La vitesse à laquelle la crise s’est répandue montre que la mondialisation de l’économie est vraiment en route. Mais cela attise les réactions de localisme qu’on voit surgir un peu partout : perdant foi dans l’économie mondialisée, des personnes retrouvent une fierté dans des vies collectives, en s’appuyant sur des traditions locales ou même en les ressuscitant. Ces réactions font craindre une poussée des nationalismes, dont on sait les retombées tragiques après la crise de 29, ou un retour régressif vers le passé ; j’y vois en tout cas une invitation à repenser l’articulation entre local et global, entre vies collectives et vie des affaires. Ce thème, souvent abordé par l’École de Paris, s’illustre de différentes manières dans le présent numéro.
Un journal économique est un rouage essentiel de la vie des affaires. Une information erronée peut avoir des effets dévastateurs et les journalistes sont sur la corde raide pour éviter les erreurs et déjouer les tentatives de manipulation dont ils sont l’objet. Cela ne va pas de soi : la presse économique était la honte de la Troisième République. Jacques Barraux explique comment ce secteur s’est structuré après-guerre, et comment un journal comme Les Échos a créé des règles et une éthique qui ont développé une fierté collective du travail bien fait.
Dans la publicité, on valorise aussi des identités de métiers, et les créatifs sont très sensibles aux reconnaissances de leurs pairs, l’honneur suprême étant d’obtenir un Lion au festival de la publicité de Cannes. Frédéric Gervais montre que cela ne va pas forcément dans le sens de l’attente du client, qui n’a pas toujours l’audace qui permet les idées frappantes. La connexion entre créatifs et clients fait donc problème, sauf dans les agences créant un contexte propice à l’épanouissement des créatifs tout en organisant leur proximité avec les clients.
Jean-Guy Henckel, confronté en Franche-Comté aux licenciements massifs de l’automobile et redoutant des exclusions massives, a su créer le concept de "Jardin de Cocagne" : des laissés pour compte retrouvent activité et raison de vivre en cultivant des légumes bio pour les livrer à des adhérents. Les exigences de qualité et le soin apporté à la gestion de la variété des produits sont source de fierté chez les producteurs et les adhérents consommateurs. Forts de ce succès, les jardins de Cocagne se sont multipliés en France et essaiment à l’étranger.
Le général Emmanuel de Richoufftz, en arrivant comme adjoint au gouverneur militaire de Paris, est étonné de voir combien de jeunes des banlieues ne se sentent plus guère français. Il décide d’agir sur trois facteurs pour les intégrer : la maîtrise de la langue, l’accès à l’emploi et l’initiation au rôle de leurs ascendants dans l’histoire de France. Avec la "carotte" du permis de conduire, il les entraîne dans un tourbillon d’activités sportives, scolaires, militaires, citoyennes, dont ils sortent transformés : ils se sentent utiles, voient leurs capacités reconnues, et sont même étonnés de découvrir combien ils ont été capables de se surpasser.
L’Inde devient une puissance économique mondiale, et l’on sait la place de ses sociétés de service informatique ou de ses entrepreneurs comme Mittal ou Tata. Mais Jean-Claude Galey montre que la vie sociale reste fondée sur un socle culturel qui ne se laisse pas dominer par les réalités économiques : les rapports de castes et les rites religieux pénètrent l’ensemble de la vie, avec souplesse et de manière peu visible, et l’investisseur étranger qui ignorerait ces réalités souterraines aurait bien du souci à se faire pour prospérer.
André Régnier (1) disait que, pour la plupart des gens, le monde se réduit à ce dont ils parlent entre eux. La mondialisation est alors une richesse car elle peut diversifier les conversations de points de vue et d’observations venant d’ailleurs. À condition toutefois qu’elle ne détruise pas les cercles de relations et d’échanges dans lesquels chacun joue sa reconnaissance.
(1) André Régnier, Les infortunes de la raison, Le Seuil, 1966.