- Dix ans d’activité, les dates clés
- Un conseil d’administration diversifié
- Une équipe légère et active
- Financer la microentreprise et le développement durable
- Les instruments d’une stratégie
- Comment prêter à des populations réputées insolvables ?
- Et à quelles fins ?
- Le choix et le suivi des institutions financées
- L’impact
- Des taux nécessairement élevés
- Une banque durable, dans les règles de l’art
- Le plus petit des secteurs bancaires, la plus vaste des clientèles
- Les deux mondes
- L’aventure de la Laiterie du Berger
- Répondre à des défis sans précédent
Exposé d’Éric Campos
J’ai travaillé dix ans à l’Agence française de développement (AFD), avant de rejoindre le Crédit Agricole, où j’ai longtemps exercé dans la banque de détail, secteur finalement très proche de la microfinance. En 2016, j’ai pris la direction de la Fondation Grameen Crédit Agricole en ayant pour objectif de développer les synergies avec les entités du Groupe. En 2018, sans quitter la Fondation, j’ai également pris la direction de la responsabilité sociétale et environnementale (RSE) du Crédit Agricole, ce qui m’a permis d’être associé à l’élaboration de notre projet groupe. Dans ce cadre, je m’occupe aujourd’hui de l’animation du projet sociétal, l’un des trois piliers qui fonde notre raison d’être.
Dix ans d’activité, les dates clés
La Fondation Grameen Crédit Agricole a été créée en 2008, au beau milieu de la crise des subprimes, avec une dotation de 50 millions d’euros du Crédit Agricole. Elle s’est depuis affirmée par son professionnalisme.
En 2006, le prix Nobel de la paix est décerné à Muhammad Yunus et à la Grameen Bank pour avoir démontré qu’il était possible de prêter de l’argent aux pauvres afin de développer l’autonomisation de leurs capacités productives. Alors que Muhammad Yunus est très critique vis-à-vis du système bancaire en général, en raison notamment de sa difficulté à s’adresser aux personnes à faibles revenus, Georges Pauget, directeur général du Crédit Agricole, lui propose de créer avec sa banque une fondation pour lutter contre la pauvreté dans les pays émergents. Le premier financement par la Fondation Grameen Crédit Agricole aura lieu en 2009, au profit d’une institution de microfinance implantée au Kosovo.
Muhammad Yunus est l’un des théoriciens de la notion de social business, dont les principes sont les suivants : maximiser l’impact social de l’entreprise plutôt que son profit et réinvestir ses bénéfices plutôt que de verser des dividendes. La Fondation s’est également établie dans le social business à travers un fonds d’investissement. L’année 2011 est marquée par sa première prise de participation au capital de la Laiterie du Berger au Sénégal, une entreprise répondant aux critères du social business.
En 2013, l’AFD et la Fondation signent une convention d’assistance technique donnant naissance à la Facilité africaine, une ligne de financement qui permet de fournir de l’assistance technique aux petites institutions de microfinance rurales implantées en Afrique subsaharienne dépourvues d’accès aux financements locaux ou internationaux. Grâce à cette assistance technique, les petites institutions accroissent leur résilience et bénéficient, par ailleurs, des financements de la Fondation. Sept ans plus tard, le bilan est très positif, car toutes les institutions suivies ont augmenté leur taille, la qualité de leur fonctionnement et leur impact social.
En 2016, la Fondation reçoit un prêt de 10 millions d’euros de la Crédit Agricole Corporate & Investment Bank (CACIB) et, en 2018, est créé un fonds pour la finance inclusive en milieu rural, dans lequel 21 caisses régionales du Crédit Agricole ont décidé d’investir. Ces deux initiatives illustrent les très nombreuses synergies que la Fondation a développées depuis quelques années avec les entités du groupe Crédit Agricole qui s’investissent de plus en plus dans le secteur de la microfinance.
