Les virements de bord sont des manœuvres courantes sur des voiliers, qui demandent une coordination soignée entre les équipiers pour être réussies. En matière politico-militaire, elles sont plus rares, mais elles peuvent donner lieu à de belles manœuvres, comme le récent changement de pied envers Mouammar Kadhafi. Quand il s’agit de changer radicalement le cours suivi par des systèmes sociaux, l’affaire s’apparente plutôt à un virement de bord dans du béton prêt à l’emploi que dans de l’eau claire, comme l’illustrent les articles de ce numéro.
Henri Lagarde, après avoir dirigé une grande entreprise, découvre le poids des charges sur les PME françaises et les compare à celles des PME allemandes. Abaisser les charges sociales et fiscales, augmenter la TVA, lui paraîssent des urgences pour garder une industrie. Mais, Schumpeter le rappelait, dans les démocraties, les consommateurs sont plus nombreux que les producteurs, et il est difficile de soutenir les seconds au détriment des premiers. Le Danemark et l’Allemagne ont réussi un tel virement de bord, mais au prix du sacrifice politique de ceux qui ont mené la manœuvre; se trouvera-t-il un candidat pour faire de même en France ?
Voici que l’agriculture est elle aussi menacée. Comment est-ce possible, avec une si grande tradition et une formation technique que le monde nous envie ? Les marchés se mondialisent et les intermédiaires veulent traiter des quantités importantes. Pour suivre le rythme, il faut passer du modèle familial à un modèle d’entreprise. Les obstacles sont redoutables, tant les normes culturelles de notre agriculture et son organisation sociale sont enracinées. Le monde politique s’est éloigné des campagnes, et il ne faut guère en attendre un projet d’envergure. La créativité et la capacité de rebond des agriculteurs suffiront-elles pour changer de cap ?
La crise des subprimes a fait vitupérer contre les paradis fiscaux : les évasions fiscales de la part de particuliers ou de multinationales, l’opacité sur les risques pris par des opérateurs qui y sont domiciliés, menacent les ressources et la sécurité des États, à un moment où l’Occident se débat dans la crise de la dette. D’où les volontés affichées par le G20, l’Europe, l’OCDE ou le gouvernement américain de lutter contre les paradis fiscaux. On peut prédire que la croisade sera longue et incertaine face à de puissants intérêts, qui ne sont pas tous sordides?: la Suisse a par exemple des raisons morales historiques pour préserver le secret bancaire…
Voici un virage qui se prend tout seul, sans qu’on en ait une claire conscience. Nos nouvelles “prothèses” numériques bouleversent nos façons de communiquer, de nous repérer, de mémoriser, de chercher des informations. On ne retrouvait, disait-on, dans l’ordinateur que ce qu’on y avait mis, mais aujourd’hui “on” est le monde entier, et cela change tout. Les jeunes trouvent cela naturel et ne comprennent pas nos manières d’enseigner, de coopérer, de programmer nos activités. Leur arrivée au pouvoir bouleversera toutes les organisations, mais on ne peut pas dire aujourd’hui comment se fera la transition. Ce sera en somme un demi-tour avec dérapage plus ou moins contrôlé.
Machiavel décommandait au Prince de s’aventurer à introduire de nouvelles institutions « car celui qui les introduit a pour ennemis tous ceux qui profitent de l’ordre ancien et pour défenseurs bien tièdes ceux qui profiteraient de l’ordre nouveau ». Avec les mutations et les crises, il arrive que plus grand monde ne profite de l’ordre ancien. Les virements de bords sont alors plus aisés à déclencher. Nous y sommes, reste à savoir si un barreur gardera le contrôle.
François Rousseau, dont les habitués de l’École de Paris appréciaient les apports originaux, l’esprit positif et l’immense gentillesse, nous a quittés trop précocement. Il a gardé le contrôle de façon admirable sur sa façon de quitter la scène.