Exposé de Michel Draguet
Le musée, miroir social
Institutions ayant traversé les siècles, vouées à la conservation d’un héritage artistique, les grands musées nationaux n’en sont pas moins traversés par les tensions politiques, sociales et économiques de leur époque. C’est ainsi à un impératif politique que répondent les musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Fondés par Napoléon Bonaparte en 1802, installés dans des bâtiments historiques au cœur de Bruxelles, ils entendent démontrer que bien avant l’indépendance du pays, en 1830, l’identité belge remonte à la fondation des États bourguignons et s’est cristallisée autour des primitifs flamands, pour se perpétuer jusqu’aux créateurs contemporains.
Paradoxalement, ce récit historique fédérateur contredit la tendance à l’éclatement qui frappe la Belgique. Avec une subvention publique qui ne couvre que 48 % de son budget – le reste provenant de recettes propres –, on peut aussi s’interroger sur le rôle de service public que l’État confère à nos musées. Henri Loyrette avait formulé une remarque similaire lorsqu’il était à la tête du Louvre… et son mandat n’a pas été reconduit. Je m’autorise donc à livrer cette interrogation en dehors de mon pays, mais j’évite de le faire en Belgique face à ma tutelle ! Les économies qui nous ont été imposées ces dix dernières années ont entraîné une diminution de 20 % de nos effectifs. Quand la dotation publique destinée à nos dépenses de personnel (5 millions d’euros) rémunère des agents statutaires en voie de disparition, 60 % de notre dotation de fonctionnement (4 millions d’euros) est consommée par notre facture énergétique. Pour survivre, notre institution doit donc s’inquiéter de la demande et satisfaire un public aux exigences nouvelles. De fait, nous ne pouvons totalement échapper à la “spectacularisation” qui gagne la majorité des musées dans le monde.
L’universalisme des musées en question
La vocation des grandes institutions comme la nôtre est attaquée par des groupes d’acteurs qui exigent le respect d’une certaine éthique, tout particulièrement en ce qui concerne les rapports au genre et au monde colonisé. Il est vrai qu’en tant qu’Occidentaux, nous sommes les héritiers d’une histoire, dans laquelle nous ne nous reconnaissons pas volontiers, et d’un patrimoine dont l’origine est questionnée par l’épisode colonial. Le “décolonialisme” est l’une des expressions les plus frappantes des nouvelles attentes que nous assigne la société. Ainsi émergent des demandes de restitution d’œuvres, portées non par les pays africains anciennement colonisés, mais par des diasporas locales imprégnées de la pensée du décolonialisme, qui puise ses racines en France et s’est développée aux États-Unis. Après la décolonisation, alors que les universités françaises et belges abandonnaient les études coloniales, le déconstructionnisme et la French Theory, portés par Jacques Derrida, Roland Barthes, Pierre Bourdieu, ou encore Michel Foucault, ont essaimé dans les universités anglo-saxonnes. Des départements d’études communautaristes y ont vu le jour, consacrés en particulier aux Noirs et aux femmes. Ces courants se sont radicalisés et s’implantent en Europe depuis une petite décennie, réinvestissant l’espace laissé vacant par les études coloniales. Le manifeste de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, Restituer le patrimoine africain, traduit bien la radicalité de leurs positions : le colonialisme est un crime contre l’humanité, l’universalisme en est un avatar, et quiconque voudrait discuter ces vérités doit être voué aux gémonies. Le sujet n’est ouvert à aucune discussion.
C’est pourtant pièce par pièce qu’il faudrait juger des conditions dans lesquelles les œuvres ont rejoint les collections de nos musées – toutes n’étant pas le fruit de spoliations. Ceux qui affirment que l’Afrique a été entièrement dépouillée témoignent d’une vision occidentale du patrimoine, essentiellement sculpturale. Et pourquoi faire une exception du cas africain ? À embrasser cette logique, il serait légitime que la Grèce récupère les frises du Parthénon exposées au British Museum, mais aussi que les musées du Louvre et du Quai Branly soient presque entièrement vidés. Les musées royaux des Beaux-Arts de Belgique n’y échapperaient pas, eux dont la collection d’art italien résulte des pillages des armées révolutionnaires en Italie. Mais peut-être récupérerions-nous les œuvres flamandes détenues par la plupart des grands musées occidentaux ? Nous aboutirions à un absurde surrégionalisme de la culture et ne verrions plus les œuvres que là où elles ont été produites.