Un conseil d’administration diversifié
Le conseil d’administration de la Fondation est constitué de treize membres. Cinq représentent le Crédit Agricole, trois autres membres, dont Muhammad Yunus, siègent au nom de la Grameen Trust et cinq sont des personnalités indépendantes, parmi lesquelles S. A. R. la grande-duchesse du Luxembourg, dont le pays, où est domiciliée la Fondation, joue un rôle particulièrement actif dans la microfinance.
Les décisions du conseil d’administration sont éclairées par un comité d’investissement, présidé par un représentant du Crédit Agricole ; un comité finance et risque, créé voici trois mois et présidé par une administratrice indépendante, Sylvie Lemmet ; ainsi qu’un comité interne de contrôle, présidé par un représentant du Crédit Agricole. Les membres de ces comités sont issus du conseil d’administration. Nous appliquons des règles très proches du monde bancaire, bien qu’elles intègrent les spécificités du secteur de la microfinance. Nous cherchons à améliorer en permanence la qualité de notre fonctionnement, de notre suivi, ainsi que la pertinence de nos dispositifs d’alerte. En matière de contrôle de l’usage des fonds, de lutte contre le terrorisme et contre le blanchiment d’argent, nous disposons de processus renforcés, adaptés aux spécificités des pays d’intervention. Nos processus de contrôle interne sont éprouvés et un contrôleur externe rend compte directement au comité de contrôle et de conformité, lequel rend compte à son tour au conseil d’administration. Des auditeurs externes nous accompagnent dans ces diverses tâches et nous sommes soumis à des règles de contrôle extérieur agréées par le comité de contrôle. Ces procédures et ces règles engendrent la confiance de nos cofondateurs et de nos bailleurs de fonds.
Une équipe légère et active
L’équipe qui fait fonctionner la Fondation au quotidien est composée de vingt collaborateurs, dont dix chargés d’investissement fortement diplômés et passionnés. Nous travaillons avec quatre consultants installés en Afrique (deux représentants à Dakar, au Sénégal, un à Nairobi, au Kenya, et un à Kigali, au Rwanda). Je pense qu’à certains égards notre fonctionnement est similaire à celui d’une start-up : peu de niveaux hiérarchiques, forte autonomie des équipes, forte réactivité… Un modèle que nous avons cependant “hybridé” avec une organisation précise et rigoureuse liée à notre filiation bancaire. Nous bénéficions, par ailleurs, de l’aide importante du Crédit Agricole, notamment sur des sujets juridiques ou concernant les ressources humaines.
Financer la microentreprise et le développement durable
Notre mission statutaire est de lutter contre la pauvreté et notre principal outil est l’inclusion financière, par l’intermédiaire soit d’institutions de microfinance, que nous finançons et accompagnons techniquement, soit d’entreprises à impact social que nous finançons également (social business). Nous avons pour souci permanent de nous assurer que les institutions avec lesquelles nous travaillons améliorent effectivement la situation sociale des bénéficiaires finaux. Nous recourons pour cela à des outils de mesure de la performance sociale, dont nous rendons compte publiquement chaque année. Nous sommes particulièrement attentifs à l’amélioration de l’accès aux services essentiels, à la résilience économique et aux conditions de vie des populations vulnérables.
Les instruments d’une stratégie
Dans le monde, 2 milliards de personnes sont dépourvues d’accès aux services financiers, dont 135 millions sont clientes des institutions de microfinancement. Ce marché d’environ 150 milliards de dollars est diversement régulé. Nous nous sommes fixé pour objectif de travailler avec des institutions de microfinance à haute performance sociale qui interviennent principalement en zones rurales – où vivent 80 % des personnes pauvres. Cela nous ramène aux origines mutualistes de notre banque, dont l’action fut d’abord tournée – et l’est encore beaucoup – vers le secteur agricole. Parmi les bénéficiaires des institutions ou des entreprises avec lesquelles nous travaillons, 75 % vivent en zone rurale et 80 % sont des femmes. Notre champ d’action est par ailleurs clairement international, puisque nous intervenons dans 40 pays.
