Vu de l’extérieur, le succès ininterrompu de L’Oréal depuis plus d’un siècle peut surprendre. En réalité, les crises ont été jusqu’ici anticipées et le Groupe a réinterprété son ADN en fonction des époques et des dirigeants – seulement six en cent ans. La dernière transformation, lancée en 2015 et appelée Simplicity, articule une culture historique fortement individualiste avec une part d’interaction collective. Sociologue embarqué depuis vingt ans, David Arnéra partage quelques clés de lecture pour élucider l’énigme du management L’Oréalien.
Exposé de David Arnéra
Sociologue de formation, je suis un ancien élève de Michel Crozier. La culture est donc pour moi la matrice ultime des organisations, bien au-dessus de la stratégie, et, in fine, elle relève de la pensée de chaque fondateur et se déploie ensuite dans le collectif humain qu’est l’entreprise, comme on va le voir dans le cas particulier de L’Oréal.
À la suite de ma formation initiale, j’ai exercé durant quatorze années dans le conseil en management chez IDRH Consultants, puis chez PricewaterhouseCoopers. Une mission importante chez Airbus, dont la plus brillante des chefs de projet venait d’être hospitalisée en psychiatrie, m’a fait réaliser que, si j’étais équipé en tant que consultant pour accompagner les organisations, en revanche, il me manquait des clés pour comprendre les personnes. Ce choc m’a amené à suivre, pendant deux ans, une formation au coaching, puis à la systémique. Au-delà du prisme de Michel Crozier, je voulais ainsi comprendre les dynamiques intrapsychiques, personnelles et interpersonnelles des différents acteurs des organisations.
Mon parcours chez L’Oréal m’a ensuite amené à évoluer vers une logique quasiment anthropologique. J’ai en effet utilisé les clés de lecture que Serge Airaudi, philosophe et consultant, applique aux entreprises afin de comprendre comment les identités se construisent, s’inscrivent dans l’histoire, se réinventent ou meurent. C’est là un point important pour comprendre pourquoi une organisation périclite ou maintient son désir de croissance dans la durée.
Faire sans endommager
En 1900, alors qu’il participe à l’Exposition universelle, Eugène Schueller, diplômé de l’école de Chimie de Paris, comprend qu’il existe une forte demande en matière de soins capillaires. Il travaille sur cette question et crée une formule de teinture innovante pour les cheveux qu’il baptise Oréal. Alors qu’à cette époque, la science était plutôt incarnée par les travaux de Pierre et Marie Curie et que la beauté relevait du monde des arts, la rencontre de ce chimiste précurseur et de l’univers de la beauté pose l’essentiel de la matrice de l’entreprise que l’on connaît aujourd’hui. Afin de valoriser son innovation, Eugène Schueller crée, en 1909, la société L’Oréal et, pour la développer, il se tourne vers les salons de coiffure, alors complètement intégrés au monde de la mode. Le caractère inoffensif pour le cheveu, qui est l’innovation apportée par sa teinture, illustre déjà une des valeurs essentielles de L’Oréal : faire sans endommager. Cette valeur perdure dans la politique actuelle de développement durable de l’entreprise.
Outre un chimiste de talent, Eugène Schueller a aussi été un entrepreneur social. Il est notamment le créateur du salaire proportionnel, système permettant de faire participer les salariés aux fruits de l’expansion de l’entreprise. En 1967, L’Oréal sera également la première entreprise à mettre en place le système de participation/intéressement, rendu obligatoire sous la présidence du général de Gaulle. Depuis l’époque de son fondateur, L’Oréal est donc resté dans un double projet économique et social.
Depuis 1909, L’Oréal n’a connu que six patrons. Eugène Schueller a choisi pour successeur François Dalle, juriste de formation et homme de grande culture. Puis Charles Zviak, qui était le patron des laboratoires et qui a réaffirmé les valeurs de l’entreprise, a assuré la transition en attendant que Lindsay Owen-Jones, très tôt repéré par François Dalle, soit prêt à assumer la fonction et à devenir l’homme de la mondialisation. Jean-Paul Agon a pris les rênes en 2006 avant de céder, le 1er mai 2021, son fauteuil de CEO à Nicolas Hieronimus, tout en gardant la présidence du Groupe.
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