La question de l’universalisme des musées est ainsi posée. L’universalisme est aujourd’hui honni, en dépit de tout ce qu’il a de porteur – des penseurs africains comme Léopold Sédar Senghor l’ont d’ailleurs valorisé, au même titre que la négritude. Les musées ont pour défi de lui restituer une valeur positive. Aux côtés des philosophes, des enseignants et des historiens, ils doivent réinventer ce concept taxé d’être occidental, colonisateur et autoritaire, et redéfinir une universalité qui abandonne les oripeaux de l’Europe dominante d’hier. Les musées sont précisément des lieux où l’on expérimente l’universalité, dans le temps et dans l’espace ; ils sont en cela des vecteurs de tolérance.
Nouvelles attentes, nouvelle censure ?
La nouvelle exigence éthique enjointe aux musées touche également aux relations sociales et aux mœurs dont les œuvres témoignent ou dont leurs auteurs sont accusés. La directrice du musée d’Ottawa fut ainsi sévèrement critiquée pour ne pas avoir assorti l’exposition de portraits de Paul Gauguin de mises en garde quant aux relations que le peintre entretenait avec ses très jeunes modèles, tandis que la National Gallery s’était fendue de cartels réprobateurs : « Nul doute que Gauguin a tiré parti de sa position d’Occidental privilégié pour profiter de toutes les libertés sexuelles dont il disposait », y lisait-on. Rappelons pourtant qu’à l’époque, l’âge de la majorité sexuelle était de douze ans, et qu’on ne peut légalement imputer aucun crime à Gauguin – même si, moralement, on réprouve son comportement. Il est presque impossible de faire entendre ces nuances dans le débat actuel. Certains musées américains envisagent même de retirer Gauguin de leurs cimaises, tout comme l’acteur Kevin Spacey, accusé de harcèlement sexuel, a été “effacé” du dernier film de Ridley Scott.
Selon la déclaration de Fribourg sur les droits culturels, « le terme culture recouvre les valeurs, les croyances, les convictions, les langues, les savoirs et les arts, les traditions, institutions et modes de vie par lesquels une personne ou un groupe exprime son humanité et les significations qu’il donne à son existence et à son développement ». Cette définition accorde un rôle central à l’individu et dessine en creux les attentes assignées aux musées. L’augmentation permanente du nombre de visiteurs fait de nos musées des lieux de cristallisation. Leur fréquentation s’est d’ailleurs accrue depuis qu’a éclaté la pandémie de coronavirus – avant le confinement, naturellement –, tandis qu’elle avait brutalement cessé après les attentats de 2015. Le musée semble être perçu comme un lieu où l’on se raccroche à une mémoire collective pour surmonter les crises identitaires. Il offre une certitude dans des temps d’incertitude.
Mutations du regard et politique de l’accrochage
Les musées ont trouvé leur première expression dans les cabinets de curiosités, où l’accumulation d’objets avait une visée encyclopédique. Le Pitt Rivers Museum d’Oxford en est l’un des derniers vestiges, lui qui a préservé ses vitrines du xixe siècle, avec leur fatras d’éléments classés de façon assez aléatoire, prétendant embrasser la totalité des savoirs. Au fil du temps, cette ambition s’est déclinée dans les salons et les foires d’art contemporain, la profusion d’œuvres dressant un état des lieux de la création d’une époque.
Le regard que nous portons sur les œuvres a toujours été formaté. Celui qui prédomine aujourd’hui a été influencé par les artistes d’avant-garde et leur “cinématisation” de la présentation des œuvres. Naguère, un mur d’exposition répondait à un code de lecture bien particulier : l’œuvre du milieu était la plus fameuse, celle du bas l’était moyennement et celle du haut présentait un moindre intérêt. Les avant-gardistes ont inventé une autre narration, de nature cinématographique, en faisant se succéder les œuvres sur les murs comme dans un film : les expositions se lisent alors comme un story-board, un scénario conduisant le regardeur au fil d’un récit linéaire.
Les surréalistes, pour leur part, ont voulu transformer les expositions en expériences. C’est ainsi qu’en 1942, dans le cadre de l’exposition « First Papers of Surrealism » à New York, Marcel Duchamp a bloqué l’accès aux salles par un enchevêtrement de cordes formant une toile d’araignée impénétrable. À travers cet écran, le visiteur n’avait qu’une vision globale de l’exposition. Paradoxalement, j’y vois le point de départ des expositions immersives qui fleurissent aujourd’hui, le rejet du corps imposé par Duchamp étant en soi une expérience.