Cette diversité contribue très fortement à réduire les risques induits par les taux de change, qui sont les plus importants dans la structure de coût de nos prêts, libellés à 96 % en devises locales – ce qui renforce la solvabilité de nos débiteurs en cas de dévaluation – et émis dans 26 monnaies différentes. Nous sommes très présents en Afrique (qui ne capte que 10 % des investissements internationaux), plus particulièrement en Afrique subsaharienne (44 % de notre encours) où nous occupons le quatrième rang des prêteurs internationaux, ainsi qu’en Asie du Sud-Est et en Asie centrale. Notre encours (qui totalisait, au dernier bilan, 93 millions d’euros) est concentré à 45 % dans des pays fragiles – y compris des pays en guerre ou exposés au terrorisme, comme le Mali ou le Niger. En dix ans, nous avons prêté plus de 200 millions d’euros, avec un niveau de risque inférieur à 0,4 %. Les sommes que nous avançons aux institutions de microfinance s’élèvent en moyenne à 1 million d’euros et varient entre 250 000 et 5 millions d’euros. Aujourd’hui, le montant de notre bilan s’élève à 100 millions d’euros environ, avec 50 millions de fonds propres.
Notre premier métier est celui de financeur : nous nous déplaçons sur le terrain, rencontrons nos partenaires, organismes de microfinance ou entreprises sociales. Notre deuxième métier est celui d’investisseur : nous prenons des participations, en l’occurrence dans 12 sociétés, dont une institution de microfinance, après avoir cédé nos parts d’une autre à un fonds souverain cambodgien. Notre troisième métier est celui de coordinateur d’assistance technique.
Enfin, notre quatrième métier est celui de conseiller de fonds d’investissement. Le développement de cette activité nous permet d’orienter de nouveaux placements vers la finance inclusive et les entreprises sociales et, par conséquent, d’augmenter notre capacité à agir en faveur d’institutions qui disposent d’un haut niveau de performance sociale. Nous conseillons par exemple le fonds dans lequel investissent les caisses régionales du Crédit Agricole. Nous avons également mis en place un programme de bénévolat de compétences, intitulé Banquier solidaire, auquel participent des experts du Crédit Agricole pour des missions sur le terrain auprès des institutions ou des entreprises que nous soutenons. Enfin, nous avons créé un club des amis de la Fondation, dans lequel se retrouvent près de 500 collaborateurs qui désirent participer à ses actions.
Comment prêter à des populations réputées insolvables ?
Pour ouvrir des financements aux personnes exclues du secteur bancaire, il faut retenir des critères précis et les contrôler avec minutie. Nous ne travaillons qu’avec des institutions ayant quelques années d’existence, donc une certaine expérience, et nous ne nous engageons qu’à condition que leur portefeuille à risque sous trente jours (l’encours des crédits en retard ou rééchelonnés à cette échéance) soit inférieur à 5 % de la totalité des actifs. Dans les périodes de tension des portefeuilles exposés à la production agricole, par exemple entre deux récoltes, nous acceptons, en Afrique, un seuil qui peut aller jusqu’à 10 %. Nous sommes également attentifs à l’équilibre d’exploitation et au revenu sur les actifs – la rentabilité –, qui doit être positif. Il nous arrive de travailler avec des institutions dont la rentabilité est négative, mais en nous interrogeant sur les raisons de cette situation et en tentant de l’inverser. Enfin, le ratio d’endettement – le rapport des fonds propres sur la dette – ne doit pas dépasser 20 % (1 euro de fonds propres pour 5 euros de dette).
Et à quelles fins ?
