Exposé de François Johnston

J’ai vécu quatre vies chez Michelin. La première s’est déroulée autour des métiers de la finance et de la stratégie. Dans la deuxième, j’ai rejoint les ressources humaines, en tant que responsable des recrutements, puis, dans la troisième, les Market & Sales, comme directeur commercial d’une division fabricant des pneus pour le génie civil, les carrières et les mines. Enfin, j’ai été responsable, ces quatre dernières années, des offres appelées dans le groupe Michelin Tire-as-a-Service, mais davantage connues sous le vocable prix par kilomètre.

Depuis longtemps, j’étais attiré par l’entrepreneuriat et absolument convaincu de la nécessité de transformer les pratiques de l’industrie. Cela m’a tout naturellement poussé à franchir le pas en fondant ma propre structure, Johnston Circular, dont l’objet est d’accélérer la transition écologique de l’industrie par le biais des business models circulaires ou Product-as-a-Service.

Les cibles de l’offre Tire-as-a-Service

Le modèle Product-as-a-Service existe depuis plusieurs dizaines d’années chez Michelin. Le Groupe l’opère à la fois sur le marché des poids lourds, tracteurs, remorques et bus, et sur celui de l’aviation. Sur le marché du transport sur route, Michelin ne vend pas des pneus, mais du kilomètre parcouru par les véhicules et, sur celui du transport aérien, du cost per landing. Ces deux types d’application du modèle Product-as-a-Service intègrent à la fois le produit et l’intégralité du service qui accompagne son utilisation.

Ce modèle ne se justifie que si un service y est associé, c’est pourquoi il ne s’applique pas au marché des véhicules de particuliers, qui en requiert peu. Établir un coût kilométrique pour ce marché ressemblerait à du financement, ce qui n’est pas l’objet de ce modèle.

Pour s’intégrer dans une stratégie de portefeuille, de telles offres doivent cibler des flottes de transport d’une certaine taille, segmentation essentielle, car tous les clients potentiels ne sont pas forcément intéressants. Pour les grands transporteurs, l’offre Tire-as-a-Service de Michelin a l’avantage de faciliter la gestion de leur flotte. Une PME qui ne dispose que de quelques véhicules et qui fonctionne en forte interaction avec son distributeur local n’y sera, en revanche, pas sensible, cette offre étant peu différenciante pour elle.

Sur le marché européen, qui concerne 8 millions de véhicules de transport et de bus, environ 13 % voient la maintenance de leurs pneus confiée à un tiers dans la logique d’une facturation au kilomètre. Pour Michelin, cela représente un chiffre d’affaires de plusieurs centaines de millions d’euros, réparti sur une vingtaine de pays, majoritairement en Europe, mais aussi aux États-Unis et en Chine. Le taux de satisfaction des clients, relativement élevé quoiqu’hétérogène, montre une réelle transformation de l’expérience client par rapport à l’achat classique des produits.

Un engagement contractuel

Chez Michelin, la mise en œuvre d’un tel modèle dans une entreprise commence par un audit du parc réalisé par des équipes de terrain qui apprécient l’état de chaque véhicule. Une cotation spécifique est ensuite établie, client par client, en fonction non seulement de l’état du parc, mais aussi, point essentiel, de l’usage qui en est fait. Il n’y a donc pas de taux kilométrique standard appliqué indifféremment. Si un client fait de la très longue distance, majoritairement sur autoroute transeuropéenne, ou de la livraison régionale en zone montagneuse, les conditions d’usage et le rythme d’usure de ses pneus seront extrêmement divers. Le devis initial prend donc systématiquement en compte les spécificités de chaque client.

La deuxième caractéristique de ce modèle Tire-as-a-Service tient à la fréquence et à l’intensité de la relation avec le client. Par contrat, Michelin s’engage sur sa capacité à remettre en condition les véhicules de son client, aux normes de sécurité et dans le respect de la réglementation liée à la route. Une fois le contrat signé, ce sont les équipes de Michelin ou de ses prestataires qui l’opèrent pour le compte du client, à l’image des contrats de sous-traitance de leur maintenance que certaines entreprises passent avec des partenaires extérieurs. Il en va de même quand un transporteur confie à Michelin la maintenance de sa flotte, sachant que même si le poste des pneus représente seulement 3 % environ de sa structure de coûts, ce peut être une source importante d’ennuis et de préoccupations. Ce type d’offre se propose de les soulager de cette charge mentale et opérationnelle, et implique donc, en contrepartie, une responsabilité du fournisseur sur les opérations au quotidien. Ce sont des contrats longs, qui durent de trois à cinq ans, voire plus, facteur essentiel dans la dynamique de transformation des entreprises.

