Un hasard malicieux fait se retrouver dans ce numéro deux acceptions a priori fort différentes de la troupe : la troupe militaire et celle du cirque. On pourrait dire que l’École de Paris pousse un peu loin son goût pour les rapprochements improbables, mais voyons comment ces deux articles éclairent les problèmes d’aujourd’hui.
Le baromètre du moral des Français est scruté par les politiques et les hommes d’affaires car, quand le moral ne va pas, rien ne va. Pourtant, le général Jean-René Bachelet a été stupéfait de découvrir que le moral était une sorte d’impensé dans l’entreprise, alors que c’est une notion essentielle dans l’armée. Pour lui, une troupe a le moral quand le chef auquel chacun se réfère est porteur du sens et du style de l’action et même d’une éthique : se battre sans haine. Lorsque l’identité collective s’accompagne d’un humanisme militaire, on obtient une cohésion d’une force insoupçonnée. Cela résulte d’une alchimie complexe, celle de la fraternité d’armes et de l’esprit de corps, alors que si l’on veut se fonder sur l’efficacité à tout prix, les effets pervers peuvent être considérables. Voilà un point à méditer pour le management civil.
Le cirque, pour Coline Serreau, c’est la valorisation des métiers et de l’artisanat, le culte de la perfection et du travail incessant pour y parvenir. Il sait gratifier les talents individuels tout en ménageant une vie collective intense. Le cirque, un moment moribond, rebondit de façon vertigineuse, que l’on pense au Cirque du Soleil, et a su garder des espaces de liberté, comme l’Académie Fratellini, ce qui explique sa créativité. Cela pourrait même en faire une matrice du renouvellement des spectacles, et au-delà. Voilà qui peut donner à penser pour l’entreprise.
Les entreprises se mondialisent et l’on comprend que leurs membres soient fiers de voir au-delà des périmètres de leurs prédécesseurs et qu’ils pensent qu’avec l’anglais, pardon le globish, il n’y a plus de frontières linguistiques. Mais Thierry Currivand et Claude Truchot montrent que, quand il faut manier des idées nuancées, la langue retrouve son importance et que cela peut créer des rapports de domination qui minent la cohérence des troupes et sapent leur moral. Un militaire pourrait alors dire que l’on a trop sacrifié l’esprit de corps à la recherche d’efficacité immédiate, un membre du cirque que l’on ne s’est pas assez attaché à la valorisation des talents individuels dans l’organisation des collectifs.
On dit souvent qu’il n’y a pas de loyauté chez les employés chinois, qui quittent les entreprises dès qu’ils ont une proposition plus lucrative. De vrais mercenaires. Or, selon Philippe d’Iribarne, Lafarge a développé un mode d’exercice du pouvoir proche de l’idéal de la bureaucratie céleste, où les décisions concernant les personnes sont exemptes des favoritismes propres aux fonctionnements en réseaux. Le principe est ainsi affirmé que chacun sera évalué et rémunéré selon ses résultats, et que ceux qui veulent progresser y seront aidés. Quant à demander à chacun de challenger ses supérieurs, comme en France ou aux États-Unis, il ne fallait pas y penser. Gageons qu’un membre du Cirque de Pékin approuverait ces principes.
De plus en plus d’entreprises, obsédées d’innover pour tenir leur rang et séduire leurs clients, sont tentées de récupérer des innovations créées par d’autres entreprises, et aussi de valoriser à l’extérieur des innovations nées chez elles. C’est le modèle, la magie, de l’innovation ouverte. On verra, en lisant Thierry Weil, que cette formule séduisante ne doit pas tourner à la solution de facilité. C’est que pour faire des numéros de main à main, il ne faut pas trop… perdre la main. Il convient alors de préserver une véritable âme d’innovation et d’entretenir les talents nécessaires en nombre suffisant.
La troupe de l’École de Paris souhaite à ses lecteurs, ses participants aux séances et ses amis, une bonne année 2010.