Des critères économiques non financiers ou considérant les externalités positives motivent bien évidemment notre engagement. L’encours moyen des microcrédits ne doit pas être supérieur au tiers du produit national brut par habitant. Cet indicateur, défendu par Muhammad Yunus, permet de prendre en compte la réalité macroéconomique du surendettement local. La différence entre le taux d’intérêt annuel moyen, pour l’emprunteur (APR), et le taux de refinancement de l’institution, c’est-à-dire entre le coût de l’argent et le rendement du portefeuille, ne doit pas dépasser 30 %. Si la marge brute d’une institution est supérieure à ce seuil, nous estimons qu’elle profite de la faiblesse du marché. Nous utilisons aussi des instruments de mesure de la performance sociale, de la protection des clients – quelquefois analphabètes – et de la prévention du surendettement. Nous demandons en outre aux institutions que nous finançons d’adhérer à la Smart Campaign, une démarche de protection du client mise en place par l’agence de notation italienne MicroFinanza Rating. Enfin, nous sommes attentifs à la mission sociale de l’institution : elle doit être statutaire et s’attacher à des objectifs comme la réduction de la pauvreté, la création d’emplois ou d’entreprises, la formation ou la scolarisation des enfants, des jeunes et des adultes, l’amélioration de la santé, l’égalité des genres, l’accès à l’eau et à l’électricité, ou encore l’amélioration du logement.
Le choix et le suivi des institutions financées
Nous connaissons bien les institutions de microfinance avec lesquelles nous pouvons être amenés à collaborer. Nous réunissons un premier comité, que je préside, qui valide les conditions d’intervention requises. Sur cette base, un deuxième comité, que je préside également, vérifie les informations et les analyses des due diligences (ces audits durent quatre jours en moyenne). Au retour des équipes, si le dossier est validé, il passe la troisième étape, celle du comité d’investissement présidé par un administrateur. L’ensemble du processus peut être finalisé en quarante-cinq jours.
Notre suivi trimestriel des performances financières devient mensuel lorsqu’il apparaît qu’un des indicateurs n’est pas satisfait. L’impact social est mesuré chaque semestre. Les métiers de suivi des risques et de mise en place du financement sont séparés, comme le veulent les règles bancaires.
L’impact
Nous sommes des banquiers de l’inclusion ; nos comptes traduisent la pertinence de nos choix. En 2018, la Fondation a enregistré un résultat opérationnel d’environ 500 000 euros, pour un résultat net de 300 000 euros, chiffres qui devraient être meilleurs en 2019 avec 800 000 euros de résultat d’exploitation et 400 000 euros de résultat net. Notre modèle économique est classique : notre marge est celle de nos intérêts. Nos revenus financiers se sont élevés à 4 millions d’euros en 2018 (ils étaient de 3 millions l’année précédente), et ils seront légèrement inférieurs à 5 millions d’euros pour 2019. Notre encours est de 96 millions d’euros.
Je crois que ce qui fait notre spécificité est la double comptabilité sociale et financière. Nous travaillons pour que notre impact social (et demain environnemental) soit positif et que nous puissions créer de la valeur financière afin d’accroître notre capacité d’action. À cet égard, nous avons constitué le portefeuille le mieux classé par l’ONG de certification CERISE, spécialisée dans l’évaluation des institutions de microfinance. Le Green Index est le seul indice où nous nous tenons en dessous de la moyenne des performances sociales des autres institutions auditées ; il mesure l’impact sur l’environnement, et nous ne l’avons intégré que depuis un an à nos critères d’évaluation. C’est un de nos axes d’amélioration.
Enfin, nous rendons compte de nos contributions aux objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies, dont huit nous concernent plus particulièrement : pas de pauvreté, eau propre et assainissement, énergie propre et abordable, faim “zéro”, égalité entre les sexes, lutte contre les changements climatiques, travail décent et croissance économique, partenariats durables. C’est un argument de poids pour convaincre les investisseurs internationaux, qui ont intégré les ODD dans leur langage.
Nous incitons les entités du groupe Crédit Agricole au Maroc, en Égypte, en Roumanie et en Inde à financer sur le terrain des institutions de microfinance. L’effet de levier est important. Le rôle de la Fondation est alors de cofinancer ou d’apporter la garantie de son expertise.