Les leviers de l’impact environnemental

En 2004, Arnold Tukker1 identifiait déjà les modèles as-a-Service comme des leviers potentiels d’action environnementale. Ils mettent en jeu deux leviers majeurs.

Le premier est l’engagement du fournisseur sur un résultat d’usage et d’efficience. Dans une chaîne de valeur traditionnelle Take-Make-Waste, le fournisseur et le distributeur ont les mêmes KPIs (Key Performance Indicator – indicateurs clés de performance) en matière de parts de marché et de profitabilité, car ils se situent dans une même logique volumétrique. Dans ce modèle, l’utilisateur final sera le seul à se préoccuper de l’efficience promise lors de la vente et il sera donc aussi le seul en charge de l’extraction de cette valeur.

Dans un contrat Product-as-a-Service, la relation est significativement différente dans la mesure où le fournisseur s’engage avec l’utilisateur sur le résultat – dans le cas de Michelin, le nombre de kilomètres parcourus ou d’atterrissages. Les acteurs de la chaîne de valeur servicielle sont alors tous centrés sur l’efficience. Si, quand Michelin vend des pneus, son KPI majeur est la quantité vendue, quand il vend du Tire-as-a-Service, moins il fournit de pneus, plus son contrat sera profitable, dans une logique complètement inversée.

Il en va de même, par exemple, pour BASF, dont la filiale de digital farming solutions Xarvio propose une offre dénommée Healthy Fields. Par cette offre, Xarvio s’engage sur un rendement minimum à l’hectare. Dès lors qu’elle est rémunérée sur ce KPI, son intérêt n’est plus que soit épandu un maximum de produits sanitaires pour un rendement donné, mais que son client en utilise le moins possible. Dans le secteur de la construction, quand un fournisseur comme Philips Signify, pour l’éclairage, ou d’autres fournisseurs, pour la climatisation ou le conditionnement d’air, développent ce type d’offre as-a-Service, ils se rémunèrent sur les économies d’énergie.

Ces modèles serviciels permettent donc de passer d’une logique de volume, productiviste, à une logique d’efficience – avec des effets positifs sur l’environnement – où plus vous êtes efficient, plus vous êtes rentable.

Le second levier concerne la gestion de la fin de vie du produit. Comme l’intérêt du fournisseur est d’utiliser le moins de matières premières possible afin d’augmenter sa profitabilité, le produit en fin de vie acquiert une valeur intéressante. Pour récupérer cette valeur, il faut pouvoir reconditionner ou recycler la matière première en fin de vie. Un pneumatique poids lourd d’environ 60 kilos est constitué de deux composants, la carcasse métallique, qui absorbe tous les chocs physiques et pèse de 40 à 50 kilos, et la bande de roulement, qui est la zone d’usure susceptible d’être rechapée plusieurs fois. Si le produit est reconditionné de façon régulière, l’économie sera de 40 à 50 kilos de matières premières sur chaque cycle de vie. Or, en Europe, seuls environ 20 % de ce type de pneus sont rechapés, alors que Michelin rechape 40 % des siens. Quand les pneus sont conçus pour cela, une deuxième opération, le recreusage, permet de restaurer les sculptures sur la bande de roulement. Le marché européen recreuse en moyenne 10 % des pneus, quand Michelin le fait, là aussi, à hauteur de 40 %, son intérêt économique étant de reconditionner le maximum de ses produits. C’est ainsi que les modèles serviciels poussent à l’écoconception.

Le modèle Product-as-a-Service est reconnu par les six critères de la taxonomie européenne – qui flèche les investissements vers les projets soutenables –, et plus particulièrement par le quatrième critère, qui le cite nommément. La Commission européenne fait donc bien le lien entre le Product-as-a-Service et le fait que le producteur s’engage sur un résultat, car c’est là qu’est le levier environnemental porté par ce modèle. La longue liste, établie par la Commission, des activités auxquelles il peut s’appliquer illustre son vaste potentiel de développement.

