Versailles, avec ses jardins à la française et les fastes du pouvoir, a symbolisé le bien gérer français. Rationaliser la gestion, c'était tailler au cordeau l'organisation : définir des frontières claires entre les fonctions, codifier les rôles des agents, leurs qualifications, leurs rémunérations et leurs carrières. Quand les problèmes n'entraient pas bien dans les cases, c'était au pouvoir de s'en saisir et de trancher. C'est lui qui attirait les élites, le monde quadrillé ne paraissant pas très excitant aux meilleurs esprits, quand celui du pouvoir central était habité d'intrigues auxquelles notre littérature nous a donné goût. De même, au niveau de la Nation, les rôles étaient clairement distribués, les entreprises s'occupant de produire, l'Etat de garantir la sécurité et de préserver les grands équilibres, les universités d'enseigner, etc.
Le quadrillage convenait au monde de la permanence alors que le pouvoir s'occupait du mouvement. Les échanges entre ces deux mondes étaient faibles et l'on séparait le technique et le politique. Le technique demandait des directives et des crédits pour continuer son œuvre et se déclarait respectueusement soumis au politique. Le politique donnait ses injonctions sans se plonger dans les détails : "L'intendance suivra" disait le Général de Gaulle.
Cette conception s'est déployée dans un monde de croissance assurée, avec une prééminence de la fabrication, où l'on optimisait l'emploi de ressources rares pour servir une demande le plus souvent supérieure à l'offre. Le pays de Colbert a ainsi mené de grands programmes d'une manière que nous ont envié les étrangers. Mais dans le monde volatil d'aujourd'hui, ce beau schéma ne fonctionne plus guère : les organisations bien taillées sont incapables de réagir assez vite et le pouvoir y est débordé par la multiplication des sollicitations dont il est l'objet.
Les lecteurs du Journal de l'École de Paris sont familiers des inventions auxquelles cela donne lieu dans les entreprises pour faciliter la rapidité de décision, stimuler l'innovation, mener à bien des projets audacieux. Ce numéro met l'accent sur une redistribution des rôles et des frontières entre institutions, qui aurait paru incongrue il y a seulement trente ans.
Les États sont mal armés pour peser sur les choix des entreprises multinationales ? ce sont des ONG, elles aussi multinationales, qui s'en mêlent. L'innovation suppose la mobilisation temporaire de compétences dont l'entreprise ne dispose pas ? des firmes spécialisées dans l'innovation poussent comme des champignons, atteignant parfois des tailles considérables. Le désœuvrement et la détresse sociale engendrent des incivilités que les enseignants n'arrivent plus à maîtriser dans l'école ni la police dans la rue ? on recrute comme médiateurs des jeunes issus des quartiers difficiles. Les biotechnologies vont révolutionner le monde ? il faudra bouleverser les relations entre recherche et industrie et les formes du débat démocratique
Tout cela ne va pas sans mal, bien sûr : quand les repères s'effacent, les esprits se brouillent. Il nous faut étudier ce que révèlent ces brouillons pour aider à réinventer le monde.