Enfin et surtout, nous calculons l’empreinte carbone de la Fondation. Nous compensons les 139 tonnes de CO2 émises en 2019 en souscrivant à des crédits carbone gérés par un fonds commun de placement qui crée des puits de carbone avec des projets d’agroforesterie.
Nous sommes attentifs, au cas par cas, à l’impact sur les populations destinataires des institutions que nous finançons et nous lançons des projets avec des organismes internationaux. Nous avons ainsi remporté un appel d’offres conjoint du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme et de l’Agence suédoise de coopération internationale pour le développement afin de financer les réfugiés climatiques et de guerre, dont le premier volet concerne les camps d’hébergement en Ouganda.
Nos investissements dans les zones vulnérables au changement climatique représentent la moitié environ de la totalité de notre encours investi, dont les trois quarts en zone rurale. Les économies fragiles en représentent presque autant (45 %). Il est possible, nous le prouvons, de développer l’expertise et le savoir-faire d’une vraie banque de proximité, d’une banque durable, dans les zones les plus exposées au risque.
Débat
Des taux nécessairement élevés
Un intervenant : Prêtez-vous dans tous les pays au même taux ?
Éric Campos : Nous prêtons à des institutions de microfinance, à un taux moyen qui évolue entre 5 % et 6 %. Ce taux est inférieur d’un point environ en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. En revanche, le taux final est beaucoup plus élevé et diffère selon les pays : il est par exemple de 24 % en Afrique de l’Ouest. Il s’agit de taux annuels, la majorité des prêts, dont les montants sont très faibles (160 euros en moyenne pour la structure avec laquelle nous travaillons en Afrique du Sud), étant consentis pour trois mois. L’activité de contrôle revient cher, puisque les clients sont peu solvables : les équipes se déplacent sur le terrain pour évaluer cette solvabilité. Les coûts d’exploitation des structures de microfinance sont en outre importants puisqu’ils s’élèvent à 13 % en moyenne dans le monde. Le reste est mobilisé par la couverture (qui peut représenter jusqu’à 20 % en raison de la flexibilité des changes) ou participe à la marge bénéficiaire de l’institution, qui, compte tenu de ces coûts, est assez faible – voire très faible en Afrique de l’Ouest.
La concentration du marché et la numérisation des transactions sont les deux clés de la réduction des coûts d’exploitation. En Afrique, l’agriculture concentre 60 % de la main-d’œuvre, avec 1 hectare en moyenne par exploitant. Dans de nombreux pays, 75 % des agriculteurs vivent en dessous du seuil de pauvreté.
Int. : Avez-vous été confrontés à des pouvoirs populistes appelant au non-remboursement des prêts de microfinance ?
É. C. : Au Cambodge, une institution de microfinance dont nous étions actionnaires et prêteurs, Chamroeun, pratiquait des taux de 30 %, en parvenant à peine à équilibrer son bilan et en réalisant un très gros travail d’impact social. Un décret a interdit les prêts à des taux supérieurs à 24 %. Les campagnes de non-remboursement les plus récentes ont été menées entre 2008 et 2011. Elles sont nécessairement brèves, car la disparition des institutions de microfinance devient rapidement un handicap lourd dans un pays en développement. Elles sont remplacées par des usuriers, qui assurent encore, dans toutes les zones, la majorité des financements.
Une banque durable, dans les règles de l’art
Int. : Vous consacrez à de faibles sommes le même temps d’examen que demande à une banque ordinaire le déblocage de sommes beaucoup plus importantes. Comment parvenez-vous à maîtriser les coûts de ces nombreux dossiers ? Pourriez-vous nous dresser un état des lieux de la microfinance mondiale, qui prête parfois à des taux astronomiques et enregistre des profits étonnants ?