De nombreuses discussions sont en cours sur le devoir de vigilance des entreprises, les législateurs européens étendant de plus en plus le périmètre de responsabilité, d’un point de vue tant social qu’environnemental. La responsabilité qu’un fournisseur industriel portera quant à l’usage de ses produits va croître du fait de cette réglementation. Grâce au Product-as-a-Service, il gardera la main sur la phase d’usage et nouera une relation très forte avec ses clients, ce qui lui permettra de rendre compte de l’usage fait de ses produits, tout en surveillant attentivement leur cycle de vie.

Les bénéfices business

Du point de vue du client, et ce dans toutes les industries, le premier levier est la tranquillité d’esprit. De fait, c’est ce que vous vendez à vos clients, car vous partagez le même souci d’efficience qu’eux et vous internalisez une partie des opérations qui leur posent problème. Quand un gestionnaire de flotte achète du Tire-as-a-Service, il sait que ses pneus seront en permanence au bon niveau, puisque cela relève de la responsabilité de Michelin. Quand un exploitant agricole travaille avec Xarvio, il est, de la même façon, assuré que BASF va l’accompagner avec un souci d’efficience égal au sien.

Le deuxième levier, pour le client, est la facilité de pilotage. Michelin possède une dizaine de centres de services et 3 000 points de distribution en Europe. Il propose à ses clients une vision centralisée qu’ils n’auraient pas les moyens de mettre en œuvre seuls. Pour opérer une offre de ce type, le fournisseur doit être capable de se projeter auprès de ses clients. Dans l’exemple du pneu, cette capacité de projection n’est possible que si le fournisseur dispose d’un réseau de distribution finement ramifié sur le marché qu’il veut servir. Un producteur de pneus chinois ou coréen, dont le modèle consiste à remplir les entrepôts européens avec ses produits et d’en pousser les volumes à travers des réseaux de distribution qu’il ne contrôle pas, sera incapable d’opérer ce type de service. Ce sont des modèles haut de gamme qui requièrent d’être soit une marque premium, soit une PME jouissant d’une très grande proximité avec ses clients, car les utilisateurs de ce modèle ont besoin d’avoir confiance dans le fournisseur à qui ils délèguent leurs opérations. C’est ainsi un excellent moyen de protéger sa marque et son accès au marché.

Pour le fournisseur, le modèle Product-as-a-Service offre donc l’occasion de passer d’une approche transactionnelle – par laquelle il cherche à vendre ses produits à un réseau de distribution – à un chiffre d’affaires récurrent, du fait des contrats signés pour trois à cinq ans. La relation exclusive et durable qu’il noue avec ses clients lui sera très précieuse. Il arrive cependant que le département Achats du client manifeste de la réticence à déléguer trop de ses prérogatives à un fournisseur extérieur. Il faut donc que ce dernier trouve le juste équilibre afin de laisser suffisamment d’autonomie à son client.

Une mise en œuvre exigeante

Ces modèles sont délicats à mettre en œuvre et à piloter, quel que soit le secteur d’activité. Il est essentiel que l’entreprise qui souhaite se lancer comprenne au préalable que son modèle de chaîne de valeur industrielle n’est plus adapté. Classiquement, trois types d’outils y sont utilisés : un ERP (Enterprise Resource Planning) afin d’opérer tous les flux financiers ; un CRM (Customer Relationship Management) avec, sommairement, deux référentiels, client et produit ; et un outil qui gère les opérations industrielles. D’une part, ces outils doivent être capables de reproduire à l’infini des processus prédéfinis et, d’autre part, ils doivent les rendre intangibles pour des raisons de sécurité. Par nature, ces systèmes sont donc invariants. Développer un service dans le monde industriel classique est dès lors très difficile, car vous ne disposez pas des bons outils, ce qui provoque des problèmes de pilotage.

Dans un modèle serviciel, la chaîne de valeur est significativement différente. Contrairement au modèle industriel, dans lequel 80 % des actifs de l’entreprise se situent en amont de sa chaîne de valeur, donc avant la vente, dans le modèle serviciel, 80 % des ressources utilisées se situent en aval de cette vente ; ce n’est qu’une fois celle-ci réalisée que le fournisseur peut extraire de la profitabilité de ces ressources. Les entreprises qui y parviennent le mieux sont celles qui ont mis en place des structures juridiques et des outils dédiés, en ayant compris qu’il s’agissait d’une nouvelle chaîne de valeur.