Indépendamment de cette parenthèse surréaliste, la présentation des œuvres a continué, des avant-gardes jusqu’à nos jours, à répondre à une démarche intellectuelle et conceptuelle. Michael Asher proposait, par exemple, des expositions littéralement vides, la galerie devenant un espace cérébral où le discours sur l’art devenait une forme d’art. Citons aussi le belge Marcel Broodthaers, vrai artiste se présentant comme un faux conservateur, produisant des vrais-faux documents pour l’inauguration d’un faux-vrai musée, lequel n’existait qu’au travers de caisses vides, livrées par un vrai camion de transport d’œuvres d’art. Lors de l’inauguration de ce Musée d’Art moderne, département des Aigles, section xixe siècle, où des cartes postales des œuvres étaient punaisées au mur, Marcel Broodthaers a prononcé un vrai discours de faux conservateur, après quoi un vrai conservateur a livré un vrai-faux discours faisant l’éloge ce nouveau département… Notez qu’à l’époque, les musées royaux n’avaient pas de département d’art moderne : Marcel Broodthaers venait combler un vide, à sa façon.
Ce jeu sur la fiction est emblématique de la dimension narrative déployée par les musées. L’exposition se fait l’écriture d’un récit. Le musée de l’Innocence créé à Istanbul par l’écrivain turc Orhan Pamuk en offre une belle illustration : il matérialise la collection que, dans le roman éponyme, le héros constitue avec des objets ayant appartenu à son amour perdu. Chaque vitrine devient une petite fiction. On retrouve ici l’une des origines du musée, le travail du brocanteur ou du chiffonnier, dont Christian Boltanski s’est fait le chantre. Le cabinet de curiosités est toujours là, mais il est esthétisé et déroule un récit.
Cette approche narrative donne lieu à une spectacularisation de la présentation des œuvres. L’exposition Magritte organisée par le musée d’art moderne de Los Angeles, à deux pas d’Hollywood, accordait ainsi une part prédominante à son metteur en scène, l’artiste John Baldessari, plutôt qu’aux œuvres de Magritte. Baldessari y a recyclé un projet initialement destiné au siège des autoroutes de la Californie du Sud. Il a couvert le plafond d’une vue aérienne de nœuds routiers californiens, tandis que le sol, en écho, représentait un ciel nuageux typiquement magrittien. L’exposition devient ainsi un lieu de spectacle, érigeant le commissaire au rang d’artiste.
Avant d’être acquis par le musée d’art moderne de New York (MoMA), Les Demoiselles d’Avignon est longtemps resté sur le marché, car personne n’en voulait. Durant la rétrospective Picasso de 1980, il n’occupait pas la place habituellement réservée aux chefs-d’œuvre. Dans la collection permanente du MoMA telle qu’inaugurée en 2004, il occupait le cœur de l’histoire du cubisme, dialoguant avec des œuvres de Cézanne, Braque et Matisse. Son nouvel accrochage change radicalement la donne : aujourd’hui, Les Demoiselles d’Avignon fait face à l’œuvre de l’artiste contemporaine afro-américaine Faith Ringgold s’appropriant Guernica, en réponse à la critique selon laquelle l’Occident – Picasso en particulier – aurait pillé non seulement les objets africains, mais aussi leur esprit.
La manière d’accrocher les œuvres n’est donc jamais neutre. Le Louvre offre un parfait exemple des tensions actuelles, en mettant en regard une icône “bunkerisée”, La Joconde, qui voit défiler 30 000 visiteurs par jour, et une œuvre pillée en 1797 par les troupes de Bonaparte dans le monastère vénitien de San Giorgio Maggiore, Les Noces de Cana de Véronèse. Mais faudrait-il que le Louvre ne présente plus que des artistes d’Île-de-France ?