É. C. : L’objet même de la Fondation est de démontrer qu’une finance durable est possible dans des conditions difficiles, auprès de populations jusqu’à présent exclues du secteur bancaire. À la Fondation, nous nous employons à ce que l’activité soit menée dans les règles de l’art et intègre la dimension de l’impact social aux côtés des indicateurs classiques que sont le rendement et le risque.
Alors qu’une caisse régionale du Crédit Agricole gère environ 20 milliards d’euros par an, notre dotation initiale s’est limitée à 50 millions. Cela ne nous dispense pas de maîtriser nos coûts, et nous y parvenons : si la Fondation a perdu de l’argent de 2008 à 2015, elle a commencé à en gagner à partir de 2016. Notre niveau de risque et nos frais de personnel sont contenus. Un chargé d’investissement part en moyenne quarante jours par an sur le terrain et le rendement de notre portefeuille de prêts est aujourd’hui de l’ordre de 5 %. Nous avons encore sans doute des marges de productivité.
On compte des milliers d’institutions de microfinance, dont 1 200 environ sont connues et suivies. Certaines sont programmées pour être introduites en Bourse. Nous avons fait le choix de ne pas collaborer avec celles qui laissent de côté la dimension sociale. La microfinance requiert de la bienveillance et de l’accompagnement. Les clients doivent être protégés, ce qui ne se fait pas sans programmes clairs ni sans une bonne connaissance des populations concernées. Les opérateurs téléphoniques investissent le secteur, mais certains d’entre eux nous semblent négliger les risques de surendettement.
Int. : Êtes-vous en rapport avec des organismes de labellisation de commerce équitable ?
É. C. : Nous examinons une collaboration avec Max Havelaar pour créer une certification sur le financement des producteurs. Nous sommes aussi sollicités par des industriels, notamment ceux qui sont très attentifs à la qualité des produits et au bien-être des producteurs.
Le plus petit des secteurs bancaires, la plus vaste des clientèles
Int. : Comment fonctionnent vos cofinancements, notamment pour ce qui concerne le fonds créé en 2018 ? Quelles sont vos relations avec vos pairs ?
É. C. : Le fonds créé en 2018, en partenariat avec deux filiales du Crédit Agricole, Indosuez Wealth Management et la branche luxembourgeoise de la banque CACEIS, est un fonds de dette, ouvert exclusivement aux entités du Crédit Agricole.
Compte tenu de la faiblesse des taux en France et dans les économies libérales ouvertes, le secteur suscite de plus en plus d’intérêt : le plus grand fonds de microfinance, ResponsAbility, avec lequel nous avons des financements communs, gère 4 milliards de dollars et a pour investisseurs des fonds de pension américains. Nous participons à des forums régionaux, sommes co-organisateurs de la Semaine africaine de la microfinance. Renforcées par ce type d’événements, les relations entre pairs sont fluides. Nous retrouvons aussi sur le terrain des agences de développement, l’AFD et sa filiale Proparco. Sur des sujets plus difficiles existent aussi des investisseurs très engagés, tels que la Sidi (Solidarité internationale pour le développement et l’investissement, émanation de l’ONG Terre Solidaire), ACTED, lié au groupe de finance sociale et responsable OXUS, ou encore Entrepreneurs du Monde, qui font partie des partenaires au long cours de la Fondation.
Je rappelle que l’ensemble du secteur ne pèse que 150 milliards de dollars, que l’on peut comparer aux 2 000 milliards du PIB français, pour environ 150 millions de clients dans le monde. Par ailleurs, presque 2 milliards de personnes ont encore un accès difficile ou nul aux facilités bancaires, parce qu’elles n’ont pas de revenu officiel (elles tirent leur subsistance du secteur informel) et, parfois, pas de papiers officiels ni d’adresse définie. C’est pourquoi les institutions de microfinance fonctionnent avec des prêts dits “de caution solidaire” qui leur permettent de prêter à cette clientèle.