L’expérience client elle-même est différente. Dans un monde de produits, 40 % des réclamations concernent ces derniers. Dans un monde de services, ces réclamations tombent à moins de 1 %, puisque leur gestion est internalisée par le fournisseur et que, le produit ayant disparu de son expérience, le client ne considère plus que la partie servicielle.

Dans le cas d’un modèle circulaire, le coût d’acquisition ou de captation de la matière première, c’est-à-dire du déchet du cycle de vie précédent, est fondamental et il peut être fatal pour le business model s’il est mal apprécié. Fnac Darty, SEB, Carrefour, qui explorent ces modèles de seconde vie, se posent la question du reconditionnement des objets, le modèle de la grande distribution étant suroptimisé pour assurer le passage d’un objet du fournisseur au client – la vente –, mais totalement inadapté pour faire l’inverse – récupérer et renvoyer l’objet au fournisseur.

Enfin, quand coexistent dans une même entité des personnes dont l’objectif est de vendre le maximum de pneus et d’autres dont l’objectif est d’en vendre le moins possible pour un kilométrage donné, on se heurte évidemment à des problèmes de cohérence entre objectifs et de cohésion des acteurs. Chaque organisation doit trouver ses équilibres propres.

Le modèle Product-as-a-Service étant différent des modèles industriels classiques, des connaissances et des compétences spécifiques sont nécessaires pour l’intégrer dans une stratégie. Il arrive que certains dirigeants annoncent aux marchés financiers des perspectives mirobolantes sans que ces connaissances et compétences ne soient ancrées dans la culture des entreprises. Leurs équipes sur le terrain peuvent alors éprouver les difficultés internes inhérentes à la transformation, et même se désengager. Cet écart de crédibilité entre le discours officiel de l’entreprise et son quotidien, auquel nous sommes souvent confrontés, a été décrit, en 2005, dans un article passionnant intitulé « Overcoming the Service Paradox in Manufacturing Companies ».

Quel avenir pour ces modèles ?

Historiquement, le modèle Product-as-a-Service est à l’œuvre à deux moments privilégiés du cycle de vie d’un produit. Le premier de ces moments se situe au tout début de sa vie, quand il s’agit de l’amener sur le marché. Dans les années 1960, le coût prohibitif des premières photocopieuses les rendant inaccessibles à la plupart des entreprises, Xerox a décidé de tarifer leur usage en fonction du nombre de copies réalisées par l’utilisateur. Aujourd’hui, ce sont les constructeurs de poids lourds “zéro émission” qui proposent leurs véhicules dans un modèle as-a-Service.

Le deuxième moment se situe lorsque le produit est en fin de vie et que l’entreprise est en position défensive sur un marché envahi par des produits à bas coût. Elle va alors intégrer du service à son offre, ce qui est un excellent moyen pour elle de sécuriser sa relation client.

Son impact environnemental majeur, reconnu par les instances européennes, et son impact business particulièrement bénéfique, en dépit des difficultés inhérentes à la transformation des organisations, font du Product-as-a-Service un modèle exigeant, longtemps resté en marge des modèles traditionnels. Néanmoins, il va de plus en plus s’appliquer à la phase de maturité d’usage des produits. C’est pourquoi je suis intimement convaincu qu’il s’agit d’un modèle d’avenir, le levier technologique seul étant notoirement insuffisant pour atteindre nos ambitions environnementales.

1. Arnold Tukker est professeur d’écologie industrielle. Il est l’auteur de « Eight types of product-service system : Eight ways to sustainability ? Experiences from Suspronet », Business Strategy and the Environment, 13(4), 246-260, 2004.

Débat

Un suivi en continu

Un intervenant : Quels contrôles mettez-vous en place si le service n’est pas délivré dans les délais prévus ou si l’utilisateur a un usage anormal de ses pneus ?

François Johnston : Ce sont des modèles de coopération, au sens premier de ce terme. Leurs KPIs sont des engagements contractuels, communs à tous les fournisseurs, avec un délai moyen de remise à niveau du véhicule en panne et une gestion scrupuleuse des réclamations des clients, facteurs clés de la réussite du modèle.