La technologie au secours des musées
Les technologies numériques changent la donne dans les musées, au point que certains, comme L’Atelier des Lumières à Paris, ne présentent plus aucune œuvre originale, mais uniquement leur représentation projetée sur les parois et baignant les spectateurs. En soi, le phénomène n’est pas nouveau. L’on a toujours réalisé des copies d’œuvres, notamment à des fins d’enseignement, et tous les grands musées d’Europe possèdent des ateliers de moulage. Vous pouvez commander au musée Art et Histoire de Bruxelles une copie en taille réelle du fronton du Parthénon ou du David de Michel-Ange, œuvres moulées au xixe siècle. Les moules eux-mêmes, entrés au patrimoine, ont été copiés ! Nos collections comptent aussi des copies de La Ronde de nuit et du Syndic de la guilde des drapiers de Rembrandt, réalisées par des artistes belges.
Jusqu’à présent, la copie s’approchait autant que possible de l’original. Aujourd’hui, il est possible de produire des doubles strictement conformes à l’œuvre initiale, par digitalisation 3D. Le musée Van Gogh à Amsterdam a commercialisé, en série limitée, des avatars des toiles du maître fidèles jusqu’aux craquelures, pour quelque 25 000 euros pièce en Chine. L’horreur a été poussée jusqu’à tirer des sculptures des Tournesols… Dans d’autres cas, la digitalisation 3D donne des résultats passionnants, comme lorsqu’elle permet de créer les objets dont Piranèse n’a cessé de faire des croquis tout au long de sa vie, sans avoir eu les moyens de les réaliser, ou de replacer une copie des Noces de Cana dans son contexte d’origine, le réfectoire du monastère de San Giorgio Maggiore construit par Palladio.
La technologie permet aussi de proposer des expériences immersives de toute nature. Les salles de l’exposition « Klimt Inside », présentée à Séoul en 2017, se transformaient ainsi en boîte de nuit le soir tombé. Au même moment, les chefs-d’œuvre du musée d’Orsay, exposés dans la capitale coréenne, attiraient deux fois moins de visiteurs… À Paris, les expositions strictement numériques de L’Atelier des Lumières – dont une consacrée à Klimt – affichent une fréquentation comparable à celle des grands établissements de la capitale. On ne trouve aucune œuvre originale et aucune démarche pédagogique dans ces “sons et lumières” de très bonne facture, organisés par des entreprises privées. Les musées refusent de s’engager dans cette voie et se privent par là d’une source de recettes. Ils cantonnent l’emploi du numérique à une politique de décentralisation visant à rapprocher les œuvres des publics défavorisés – choix qui a le mérite de comporter une dimension pédagogique et sociale –, tandis que L’Atelier des Lumières répond à une logique commerciale.
Plutôt que d’opposer ces deux approches, nous aurions intérêt à concilier leurs atouts pour introduire de l’expérience dans les musées, sans renoncer pour autant à notre exigence. De la logique narrative des avant-gardes, où les œuvres se succédaient sur un mur blanc pour dérouler un discours, nous en revenons à une démarche plus proche des surréalistes visant à construire une expérience tout à la fois spectaculaire et pédagogique. Le numérique peut offrir le meilleur comme le pire, et je m’étonne que le monde du patrimoine se détourne des expériences de ce type, alors qu’elles sont susceptibles d’attirer les visiteurs – notamment les plus jeunes – dans les musées.
Les musées royaux des Beaux Arts de Belgique, pour leur part, s’y sont lancés. En partenariat avec le Google Cultural Institute, nous avons “gigapixellisé” la quasi-totalité des tableaux de Bruegel de nos collections et des musées européens. Une scientifique a consacré trois ans de travail à La Chute des anges rebelles pour en proposer une nouvelle lecture illustrée par des moyens numériques. La lutte entre les anges célestes et les créatures étranges des forces du mal, explique-t-elle, peut être interprétée comme une prémonition des guerres de religion, mais aussi comme une évocation des découvertes du Nouveau Monde qui débarquaient des caravelles à Anvers. Bruegel voit dans ce Nouveau Monde l’expression du mal – occasion d’expliquer qu’il se distingue là de Montaigne, son contemporain. Ce tableau est hermétique pour la majorité des visiteurs, mais grâce à la “gigapixellisation”, nous en avons tiré des images qui permettent d’interpréter une foule de détails. Dans le cas de Bruegel, la gigapixellisation a ceci d’extraordinaire qu’elle va au-delà de l’œil humain et révèle des motifs que le peintre a réalisés à la loupe. Cette expérience guide le regard du visiteur dans une peinture qui lui échappe. Elle contribue à une compréhension muette de l’œuvre, à une pédagogie qui se passe du langage et joue avec le regard. L’exercice favorise l’imaginaire, outre qu’il est attractif pour le jeune public. Cette dimension pédagogique fait toute la différence avec L’Atelier des Lumières.