Int. : Quelle est la nature de votre partenariat avec l’AFD et comment l’agence considère-t-elle son rapport à la microfinance ?
É. C. : Si j’ai bonne mémoire, l’AFD a commencé à s’intéresser au secteur des petites activités génératrices de revenus dans les années 1990, avec le programme dit “d’aide aux initiatives productives de base” (AIPB). Proparco prête des sommes de 5 à 15 millions d’euros à des institutions de microfinance. En prêtant à des institutions plus petites ciblant plus finement la pauvreté sur les mêmes zones, nous sommes complémentaires des grands bailleurs de fonds, qui apprécient notre professionnalisme quasi bancaire et la finesse de notre approche. En outre, l’AFD est partie prenante des activités de la Fondation sur trois axes importants : elle nous a ouvert une ligne de financement ; la couverture partielle de son fonds de garantie, ARIZ, nous permet d’alléger nos fonds propres ; enfin, elle soutient par une subvention nos interventions d’assistance technique.
Int. : Que signifie “sortir les gens de la pauvreté” ? Avec quels instruments mesure-t-on ce genre d’action ?
É. C. : Sont pauvres les personnes dont les revenus sont inférieurs à 60 % du revenu médian d’un pays. Évidemment, les prêts à des populations pauvres peuvent créer du surendettement, comme l’a récemment rappelé l’économiste Esther Duflo. Notre objectif est de permettre le financement d’une activité entrepreneuriale à des personnes qui ne disposent pas des fonds nécessaires. Il s’agit, par exemple, d’une activité de vente de produits agricoles éventuellement transformés (comme les beignets de banane). Seules 38 % des institutions de microfinance avec lesquelles nous collaborons mesurent ces sorties de la pauvreté. En revanche, dès l’an prochain, nous choisirons trois institutions représentatives de notre portefeuille, chez qui nous nous rendrons pour poursuivre notre étude d’impact, mais cette fois-ci sur le terrain. Nous pensons que la bonne performance sociale d’une institution se traduit par un impact financier positif sur les bénéficiaires finaux des prêts. Nous pouvons d’ailleurs mesurer cette performance sociale à l’aide d’indicateurs tels les indices des évaluations CERISE ou les procédures mises en place pour quantifier les progrès réalisés sur les ODD.
Les deux mondes
Int. : Comment concevez-vous les liens entre l’impact social des entreprises et l’externalisation de leurs activités ?
É. C. : Pour Muhammad Yunus, il existe deux mondes, celui des entreprises, dont l’objectif est la rémunération de leurs actionnaires, et celui des entreprises sociales, dont les investissements ne recherchent pour tout dividende que les externalités (positives) créées par l’entreprise. Nous sommes les seuls actionnaires de notre fonds d’entreprise sociale, tandis que les caisses régionales investissent dans le fonds pour la finance de dettes.
Int. : Comment associez-vous votre action à celle des pouvoirs locaux, officiels ou non ?
É. C. : Nous adoptons tout d’abord une approche humble, c’est-à-dire d’apprentissage. Nous veillons à respecter, même si nous intervenons sur leur réalité pratique, les systèmes d’organisation locaux. Nous n’avons pas de modèle et nous nous appuyons systématiquement sur les organisations locales. Nous veillons à la présence d’administrateurs locaux. L’un des projets que nous soutenions a favorisé la création d’une coopérative d’éleveurs peuls.
L’aventure de la Laiterie du Berger
Int. : Comment êtes-vous parvenus à monter une laiterie en zone subsahélienne ?
É. C. : Dans le cadre conceptuel du social business, l’entreprise doit d’abord résoudre un problème social. La Laiterie du Berger est un cas d’espèce.