En cas d’utilisation excessive de produits par le client au regard du résultat d’usage attendu, le problème sera suivi et géré selon les termes du contrat, qui est personnalisé. Un tel contrat suppose un partage permanent des données d’usage afin que fournisseur et client soient transparents sur l’utilisation du produit. Ce suivi en continu est l’une des forces du modèle, qui décentre le lieu de la relation client du bureau de l’acheteur vers son atelier. Aujourd’hui, la connectivité des objets facilite grandement ce suivi et permet de capter et de centraliser les informations émises par chaque client.

Int. : Incitez-vous les conducteurs à une conduite plus responsable ?

F. J. : Le groupe Michelin propose déjà ce type de formation aux entreprises. Par ailleurs, dès lors que vous avez la main sur la télématique embarquée, vous disposez de toutes les informations concernant l’accélération et les freinages d’urgence, qui sont des points clés quant à l’usure prématurée des pneus. La question de la segmentation est alors très importante, car un bus urbain sera systématiquement confronté à une problématique d’escalade des bordures de trottoir que ne rencontrera pas un camion pour le transport à longue distance. La combinaison entre le produit et le service que vous proposerez variera donc en fonction de l’usage.

Depuis plusieurs années, Michelin a acheté différentes sociétés de télématique, NexTraq en Amérique du Nord, Sascar en Amérique du Sud et Masternaut en Europe. Bridgestone a fait de même avec l’acquisition de TomTom. Tous les grands acteurs explorent activement ces pistes qui leur donnent la possibilité de combiner en continu l’information télématique et l’utilisation de leurs produits.

Int. : Ces données d’usage contribuent-elles à améliorer l’écoconception et la durée de vie des pneumatiques ?

F. J. : Le groupe Michelin a d’abord conçu un pneu rechapable et recreusable, et ensuite seulement, afin de démontrer la supériorité de cette technologie, il a proposé un modèle de Tire-as-a-Service. En fait, l’augmentation de la durée de vie du pneu préexistait à la fonctionnalité du modèle économique, car le seul souci des techniciens de Michelin était alors le bénéfice client dans une logique de coût complet d’usage et de positionnement premium de la marque.

Int. : Qu’en est-il de la propriété des données recueillies, qui peuvent intéresser d’autres acteurs, tels les assureurs ?

F. J. : Il existe deux types de données, identifiées ou anonymisées, qui font chacun l’objet d’un traitement spécifique à chaque contrat. Dans tous les cas, le fournisseur dispose de la donnée anonymisée et statistique, qui, en général, a une énorme valeur, car elle est la seule à pouvoir alimenter l’écoconception. Elle lui permet d’améliorer considérablement sa connaissance et sa compréhension de l’usage que le client fait des objets qui lui sont confiés.

En ce qui concerne la donnée identifiée, nous sommes soumis, comme n’importe quelle autre entreprise, au règlement général sur la protection des données (RGPD). En tant qu’Européen, je ne pense pas qu’il soit un frein à l’usage nécessaire des données identifiées dans ce modèle, car le véritable frein est plutôt la résistance culturelle au changement des entreprises. Cette résistance commence à être levée, de plus en plus de clients étant désormais prêts à payer la vraie valeur d’un service, comme le montre l’exemple français de Fleet, pionnier du paiement à l’usage pour le matériel informatique de PME.

Int. : Vous arrive-t-il de refuser de signer de tels contrats avec des entreprises identifiées comme peu fiables ?

F. J. : Oui, cela nous est arrivé. Néanmoins, il y a généralement plus de freins à ce modèle au sein même des entreprises que de freins sur le marché, certains industriels rechignant à déléguer la responsabilité de la phase d’usage de leurs produits. Or, compte tenu de l’évolution des textes, de la pression sociale exercée par diverses ONG et de la judiciarisation des engagements RSE, leur responsabilité sur cette phase est désormais engagée. Il vaudrait donc mieux qu’ils l’intègrent dans un modèle Product-as-a-Service plutôt que de la subir.

Une transformation en profondeur

Int. : L’adoption de ce nouveau mode de fonctionnement de l’entreprise cliente exclut-elle toute coexistence avec le précédent ?

