À la suite de la sortie du livre Les Fossoyeurs, qui dénonce les dysfonctionnements d’un grand groupe privé gérant plus de 200 EHPAD en France, les responsables politiques se devaient de réagir. Malheureusement, les propositions chocs avancées passent à côté de l’essentiel, à savoir l’amélioration de la qualité des soins dispensés aux personnes âgées et la réhabilitation des espaces de discussion sur le travail. C’est ce que défend Damien Collard après une enquête menée pendant trois mois dans un service hospitalier de gériatrie.
Exposé de Damien Collard
Le livre du journaliste Victor Castanet, Les Fossoyeurs1, fruit d’une enquête minutieuse sur le fonctionnement des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) du groupe Orpea, a fait l’effet d’une bombe. Il s’attache moins au travail des soignants, à leurs conditions d’exercice et à leurs relations avec les résidents qu’aux pratiques de gestion imposées par le siège de ce groupe très centralisé, qui, selon l’auteur, induisent une maltraitance systémique. En parallèle, le journaliste dénonce les défaillances des autorités de tutelle, qui n’ont pas su identifier ces dérives.
Retour sur l’affaire Orpea
Leader mondial des EHPAD et des cliniques, Orpea est le deuxième acteur du secteur en France, derrière un autre géant, Korian. Il est présent dans 22 pays, compte plus de 1 100 établissements dans le monde (dont 372 en France, essentiellement des EHPAD), et gère plus de 110 000 lits. Coté en Bourse, ce groupe est, à en croire Victor Castanet, guidé par un objectif unique : la croissance et la rentabilité.
L’enquête commence dans l’EHPAD Les Bords de Seine de Neuilly, résidence de luxe où le coût des chambres – de 6 500 à 12 000 euros par mois – ne prémunit en rien les résidents de défaillances et de dérives. Pour en comprendre les raisons, l’auteur invite à décortiquer le système Orpea et les pratiques de gestion délétères décidées par le siège, que chaque établissement est tenu d’appliquer. Des rationnements seraient ainsi imposés, qu’ils concernent les protections urinaires (pas plus de trois couches par jour), les gants, les serviettes de bain, ou encore la nourriture – hormis pour les résidents “VIP” qui s’acquittent d’une suite au prix fort.
Il est important de préciser que le modèle économique des EHPAD privés lucratifs, comme ceux d’Orpea, repose en grande partie sur de l’argent public, puisque la rémunération du personnel soignant (aides-soignants, infirmiers, médecins, psychologues, orthophonistes, kinésithérapeutes...) est intégralement prise en charge par l’Assurance Maladie. Seules les prestations d’hôtellerie et d’hébergement sont facturées aux clients. En dépit de ce financement public, les établissements d’Orpea seraient en sous-effectif. Pour réaliser des économies, le Groupe refuserait de remplacer le personnel absent et embaucherait des vacataires plutôt que des salariés permanents sur des postes de soignants, bien que ceux-ci soient financés de façon pérenne par l’État. Le Groupe serait familier des faux contrats à durée déterminée de remplacement, les noms des personnes à remplacer étant très souvent fictifs – ce ne serait autre qu’une violation caractérisée du droit du travail.
Les directeurs d’EHPAD et de cliniques d’Orpea ne disposeraient d’aucun pouvoir décisionnaire, tout étant décidé et validé par le siège. À l’échelle locale, les managers auraient donc des marges de manœuvre minimes. Ils seraient soumis à la pression d’un système de reporting sophistiqué, qui les évaluerait avant tout sur des indicateurs comptables et financiers : le taux d’occupation des lits, devant frôler les 100 % ; le coût du repas journalier, devant être le plus bas possible ; et, enfin, la marge. Les primes des directeurs seraient principalement indexées sur les résultats économiques de leur établissement. En résumé, tout serait fait pour qu’ils aient la rentabilité pour boussole. Le Groupe pratiquerait, en outre, un management par la peur, réservant des brimades et des humiliations publiques à ceux qui ne remplissent pas les objectifs. Passons, enfin, sur les relations avec les fournisseurs, les rétrocommissions et les connivences avec le milieu politique.
Ces pratiques de gestion aboutissent, explique Victor Castanet, à une double maltraitance, à l’égard des résidents, mais aussi à l’égard du personnel, qui n’a pas les moyens d’effectuer un travail de qualité.
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