Bagoré Bathily, né dans une famille d’intellectuels sénégalais, effectue ses études de vétérinaire en Belgique. À son retour au Sénégal, il comprend qu’il lui est difficile d’exercer son métier auprès des éleveurs peuls, qui n’ont pas les moyens de payer les services d’un vétérinaire et qui perdent, à chaque transhumance, 5 % à 10 % de leur bétail, lequel constitue leur seul patrimoine. Ce sont les risques de cette transhumance, par ailleurs absolument nécessaire pour que le bétail puisse se nourrir en saison sèche, qui lui donnent l’idée de créer une laiterie pour produire des yaourts. Ce projet se réalisera en partenariat avec Danone et le cabinet I&P, qui, un peu plus tard, invitera la Fondation à rentrer au capital de la laiterie.
L’expérience est lancée à Richard-Toll, sur les bords du fleuve Sénégal, à une centaine de kilomètres en amont de Saint-Louis. Les vaches peules fournissent en moyenne 2 litres de lait par jour (la production française, par comparaison, est de 30 à 40 litres) et la laiterie est contrainte d’acheter du lait en poudre provenant de Nouvelle-Zélande – qui pourvoit à l’essentiel des besoins laitiers du pays. Cette décision permet néanmoins de rentabiliser la laiterie, dont la marque, au bout de dix ans, s’installe sur le marché local. À partir de ce moment peut être envisagée la construction d’une filière amont, pour remplacer peu à peu par du lait frais la part du lait en poudre.
Avec l’aide d’un jeune ingénieur agronome venu des rangs de la caisse régionale de Franche-Comté, la Laiterie du Berger crée une société, Kossam, pour valoriser le lait des vaches des éleveurs peuls. La production laitière est presque triplée (6 litres de lait par vache et par jour). Le gouvernement sénégalais accepte de dispenser les éleveurs de l’acquittement de la TVA, et la Laiterie du Berger peut ainsi payer le litre de lait entre 350 et 400 francs CFA (40 centimes d’euro, contre 29 centimes en France). Kossam met alors en place un réseau de fermes pilotes, afin d’accompagner les fermiers dans leurs protocoles techniques et sanitaires, chacun élevant quatre vaches choisies parmi les meilleures laitières des troupeaux.
Entre 2018 et 2019, Kossam a créé 15 fermes pilotes, et prévoit d’en lancer 25 de plus en 2020. Pendant la période sèche, les vaches sont nourries avec des résidus de canne à sucre et de tomates provenant de plantations voisines, auxquels est ajoutée de la balle de riz. Les familles d’éleveurs des fermes pilotes sont sédentarisées et leurs enfants, y compris les filles, sont scolarisés. Pour ce projet, la Mastercard Foundation a engagé 5 millions de dollars, l’objectif étant de passer de 800 éleveurs actuellement impliqués à 5 000.
Répondre à des défis sans précédent
Int. : Vous réalisez beaucoup de choses avec une petite équipe de collaborateurs. Pensez-vous que le sens de l’activité prenne aujourd’hui plus d’importance auprès des jeunes talents ?
É. C. : Nous sommes effectivement appréciés de ces jeunes talents et nous nous employons à faire durer cette perception ! Notre entreprise est une petite start-up. Nos collaborateurs sont engagés, le plus souvent avec une conscience écologique forte qui se traduit au quotidien. Notre directrice financière a travaillé dix ans avec Entrepreneurs du Monde. Le partage, la découverte par le voyage et l’implication dans le développement sont des valeurs fortes. Le sentiment d’être utile est déterminant, pour les jeunes comme pour les moins jeunes. Nous devons faire face aux défis du changement social, de la pauvreté, du réchauffement climatique, et par là même à nos responsabilités, à nos contradictions parfois... Les jeunes générations sont confrontées aux limites du progrès et du développement, tout autant qu’à leur nécessité. Les modèles sont à réinventer. Quant aux salaires, ils se situent entre ceux que pratiquent les ONG et ceux des cabinets de conseil.
Int. : Paul Valéry résume ce défi à l’entendement par une formule simple, où l’on aurait tort de ne voir que du pessimisme : « Le temps du monde fini commence. »
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
François BOISIVON