F. J. : C’est une transformation très profonde des entreprises qui peut entraîner une disruption complète de certaines activités. Ainsi, l’arrivée de Netflix, avec la dématérialisation et le paiement à l’usage, a provoqué la quasi-disparition du DVD et la transformation totale de toute une industrie. De même, avec le modèle Nespresso, on n’achète plus du café en vrac dosé à la maison, mais des cafés à l’unité, comme au bistrot du coin, ce qui n’est pas tout-à-fait la même chose. Nespresso a créé une disruption du système, tous ses concurrents s’étant rapidement rangés derrière son modèle. Le modèle circulaire amène ainsi à remettre en cause, dans les phases de maturité du produit et sous la pression des contraintes environnementales et de la réglementation, le modèle linéaire traditionnel de l’entreprise qui l’adopte.

Int. : Ce modèle n’est-il accessible qu’aux grands acteurs établis ?

F. J. : Pas obligatoirement. Dans le secteur de la mobilité zéro émission, tous les nouveaux entrants, tels Quantron, Tevva ou Volta Trucks, qui conçoivent des camions électriques soit à batteries, soit à hydrogène, sont de très petites entreprises face à Mercedes, Man ou Iveco, mais tous proposent du Truck-as-a-Service. Il est plus facile de construire un projet d’entreprise et une chaîne de valeur en commençant d’emblée avec ce modèle que de transformer un modèle préexistant.

Int. : Pourquoi ne nous transformons-nous pas tous ?

F. J. : Parce que c’est exigeant et complexe, et que la profitabilité n’est pas forcément la même qu’avec les chaînes de valeur traditionnelles qui ont été suroptimisées depuis plus d’un siècle. Ce modèle surgit sans avoir bénéficié de telles optimisations, il faut donc lui laisser sa chance.

Deux facteurs accélèrent toutefois cette mutation. Le premier est la connexion entre objets, qui permet d’acquérir de façon continue de l’information sur l’usage. Confier un objet à un client suppose en effet que l’on ait un minimum de contrôle sur l’usage qu’il en fait. Désormais, l’évolution des technologies permet de baisser drastiquement le coût d’acquisition de cette information.

Le second facteur d’accélération réside dans la réduction de l’impact environnemental, qui s’avère être devenue une nécessité absolue. Ce mur environnemental auquel les entreprises sont confrontées comporte trois axes : un axe réglementaire avec la taxonomie et la Corporate sustainability reporting directive (CRSD) de la Commission européenne ; un axe marché où tous les acteurs tiennent à afficher leur responsabilité quant à leur chaîne de valeur amont ; et un axe d’accès non seulement aux ressources financières ou aux matières premières, mais aussi aux jeunes diplômés, dont le recrutement est devenu problématique pour les entreprises n’ayant pas de projet soutenable à leur proposer.

Face à ces axes de plus en plus contraignants, les entreprises n’ont que deux leviers, l’innovation technologique, en créant des produits sans impact environnemental – ce qui est nécessaire, mais notoirement insuffisant – et l’innovation de leur business model.

RSE ou profitabilité ?

Int. : Les taux de profit chez Michelin sont-ils équivalents entre vente classique et Tire-as-a-Service ?

F. J. : La situation est hétérogène. Sur certains secteurs du marché, la profitabilité du Tire-as-a-Service est encore trop basse, moins du fait du modèle lui-même que d’une pratique historique. Chez Michelin, où la politique de prix et la rigueur commerciale sont davantage adaptés à la vente du produit pneumatique qu’à celle du produit serviciel, la profitabilité du modèle Tire-as-a-service est un sujet d’actualité. Dans le secteur de l’aviation, la profitabilité de ce modèle pose moins de questions.

Int. : Quand un client envisage d’adopter ce type de service, ne craint-il pas que cela change la structure de son bilan, et donc la vision qu’ont les acteurs financiers de son entreprise ?

F. J. : Ces craintes sont parfaitement justifiées. Quand les entreprises sont jugées sur un ROCE (Return On Capital Employed – rentabilité des capitaux investis) industriel, dans lequel la part des actifs et des stocks est majeure, il est évident que le résultat ne sera pas le même qu’avec un ROCE serviciel, dans lequel ce n’est plus le client qui porte les actifs, mais le fournisseur. C’est donc un modèle particulièrement intéressant pour le client. Le coût de portage des actifs doit être intégré dans le prix proposé par le fournisseur, ce qui induit pour ce dernier des références de ROCE qu’il ne connaît pas.

