelote” les nuages. Néanmoins, si l’on n’extrait pas de ces nuages une substance nourricière, on ne survit pas. Par moments, je suis rêveur et, par moments, je suis d’une grande brutalité économique. Au fond, le pire pour un créatif, c’est le farniente. Dans cette douce oisiveté, il pense à tout sauf à créer. Le stress stimule le créatif, à condition d’en trouver le niveau optimal. Trop intense, il est néfaste, trop léger, il est inefficient.

Int. : Je vois bien comment je peux accorder ma confiance à un technosophe, dont la légitimité s’appuie sur son expertise technique. Comment construit-on une relation de confiance avec les biduliers et les explorateurs ? Doit-on plutôt avoir foi en eux ?

E. M. : Je suis né dans une famille catholique fondamentaliste et j’ai été fasciné toute ma vie par la vie des moines, en particulier celle des bénédictins. Cet environnement très catholique m’a enseigné l’art d’infiltrer les idées et le cœur des autres. Cet art de la manipulation peut être positif dès lors qu’il est exercé avec honnêteté. C’est une question de déontologie personnelle.

Int. : Comment un jeune pourrait-il vous convaincre de l’embaucher, alors qu’il n’a aucune légitimité face à un inventeur aussi reconnu que vous ? Quels conseils lui donneriez-vous ?

E. M. : Je fonde la collaboration sur la confiance. Je ne peux pas travailler avec des personnes en qui je n’ai pas confiance. Je dois donc accorder aux nouvelles recrues une présomption de confiance. La confiance se construit au fil du temps, mais si je la perds, je me sépare de la personne.

Les antécédents d’un jeune peuvent amorcer ma confiance en lui. Cependant, j’accorde plus facilement ma confiance à quelqu’un qui a déjà quelques réalisations à son actif.

Je donnerai le conseil suivant aux jeunes : à chaque fois que vous décidez de vous orienter dans une direction, par exemple vers un doctorat, vous vous engagez dans un bloc temporel de trois à cinq ans. Nous ne disposons que d’un nombre limité de blocs temporels. Notre existence passe très vite, aussi vite qu’une semaine de vacances. Un doctorant se trouve déjà au mardi soir de cette semaine-là. Chaque fois que vous consacrez du temps à faire quelque chose, vous engagez et vous consommez une partie de votre seul vrai capital, votre vie. Vous devez avoir la vision de ce que vous ferez dans cinq ou dix ans et ne pas croire que les choses sont éternelles. Vous devez croire en ce que vous faites et ne pas perdre votre temps. Grâce à cela, vous irez plus loin.

1. Saint Martin est devenu le symbole du partage en offrant une partie de son manteau à un pauvre transi de froid.

2. Salon international couvrant tous les domaines du monde high-tech, il est la référence incontournable en matière d’annonces et d’innovation.

3. La mode des chapeaux fait référence aux méthodes créatives d’Edward de Bono.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Erik UNGER