Beaucoup pensaient que les jeunes visiteurs se contenteraient des salles numériques. Au contraire, l’expérience immersive les a incités à aller voir l’œuvre originale… mais sans rien regarder en chemin. Nous devons nous efforcer d’ouvrir leur regard. Notre rôle est bien d’éduquer les consommateurs des musées de demain.
Le musée offre l’émotion de la rencontre avec des œuvres qui ont traversé les siècles. Rien n’empêche qu’elle soit nourrie par des dispositifs virtuels spectaculaires. Notre défi est de transmettre la connaissance du patrimoine par un discours qui mobilise intelligemment les technologies.
Le directeur de musée, un jongleur habile
Le titre qui m’a été proposé pour cette séance, « Jongler aux quatre vents », m’a d’abord surpris, puis m’a paru très juste. Le jonglage est l’art d’orchestrer des objets avec fluidité. Or la fluidité est le grand enjeu que doivent relever les musées. Sinon, ils resteront des lieux où les détenteurs du savoir décideront de l’accrochage des œuvres, et où des médiateurs traduiront ces connaissances en vulgate à des visiteurs qui ne voudront pas les entendre. En effet, à l’heure des réseaux sociaux, le statut de l’expert est ébranlé : désormais, chacun est apte à se forger une pensée sur ce qu’il voit. Quand le jongleur est habile, toutes les boules semblent n’en former qu’une. En cela, un musée peut être un vecteur de fluidité sociale et de cohésion : chacun doit pouvoir éprouver une expérience partagée et y apporter sa pierre. Nous devons donner des clés de lecture en organisant la circulation du regard sur les œuvres et en permettant à chacun d’y puiser ce qui l’intéresse.
Les musées comme le nôtre jonglent aussi avec les dimensions privée et publique : ainsi, nous sommes devenus des entreprises qui, pour survivre, ont besoin de visiteurs, et devons intégrer la loi de l’offre et de la demande. D’aucuns ont reproché au musée Magritte d’être “un musée pour touristes”. La critique est absurde ! L’adresserait-on au Louvre ? Celui-ci ne dévalorise pas La Joconde en l’offrant au regard de 30 000 visiteurs chaque jour ! Au contraire, il nourrit l’universalité en transmettant des valeurs culturelles à des publics venus d’ailleurs.
Enfin, les musées portent une histoire qui va parfois à contre-courant des politiques circonstancielles. Brexit ou pas, la collection de la couronne britannique reste parfaitement européenne ! Politique, économie, éthique, cohésion sociale… nous jonglons constamment avec toutes ces dimensions et devons tirer parti des nouvelles technologies pour nous réinventer.
Débat
Dialogue du passé et du présent
Un intervenant : Alors que les musées devraient être des lieux de conservation du patrimoine, les difficultés financières incitent certains à vendre des œuvres. Le musée de Detroit l’a par exemple envisagé.
Michel Draguet : La ville de Detroit a envisagé de vendre quelques œuvres de l’Institute of Art, mais une mobilisation générale l’en a empêchée. Des études ont démontré que ce musée pouvait être un levier de redéploiement de l’activité économique dans la ville. En Europe, la question ne se pose pas, car le patrimoine des musées est inaliénable. Certains politiques seraient tentés de céder des œuvres mineures figurant dans les réserves et déclassées, mais personne n’en voudrait ! Il y a une trentaine d’années, pour combler son déficit, la municipalité de Liège a voulu vendre La famille Soler de Picasso. Quelle logique y a-t-il à payer un nouveau toit au musée en cédant les œuvres qu’il contient ? Depuis, ce tableau a été classé comme trésor par la fédération Wallonie-Bruxelles.
La question est différente aux États-Unis, où les musées sont souvent privés. Je peux comprendre que la Fondation Solomon R. Guggenheim, qui possède près de 400 Kandinsky – ce qui en fait la plus grande collection au monde – en vende 3 pour acheter de l’art conceptuel. Ce faisant, elle ne se prive pas de ses joyaux.
À la différence des musées anglo-saxons, les musées d’Europe continentale ont d’énormes réserves, relevant du patrimoine national ou accaparées dans les pays colonisés. Il serait intéressant de les mettre en commun et de les diffuser en Europe et dans le monde, pour lever les clichés que nous nourrissons les uns vis-à-vis des autres. Nous répondrions en cela au souhait des conservateurs des musées africains : ils n’entendent pas mettre ce patrimoine en danger en le rapatriant dans leur pays, mais désirent y avoir accès, à des fins de recherche ou pour organiser des expositions.
La gigapixellisation peut contribuer à ces échanges : pourquoi ne pas organiser une rétrospective Bruegel au Congo ou dans un centre commercial de Dubaï, où une œuvre originale n’a aucune chance d’être exposée ? L’objectif reste, bien sûr, que les visiteurs aient envie d’aller voir l’original. En 2019, nous avons monté une expérience immersive autour d’une œuvre de notre musée, dans un container placé au pied de la tour Mori à Tokyo. Ce container pourrait se déplacer à Kinshasa, Lomé ou ailleurs. Voilà l’une des pierres que les États occidentaux peuvent apporter au grand débat sur les restitutions.
Int. : Avez-vous une politique de soutien en faveur des jeunes artistes ?
M. D. : Je ne suis pas convaincu que les jeunes artistes aient leur place dans nos musées, ce qui ne signifie pas qu’ils n’ont pas leur place au musée. Nos collections accueillent des œuvres qui ont passé l’épreuve du temps. Nous assurons néanmoins la présence des jeunes artistes, sous des modalités particulières. Comme le musée Magritte prête souvent des tableaux, il se vide régulièrement. C’est l’occasion d’inviter des jeunes créateurs à y exposer, pour porter leur regard neuf sur des toiles plus anciennes.
Par ailleurs, nous dédions un espace à des artistes contemporains ayant déjà une certaine notoriété, dans le cadre de partenariats affichés comme tels avec des galeries. Celles-ci nous payent, et à bon prix. En effet, il n’y a pas de raison que nous contribuions à la plus-value de leurs artistes et qu’elles seules en tirent le bénéfice. Les revenus qui en découlent nous permettent d’acquérir des œuvres à des artistes qui, pour leur part, ne sont pas représentés par des galeristes.
Nous collaborons également avec le Wiels, centre d’art contemporain, dans le cadre d’un prix réservé à la jeune génération : le créateur dont l’œuvre est primée la donne au Wiels, qui en fait don au musée. Nous créons ainsi une collection de jeunes artistes, sans nous engager dans la logique spéculative propre à l’art contemporain.
Int. : Dans vingt-cinq ans, l’artiste sera-t-il un technicien qui fabriquera des algorithmes et créera des œuvres sur commande, répondant à l’attente de politiques, d’ONG ou de communautés ?
M. D. : Votre référence à l’algorithme n’est pas neuve, car, dans les années 1920, László Moholy-Nagy créait déjà des tableaux par téléphone, en dictant à une entreprise d’émaillage les cotes de rectangles à remplir de telle ou telle couleur. Il s’appropriait le mythe de l’ingénieur. Aujourd’hui, des artistes créent des œuvres numériques qui ont toute leur valeur. Reste à trouver la meilleure façon de les présenter : non seulement leur maintenance est complexe, mais des visiteurs sont-ils prêts à regarder des vidéos de 52 minutes ? Je reste néanmoins convaincu que dans vingt-cinq ans, des romantiques continueront d’apposer de la peinture sur des toiles !
Les algorithmes enrichissent également la recherche en histoire de l’art. Google applique l’intelligence artificielle à une banque de données comportant des millions d’images artistiques, et catégorise les œuvres selon des logiques auxquelles nous n’aurions pas pensé. Il en ressort des rapprochements tout à fait inédits, par exemple entre l’art aborigène et l’art eskimo.
Les musées nationaux, des musées politiques ?
Int. : Avez-vous dû transformer votre organisation pour faire face aux enjeux que vous avez décrits ?
M. D. : Notre équipe compte 260 personnes, dont 80 % étaient des fonctionnaires statutaires il y a trente ans, contre 20 % aujourd’hui. En 2005, sous prétexte de fluidifier notre fonctionnement, il nous a été imposé de passer d’une logique de postes, dans laquelle les départs étaient remplacés, à une logique d’enveloppe. Or, compte tenu de l’indexation des salaires, une même enveloppe représente moins de postes au fil du temps. L’État réduit constamment nos dotations, ce qui pourrait nous obliger à annoncer un programme de décroissance – à fermer certaines salles par manque de personnel, par exemple – pour ne pas dégrader la qualité globale du service. Les politiques, qui se flattent d’inaugurer de nouveaux espaces, détestent ce type d’annonce…
Par ailleurs, le gouvernement nous a imposé de transformer notre organisation. Il a décidé que les musées ne seraient plus dirigés par un conservateur en chef, mais par un directeur général ayant un mandat de six ans renouvelable, assisté d’un conseil d’administration comprenant les responsables des services d’appui (administration, bâtiments), des services au public et enfin, de la conservation et des recherches. Or, les difficultés de la Belgique à constituer un gouvernement se répercutent sur notre fonctionnement : il m’a fallu quinze ans pour former un conseil d’administration – et encore, les deux derniers membres ne sont pas en poste, le roi ne pouvant signer leur nomination ! Ce processus est extrêmement lourd.
J’ai créé un poste de conservateur digital, non sans provoquer l’ire des conservateurs. En contrepartie, j’ai réuni en un seul nos deux postes de conservateurs de la sculpture (l’un était dédié à la sculpture ancienne, l’autre aux xixe et xxe siècles). Son titulaire, spécialisé dans l’époque moderne, saura parfaitement conserver les œuvres antérieures, mais il ne mènera pas de recherches à leur sujet. D’ailleurs, est-il pertinent que les musées aient encore des conservateurs experts, à prétention scientifique ? Plutôt que d’opposer le musée et l’université, ne faudrait-il pas envisager des carrières mixtes, qui permettraient aux académiques de décliner concrètement leurs recherches dans les musées ? Ces derniers auraient alors des gestionnaires de collections, comme certains établissements anglo-saxons ou du nord de l’Europe.
Une mutualisation des intelligences entre l’université et les musées nous permettrait aussi de mieux exploiter les nouvelles technologies, et de leur dédier des formations. L’université voit dans les musées l’accès à une vitrine, tandis que nous avons besoin de son savoir-faire : nous avons donc tout intérêt à nous allier. En Belgique toutefois, les universités relèvent de l’échelon communautaire et les musées de l’échelon fédéral, ce qui ne facilite pas les collaborations. Les universités francophones seraient plutôt favorables à de tels rapprochements, mais pas les universités flamandes, qui ont une vision spécifique de la recherche. Le mariage fonctionne parfaitement quand les professionnels ont un pied au musée et l’autre pied à l’université, comme à Vienne.
Int. : Les acteurs politiques se mêlent-ils de la gestion de vos établissements ?
M. D. : Nous faisons partie des dix établissements scientifiques fédéraux, aux côtés de l’Institut royal d’Aéronomie spatiale, de l’Institut royal des Sciences naturelles ou encore de l’Institut royal météorologique. À ce titre, nous relevons de la politique scientifique fédérale, qui est placée sous la tutelle d’un secrétaire d’État – dont il est peu de dire qu’il n’est pas le poste le plus valorisé du gouvernement… Ce secrétariat d’État a parfois cumulé la politique scientifique avec la politique agricole, mais aussi la lutte contre la fraude fiscale et la grande pauvreté !
La plupart des politiques belges perçoivent le musée comme un milieu élitiste auquel ils ne veulent pas être associés. Notre seul vrai contact avec ce monde fut avec une secrétaire d’État qui entendait fermer nos portes : nous représentions un État fédéral dont son parti voulait la disparition. Elle bafouait en cela le serment qu’elle avait prêté devant le roi. J’ai dû saisir la justice pour coalition de fonctionnaires. L’opinion publique s’est mobilisée en notre faveur, craignant que l’on ne franchisse une étape supplémentaire dans le démantèlement de l’appareil d’État. Cela étant, je vois plutôt l’avenir en noir. Je ne suis pas convaincu que nous existerons encore dans dix ans.
Int. : Quelle est votre stratégie de développement ? Vous rapprochez-vous des entreprises pour trouver de nouvelles ressources ?
M. D. : La Belgique n’a aucune disposition fiscale favorable au mécénat d’entreprise. Seule une législation européenne s’applique en la matière, à condition de nouer un partenariat avec un groupe européen. Le musée Magritte a ainsi vu le jour grâce à un mécénat de compétences avec Suez, devenu Engie, à qui nous avons délégué l’aménagement du bâtiment. Nous étudions aussi la possibilité d’étendre aux musées le dispositif de tax shelter qui existe pour le cinéma et les arts de la scène : il permettrait de déduire de notre assiette fiscale les sommes investies dans les grandes expositions. Quant aux dations, elles sont régies par une commission fédérale, tandis que les droits de succession relèvent des régions. Ces dernières ne sont pas enclines à se priver de recettes fiscales au bénéfice des musées fédéraux ! En outre, les dations sont perçues par l’opinion publique comme des cadeaux accordés aux nantis.
Des petites entreprises nous soutiennent néanmoins. Nous avons également pour grand mécène un homme d’affaires belge ayant fait fortune dans la finance à Londres et qui, ne payant pas d’impôt dans le royaume, soutient diverses institutions à titre privé.
Pour le reste, nos revenus proviennent essentiellement de la location d’espaces, de la billetterie et des boutiques, que nous avons conservées en gestion propre. S’y ajoutent un club de mécènes, ouvert aux particuliers et aux entreprises, et une société des amis comptant 300 000 membres.
Si notre fréquentation a augmenté, passant de 700 000 visiteurs en 2015 à 1,1 million en 2019 (avec une chute à 400 000 en 2016, après les attentats), c’est grâce à nos collections permanentes et non à des expositions. Nous profitons des grands événements organisés par d’autres pour valoriser notre patrimoine. C’est ainsi qu’en 2019, année Rembrandt aux Pays-Bas, nous avons ouvert des salles d’œuvres hollandaises qui ont suscité un afflux considérable de visiteurs. Nous réorganisons également nos accrochages dans le cadre de partenariats, par exemple avec Amnesty International sur thème de la violence. Ces programmes donnent lieu à des actions pédagogiques dans les écoles, ce qui attire les familles au musée.
Les musées, nouveaux grands magasins ?
Int. : La massification des visiteurs n’a-t-elle pas des travers, notamment pour la bonne conservation des œuvres ?
M. D. : Si nous considérons que la culture s’adresse à tous, nous ne pouvons que nous réjouir d’attirer le plus large public. À l’heure où les pouvoirs publics se retirent du financement des institutions culturelles, nous devons nous rendre désirables. L’attraction exercée par quelques œuvres emblématiques donne aux musées les moyens de développer d’autres actions et de faire des acquisitions. Nous rêvons tous de la fréquentation suscitée par La Joconde ! Un éditorialiste du New York Times, Jason Farago, a suggéré que La Joconde soit exposée dans un pavillon dédié, à proximité duquel les cars touristiques se gareraient facilement, tandis qu’un tapis roulant fluidifierait le passage devant le portrait et conduirait vers la boutique de souvenirs. Je ne suis pas certain que ce soit si absurde !
La massification du public soulève surtout la question du confort de visite. Dès que l’affluence nous paraît nuire à l’expérience, nous fermons nos guichets. Nous avons refusé un grand nombre de visiteurs à l’exposition Dalí & Magritte. Ce faisant, nous nous interdisions des revenus pourtant nécessaires à notre survie.
Int. : Le souci des musées de proposer aux visiteurs une expérience immersive renvoie au discours marketing appliqué aux magasins – sans compter que les salles d’exposition sont souvent truffées d’écrans et autres applications interactives. Demain, les musées s’apparenteront-ils à des centres commerciaux ?
M. D. : Ce parallèle n’est pas neuf : au début du xxe siècle, Walter Benjamin affirmait que les technologies de reproduction des œuvres ravalaient celles-ci au statut de marchandises. Les grands musées américains ont d’ailleurs été conçus sur le modèle des galeries marchandes. Quant au directeur du Louvre, Jean-Luc Martinez, il reconnaît partager son principal enjeu avec les grands événements sportifs et les centres commerciaux : la gestion des foules.
La foule n’est pas un problème en soi, tant qu’elle est gérée intelligemment. Il en est de même pour l’expérience immersive. J’ai pour règle de ne jamais disposer d’écran ou de dispositif immersif à proximité d’une œuvre. Ils sont réservés à d’autres espaces, les visiteurs étant libres de s’y arrêter ou non pour en apprendre davantage. En livrant ces clés de compréhension, nous nous gardons d’être un musée strictement élitiste. Nous en sommes toutefois aux balbutiements : non seulement ces technologies évoluent à grande vitesse, mais encore, elles nous obligent à renouveler notre discours sur l’art.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Sophie JACOLIN