Des sociétés comme Hilti l’ont très bien compris et développent une offre servicielle florissante dédiée aux artisans, afin de leur offrir le meilleur outil au meilleur moment en fonction de leurs besoins. Des banques comme Deutsche Bank ou Crédit Agricole Leasing ont développé des offres dédiées aux modèles as-a-Service. Deutsche Bank a récemment publié, conjointement avec Bosch, un communiqué de presse à propos d’objets informatiques complexes proposés en as-a-Service, de façon à augmenter leur intensité d’usage par plusieurs utilisateurs tout en déconsolidant ces objets de leur bilan. Ainsi, reconnaissant que ces offres impliquent des cycles de vente longs et que l’innovation de ce business model suppose des transformations culturelles, des banques se mettent à développer progressivement, des offres adaptées.

Int. : Comment vendre cela aux actionnaires des entreprises désireuses de se lancer dans du as-a-Service, qui sont soucieux de RSE, mais encore plus de profitabilité ?

F. J. : Deux cas de figure se présentent alors. Soit ils acceptent de transformer l’industrie existante, soit un nouvel acteur arrive et transforme le marché à leur place, comme l’a fait Netflix, qui a tout emporté en moins de dix ans en ne laissant derrière lui plus personne de l’ancien monde.

Circularité et services publics

Int. : Alors que ce modèle se déploie surtout dans l’industrie, avez-vous des clients du secteur public qui pourraient aussi en bénéficier ?

F. J. : Les pouvoirs publics commencent à y réfléchir. Deux leviers sont identifiables. Le premier porte sur les appels d’offres publics, dont certains pourraient davantage se structurer autour des notions de fonctionnalité et de circularité, même si celles-ci n’ont évidemment pas réponse à tout.

Le second levier est réglementaire et concerne aussi bien le secteur public que le secteur privé. Aujourd’hui, le crédit d’impôt recherche est, par exemple, beaucoup plus facilement mobilisable par une entreprise autour d’un objet qu’autour d’un modèle de service. De même, la fiscalité pèse beaucoup sur le travail, alors qu’elle est quasi inexistante sur l’extraction et l’utilisation de la matière première. Or, comme les modèles circulaires reposent énormément sur le travail et ne nécessitent quasiment pas de matières premières, il serait logique, à terme, de rééquilibrer cette fiscalité en leur faveur.

Int. : Les règles de gestion qui stipulent que les budgets d’investissement et de fonctionnement ne sont pas fongibles sont très problématiques. Le passage d’un modèle à l’autre est ainsi impossible sauf à changer la réglementation.

F. J. : Effectivement, le code des marchés publics n’intègre absolument pas ces nouvelles données et c’est cela qu’il faut changer. Nous sommes dans une logique de transformation, pas de continuité. C’est pourquoi je trouve que cela poserait question que l’on ait un discours européen très orienté vers la circularité et les autres axes de la taxonomie, sans que cela se traduise rapidement dans la réalité du code des marchés publics et dans celles des mondes de la Santé, de l’Éducation, etc.

Vers un fonctionnement écosystémique ?

Int. : Quels types de compétences recherchez-vous ?

F. J. : Ces modèles nécessitent des modes de pensée et des regards croisés extrêmement divers. Le codéveloppement ne se limite pas au lien entre un fournisseur et son client, il intègre également tous les partenaires et prend en compte les divers aspects de cette relation, tels ses impacts sociaux ou environnementaux. Toutes les organisations ne disposent pas d’un mode de fonctionnement écosystémique, en particulier dans les pays d’Europe du Sud. À l’inverse, les pays nordiques sont beaucoup plus avancés en matière d’économie circulaire et d’économie de la fonctionnalité. Ce n’est pas un hasard si des entreprises comme Tevva ou Volta Trucks ont des actionnaires suédois.

Int. : Quels profils recommanderiez-vous à un chef d’entreprise de recruter pour développer votre offre ?

F. J. : Idéalement, il faudrait réunir des personnes qui connaissent le métier de l’intérieur et d’autres qui souhaitent l’aborder avec un regard extérieur. Pour cela, il est fondamental d’écouter les équipes afin d’éviter qu’un credibility gap ne survienne quand un dirigeant de l’entreprise fournisseur fait des promesses démesurées au marché. Tout dépend ensuite du niveau de maturité de l’entreprise.

Les compétences dont une entreprise a besoin vont évoluer au cours du temps, en fonction des phases de maturité. On peut en distinguer quatre.

La première est la phase de sensibilisation et d’alignement des comex. Elle requiert un profil stratégique senior, avec une vision d’ensemble et des connaissances approfondies des impacts de ces modèles dans toutes les dimensions des activités de l’entreprise pour amener les membres du comex à une vision commune ou, a minima, à un mandat clair d’exploration donné à une petite équipe dédiée.

Il y a ensuite une phase d’exploration : le rôle de cette équipe est d’abord de comprendre les besoins des clients, d’identifier leurs pains and gains et de segmenter le marché, afin d’identifier quel type de service apporter à quel type de client. C’est là le rôle d’un business segment manager avec un profil en marketing stratégique.

La troisième phase est celle du développement, avec la mise en place de boucles courtes, et beaucoup d’implication des clients et des partenaires. Les profils recherchés pour cette phase sont ceux de service designers et de spécialistes de l’expérience client.

Enfin, la dernière phase est celle du le déploiement, le scale, qui nécessite des profils de commerciaux en vente de service et de customer success.

Int. : Avec Johnston Circular, s’agira-t-il pour vous de convertir de nouveaux clients à ce type de service ou d’aider au passage à l’échelle, enjeu majeur pour beaucoup d’innovations ?

F. J. : La raison d’être de Johnston Circular est d’accélérer la transition écologique de l’industrie par le levier des business model. Quand j’étais en charge du Tire-as-a-service chez Michelin, j’ai très régulièrement reçu des appels de responsables du benchmark d’entreprises, soucieux de comprendre comment nous avions fait et désireux de se lancer eux aussi dans l’aventure, en particulier dans le Truck-as-a-Service. Aujourd’hui, il me semble que le marché est prêt à passer à la vitesse supérieure et qu’il suffirait d’un rien pour que le processus s’accélère. J’espère que Johnston Circular sera l’un des catalyseurs.

L’étape suivante est celle du développement d’une offre. Cela passe par des petites équipes extrêmement agiles, qui vont très vite tester diverses propositions afin de dégager une bonne solution. C’est seulement une fois identifiée la volonté du client de payer la valeur de cette offre que vous pouvez entrer dans le processus de passage à l’échelle.

Int. : Ce sujet, malgré son intérêt, reste complexe et confidentiel pour les médias ou les politiques. Est-ce que les jeunes diplômés, soucieux de ce qui se fait de bien dans les entreprises, ont repéré ce nouveau paradigme ?

F. J. : Jusqu’à ce jour, il n’y a pas eu d’axe de communication dédié aux modèles as-a-Service, et c’est ce que nous essayons de mettre en place avec les pouvoirs publics. Pour ce faire, un consortium d’entreprises est en cours de création, afin de porter une voix commune auprès des pouvoirs publics et de partager l’expérience des entreprises clientes qui vivent ce type de modèles, tout en étant très transparents sur les succès comme sur les échecs.

Ces modèles doivent cependant encore gagner en maturité. Nous sommes partis d’une sorte de contre-culture militante, nécessaire, qui doit désormais s’intégrer dans des cultures d’entreprise pour accélérer la transition de l’intérieur. C’est ce à quoi Johnston Circular s’engage. En France, nous manquons d’un écosystème structuré qui permette aux différents acteurs de se rencontrer et de donner plus de poids aux messages qu’ils veulent faire passer, sur le modèle de ce qui se fait depuis longtemps en Suède et qui y porte ses fruits.

Int. : Avez-vous repéré, quand vous étiez chez Michelin, des différences d’attractivité entre les équipes du Tire-as-a-Service et les équipes de production classiques ?

F. J. : Il y a des métiers en tension pour lesquels, aussi séduisants que soient votre offre et votre modèle, vous aurez du mal à attirer les compétences. Ceci étant, vous êtes plus attractif avec un modèle innovant qu’avec un modèle mainstream, mais cela ne joue qu’après la notoriété de l’entreprise, qui est fondamentale. Ensuite, jouera également un management qui valorise les personnes, ce à quoi j’accorde énormément d’importance.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE