Exposé de Déborah Neuberg

Si j’ai toujours rêvé de travailler dans la mode, mes premiers pas dans cet univers m’en ont révélé la beauté, certes, mais aussi des travers auxquels je n’ai su me résoudre : d’un côté, la fast-fashion poussait la délocalisation à l’absurde et à l’inacceptable ; de l’autre, le luxe tirait profit d’artisans exceptionnels à l’autre bout du monde, mais les laissait dans l’ombre. Le rythme effréné des collections ne correspondait pas non plus à ma vision d’un vêtement durable, embelli par la patine du temps. J’ai donc tracé ma propre voie et créé la marque De Bonne Facture en 2011, avec le souci de régénérer des savoir-faire traditionnels et de valoriser des filières locales. Cet engagement nous a valu de recevoir la certification B Corp, attribuée aux entreprises répondant à des exigences sociétales et environnementales. Nous sommes la dixième maison de mode française à l’avoir obtenue.

À revers des tendances

Mon profil commercial a nourri un décalage supplémentaire avec le monde de la mode. À mes débuts, il m’a d’ailleurs valu un complexe de l’imposteur. En effet, je ne suis pas diplômée d’une école de création, mais d’HEC et du master HEC Entrepreneurs. Au cours de mes études, j’ai saisi toutes les occasions pour faire des stages dans la mode, la création ou le luxe. Ils m’ont conduite chez Hermès, mais aussi chez L’Oréal, plus loin du vêtement, au sein du pôle créateurs et tendances dédié aux produits professionnels de coloration pour cheveux. L’idée m’a effleurée d’entrer dans une école de mode ou de création après HEC. J’ai bien été acceptée dans une classe préparatoire à ces cursus, mais, à 24 ans, je ne me voyais pas refaire des études pendant quatre ans. J’ai préféré m’inscrire à l’Institut français de la mode (IFM), en management.

C’est chez Hermès que j’ai occupé mon premier poste, pour assurer un remplacement, en tant que chef de produit pour les accessoires de soie féminins. Outre les écharpes et autres étoles, nous confiions des pièces exceptionnelles à des artisans indiens et népalais possédant un savoir-faire de pointe dans la soie, le cachemire ou la broderie en perles. Le rôle actif que jouaient ces ateliers dans la création même des produits, partant parfois d’une simple inspiration, m’a frappée. J’ai mesuré à quel point leurs contraintes techniques transformaient la vision initiale du produit. Nous entretenions avec eux un dialogue dans lequel tout ne venait pas de la marque. Ces artisans étaient dépositaires d’une histoire fascinante, souvent centenaire, et de savoir-faire uniques. À mes yeux, nous ne valorisions pas suffisamment leur participation à la conception et à la fabrication des produits : la marque se contentait d’indiquer que tel châle avait été fabriqué en Inde et avait nécessité huit heures de travail. Pourquoi ne pas préciser qu’il avait été conçu dans un atelier de Bombay où œuvraient des femmes d’origine perse, issues de familles où se transmettait l’agilité dans la broderie depuis quatre cents ans ? Il me semblait dommage de passer sous silence cette dimension culturelle de la fabrication.

La fast-fashion comme anti-modèle

Après ce remplacement, Hermès m’a proposé un poste stable. J’avais toutefois le virus de l’entrepreneuriat et aspirais à nourrir ma curiosité. À 25 ans, il était trop tôt pour m’installer – ou alors, ce devait être dans une fonction qui offrait de l’initiative et une latitude de décision. J’étais trop jeune pour que ce soit possible dans une si grande maison. Hermès m’a suggéré d’explorer d’autres horizons – pourquoi pas dans le milieu de gamme, où j’aurais davantage d’autonomie – et de revenir quand ma carrière aurait avancé. Ma responsable, qui venait de chez Etam, m’a incitée à m’intéresser à ce groupe. Jamais je n’avais imaginé travailler pour ce type de marque ! L’affaire s’est néanmoins conclue. C’est ainsi qu’Etam m’a envoyée faire du développement de produit à Shanghai pour l’enseigne de sous-vêtements qu’elle venait de lancer, Undiz, un parangon de la fast-fashion qui proposait une nouvelle collection toutes les deux semaines. J’assurais l’interface entre les stylistes et le bureau d’approvisionnement chinois, qui lui-même répartissait les productions dans des usines partout en Chine. Venant des accessoires de luxe, je me retrouvais dans la lingerie d’entrée de gamme ! J’y ai découvert des conditions de fabrication qui m’ont saisie : les ouvriers vivaient dans des dortoirs à proximité des usines et ne rentraient voir leur famille – parfois même leurs enfants – qu’une fois par an. Quand je m’en émouvais auprès de ma hiérarchie, elle me reprochait d’être trop sensible et estimait que ce n’était pas mon problème. Là encore, je regrettais que les clientes ne sachent pas ce qu’il y avait derrière l’étiquette.

J’ai démissionné au bout d’un an pour rentrer à Paris et monter ma propre affaire. C’était le moment ou jamais : à mon âge, j’avais encore le loisir de pouvoir échouer ; autant essayer ! Les conditions de fabrication étaient au cœur de ma réflexion, mais l’attention au seul lieu de production (made in) me paraissait limitée. La mention made in China n’est pas nécessairement synonyme de bas de gamme ! On trouve en Chine de magnifiques savoir-faire dans la porcelaine, la soie, le cachemire… Il fallait plutôt s’intéresser au made by et au made how : par qui et comment sont fabriqués les produits ?

L’héritage, point de départ de la création

J’avais constaté que chez la plupart des marques, qu’elles relèvent du haut de gamme ou du luxe, l’argent économisé grâce à la délocalisation et à la simplification des modèles était investi dans le marketing et l’image. Quelle perte pour le produit ! Un rééquilibrage me semblait nécessaire. Forte de mon expérience chez Hermès, j’ai voulu mettre en lumière des ateliers français qui étaient tombés dans l’oubli. J’ai donc entrepris de créer un label qui identifierait les derniers tenants de modes de fabrication traditionnels : de maille en Bretagne, de chemises à Châteauroux, de cravates tricotées dans le Sud-Ouest… L’époque était à la bistronomie, c’est-à-dire à la volonté de proposer une cuisine de chef plus simple, ancrée dans les terroirs, qui valorise autant les producteurs que les cuisiniers. Pourquoi n’en serait-il pas de même dans le vêtement ?

J’ai alors sillonné la France à la recherche d’ateliers. Le premier que j’ai rencontré fut Fileuse d’Arvor à Quimper, façonnier pour diverses enseignes et tenu par la famille Brest depuis trois générations. Il venait de créer sa marque d’usine avec des Japonais, inspirée de modèles vintage et fabriquée comme à l’ancien temps, avec un souci du détail et de la qualité. Il existe en effet, au Japon, une poignée de passionnés de vêtements classiques de haute qualité, dits heritage. Certains d’entre eux ont racheté d’anciennes machines que les Occidentaux avaient délaissées dans les années 1960 à 1980, quand ils avaient opté pour la quantité au détriment de la qualité. Ces repreneurs étaient obsédés par l’idée d’atteindre le niveau de certains pays dans leurs savoir-faire emblématiques et faisaient revivre de façon admirable des pièces qui étaient devenues introuvables en vintage. Ils reproduisaient des blousons de l’armée de l’air américaine avec le même type de cuir que celui qui était utilisé soixante-dix ans auparavant, le même modèle d’aiguille, les mêmes finitions, les mêmes doublures… Les États-Unis ont connu un mouvement similaire dans des niches très pointues, à la faveur de relocalisations d’ateliers d’accessoires, de chaussures et de vêtements. Cette tendance heritage a explosé lors du salon Capsule organisé au début des années 2010 à Paris. On y trouvait des pulls marins suédois tricotés à l’ancienne, des chaussures américaines, des costumes japonais… J’en ai été émerveillée : voilà ce que je voulais faire dans le vestiaire français !

Ma première intention fut de réunir quatre ou cinq ateliers sous un label qui distribuerait leurs productions. Cette idée s’est vite heurtée à des limites. En effet, ils étaient plutôt des façonniers que des créateurs, fabriquaient sur la base de patronages et avaient l’habitude d’appliquer des directives. Rares étaient ceux qui avaient leurs propres lignes – et quand c’était le cas, elles étaient plutôt désuètes. Il ne me restait plus qu’à créer avec eux une collection en co-branding, en mentionnant leur nom : made by atelier Fileuse d’Arvor, made by atelier Chaintron… C’est ainsi que j’ai lancé ma première gamme.

Comment une commerciale peut-elle être créative ?

À l’IFM, personne ne comprenait trop ce que je faisais : ayant un bagage commercial, on estimait que j’étais forcément dépourvue de talent créatif. Mon seul salut, m’assurait-on, viendrait d’une collaboration avec un créateur. J’ai été incitée à me rapprocher d’un de ces talents, issu de l’Institut, pour m’aider à créer mes vêtements – je savais pourtant exactement ce que je voulais ! Notre tentative d’association fut assez cocasse. Ce jeune homme m’a déclaré qu’il avait besoin de s’inspirer de magazines ; nous sommes donc allés en acheter une vingtaine dans une librairie. À notre retour, il les a étalés sur une table, a commencé à déchirer des images et est tombé en arrêt devant une série de mode inspirée de l’univers des astronautes : il voulait en faire son point de départ. C’était à mille lieues de mon projet ! Ne sachant comment m’en défaire, je lui ai déclaré qu’il avait bien trop de talent pour moi et que nos chemins devaient se séparer…

D’autres personnes, comme la directrice adjointe de l’IFM, Sylvie Ebel, m’ont orientée vers un professeur de l’Institut, Pascal Gautrand, qui travaillait sur les cultures et les techniques de fabrication locales. Il leur avait consacré une galerie, Made in Town, rue du Vertbois, dans le 3e arrondissement de Paris. Pour l’un de ses premiers projets, il avait demandé à 12 chemiseries traditionnelles napolitaines de reproduire une chemise Zara à rayures, avec leurs matières et leurs savoir-faire. Chaque pièce laissait transparaître la main de l’artisan, par de légers détails : le calibre des rayures, la forme du col… Pascal Gautrand les a exposées à côté de la chemise industrielle de référence. Il collaborait par ailleurs avec les artisans de sa région d’origine, la Montagne noire, dans le Sud-Ouest, riche d’une longue tradition dans l’élevage ovin, la laine, le cuir, le fromage… Il était aussi très entouré par des artistes. Tout cela m’intéressait énormément. Il m’a proposé de me louer sa galerie pour une somme modique, afin que j’y présente ma première “édition” – terme que j’affectionne. Plutôt que d’enchaîner des collections qui changeraient du tout au tout à chaque saison et se démoderaient, j’entendais proposer des classiques masculins et les rééditer en modifiant certains détails : une matière, un tombé… J’aspirais à des vêtements durables par leur composition et par leur style, inspirés de pièces intemporelles, porteurs d’une certaine nostalgie et d’un imaginaire, à l’image des vestes de travail ou des blouses d’artiste. La coupe et le choix des matières en feraient des vêtements modernes, et je recourrais évidemment à des artisans pour les confectionner. C’est ainsi que tout a commencé.

La reconnaissance de passionnés

Assez rapidement, un réseau s’est tissé autour de la marque. Le directeur de la division homme du Printemps, à qui sa sœur avait offert une cravate De Bonne Facture, m’a proposé un stand éphémère pour le Noël suivant. Des Japonais ont repéré la marque et ont voulu la revendre à Tokyo. Surtout, j’ai été encouragée par Marcel Lassance, qui est en quelque sorte devenu mon mentor. Ce créateur de mode masculine, qui a longtemps eu un magasin dans le quartier Saint-Germain-des-Prés à Paris, avait pris la direction des achats homme de la boutique parisienne multimarque Merci. Son soutien a été déterminant. Depuis deux ans, j’étais aux prises avec l’IFM, qui m’assurait que je devais m’allier avec un directeur artistique, et avec HEC, qui me conseillait de combler stratégiquement certaines carences du marché. Marcel Lassance a reconnu la valeur de mes créations et m’a donné espoir.

Lors du grand salon de la mode masculine à Florence, Pitti Uomo, des revendeurs japonais ont défilé sur mon stand pour me proposer de distribuer mes vêtements. J’ai aussi rencontré des marques heritage françaises comme Heschung, maison alsacienne qui crée des chaussures inspirées de l’alpinisme. Nous avons réalisé une collection ensemble.

Les deux ou trois premières années, les produits De Bonne Facture ont principalement été commercialisés au Japon et chez Merci. Progressivement, j’ai trouvé des agents commerciaux en Corée et aux États-Unis. Quand j’ai mis le doigt dans l’engrenage américain, la course s’est accélérée. Nous avons été revendus par Union Made, une boutique qui était le fer de lance du mouvement heritage. Elle avait été créée par un ancien collaborateur de Gap qui s’était passionné pour les savoir-faire américains et désirait retrouver l’âme des produits. Il s’était ouvert à des marques japonaises, italiennes, coréennes, scandinaves… J’y ai gagné en rayonnement. Trois ans plus tard, nos produits étaient distribués dans une trentaine de boutiques en Europe, en Asie et aux États-Unis.

J’ai ensuite rencontré les responsables du site Matchesfashion, qui ont commandé notre collection, et le bras droit du fondateur de la célèbre boutique new-yorkaise Nepenthes, très enthousiaste. Il m’a présentée à MR PORTER, branche masculine du site Net-a-Porter, qui, là encore, nous a passé commande. Nous franchissions une nouvelle étape.

En parallèle, nous avons voulu développer notre propre commercialisation en ligne, car notre site vivotait. J’ai levé des fonds à cette fin, dans des proportions relativement modestes. Cela m’a permis non seulement de me verser mon premier salaire, mais aussi d’embaucher un bras droit chargé du développement produit, de la production et de l’administration des ventes, ainsi qu’un chargé de marketing digital. Nous avons étoffé le discours de la marque sur Internet, et l’e-shop a pris son envol. J’ai découvert que, dans des forums en ligne, des “geeks” du vêtement échangeaient pendant des journées entières sur leurs pièces préférées, analysaient la forme d’un col ou la couture d’un revers… Ils récupéraient mes catalogues – j’ignore comment –, lorsque je les présentais aux acheteurs, et les publiaient sur Reddit, suscitant des centaines de commentaires. Manifestement, nous existions dans cette culture.

La pandémie de Covid-19 et ses remises en question

Tout allait donc très bien, nous nous maintenions à l’équilibre depuis deux ans… quand la pandémie de Covid-19 est survenue. Des revendeurs nous ont quittés, des commandes ont été annulées ou réduites, et nous n’avions pas les stocks suffisants pour compenser ces pertes avec notre site d’e-commerce. Je projetais à l’époque d’ouvrir une boutique. Forte de deux bons bilans et d’une croissance très favorable, et en dépit de la perte brutale de chiffre d’affaires due à la crise sanitaire, j’ai pu contracter un emprunt en 2021 et ouvrir un local faisant office de bureau et de boutique à Paris, rue Sedaine, dans le village Popincourt qui regorge d’artisans. Ce n’était certes pas un haut lieu de la mode, mais j’avais en tête l’exemple de Rei Kawakubo, créatrice de Comme des Garçons, qui, dans les années 1990, ouvrait des boutiques éphémères au fin fond de zones industrielles, certaine que ses adeptes feraient tout pour s’y rendre. Nous avons rattrapé assez rapidement notre activité BtoB.

Durant cette période difficile, nous avons failli perdre notre principal client, MR PORTER : il estimait que la sobriété et la subtilité de nos habits ne ressortaient pas suffisamment en ligne. Il nous a donné six mois pour doubler notre taux de revente. J’ai pris conseil auprès de la directrice des achats homme de MR PORTER, qui m’avait toujours soutenue. Devions-nous rester positionnés entre le décontracté et le haut de gamme, ou basculer franchement vers le luxe ? Fallait-il adopter une approche plus commerciale ? J’avais le sentiment frustrant de m’adresser à une petite minorité qui comprenait très bien le vêtement et la qualité, mais de rester un outsider et de flotter entre deux eaux. Encouragée par cette professionnelle, j’ai proposé à MR PORTER une capsule très visuelle, inspirée de la Montagne noire que Pascal Gautrand m’avait fait découvrir.

Une régénération collective

Entre-temps, Pascal Gautrand avait créé le collectif Tricolor (qui compte aujourd’hui Le Slip français, Tediber, LVMH, Chanel...), afin de faire renaître les filières lainières locales. Il déplorait la déconnexion totale qui existait entre les producteurs, les usines, les marques et le client final. La plupart des tisseurs et des filateurs ignorent même d’où provient la matière qu’ils utilisent – des fibres de différentes provenances y sont souvent mélangées. Chaque étape de la chaîne d’approvisionnement est opaque. Tricolor se proposait de réunir tous les acteurs de la laine : bergers, fédérations ovines, municipalités (Arles pour les moutons mérinos, par exemple), historiens, marques, journalistes... Cela me paraissait extrêmement moderne. J’ai prêté main-forte à Pascal Gautrand et ai illustré cette démarche dans ma première capsule pour MR PORTER.

Je siège par ailleurs au conseil d’administration de la Fédération du prêt-à-porter féminin et, dans ce cadre, j’ai participé à un groupe de travail consacré à la responsabilité sociale et environnementale des entreprises. Nous devons apprendre à nos adhérents à rendre leurs marques plus responsables, mais l’univers de la confection est d’une telle opacité qu’ils ne savent par où commencer. À quelle étape peut-on avoir le plus d’impact dans une filière d’approvisionnement ? Comment faire, comment communiquer ?

Dans cet esprit, j’ai entrepris de faire certifier De Bonne Facture par B Corp. La démarche demande du temps et des ressources. Un cabinet a accepté de nous accompagner gratuitement. C’était la première fois qu’il se prêtait à l’exercice, mais il était sûr d’aboutir – de fait, nous avons obtenu la certification en septembre 2022. Ce cabinet a très pertinemment insisté sur le concept de régénération que nous incarnions : régénération de filières, de savoir-faire, de modes de fabrication, d’ateliers... Il y voyait une forme d’innovation. L’argument de la régénération fut pour moi une révélation, qui m’a apaisée. Quand j’ai créé De Bonne Facture, on ne cessait de m’asséner, à HEC comme à l’IFM, que je ne faisais rien d’innovant ni de créatif. Bpifrance me refusait des financements, au motif que je n’avais pas inventé de technologie – je n’encapsulais pas du parfum dans le tissu, par exemple. L’IFM jugeait mes vêtements trop classiques. L’idée de régénération a conforté mon approche singulière de l’innovation, consistant à donner une nouvelle vie à des savoir-faire et à des filières détruites, d’une façon moderne, qui rencontre le marché.

L’après-Covid-19 fut aussi une phase de régénération pour l’équipe. La pandémie a eu un fort impact sur mes collaborateurs, qui étaient très jeunes et que j’avais entièrement formés. Elle a provoqué un sentiment de perte de sens au travail. Après une période de management de transition, j’ai reconstruit une nouvelle équipe formidable. Nous sommes en phase de levée de fonds et avons plusieurs possibilités, à la fois via des plateformes de financement participatif à impact social et environnemental, et via des business angels du secteur intéressés par notre concept.

Durant toutes ces années, je suis restée en contact avec un ancien diplômé d’HEC, cofondateur d’un des plus grands succès digitaux de la mode de ces dix dernières années. Il siège dans mon conseil d’orientation. Peut-être investira-t-il à mes côtés. À l’entendre, De Bonne Facture est en avance sur son temps et possède un avantage concurrentiel sur le marché qui ne peut lui offrir qu’un bel avenir !

Débat

Rêves et ambiguïtés de la fabrication française

Un intervenant : Avez-vous eu des difficultés à identifier des ateliers de fabrication français ? Comment avez-vous procédé ?

Déborah Neuberg : Outre mes recherches en ligne, je me suis adressée à des fédérations d’ateliers, à la Maison du savoir-faire et de la création (liée à la Fédération française du prêt-à-porter), ou encore à l’Institut français du textile et de l’habillement. Ils m’ont orientée vers des patrons d’ateliers investis dans des démarches collectives de préservation des savoir-faire, qui m’ont à leur tour donné des contacts. J’y suis allée au culot : quand j’appelais le directeur d’un atelier, je lui annonçais que j’arrivais le surlendemain !

La difficulté est venue du fait que peu d’ateliers répondaient à mes besoins : le plus souvent, ils n’acceptaient des commandes qu’en quantité quasi industrielle ou imposaient des forfaits de développement qui étaient au-dessus de mes moyens. Ils préféraient réaliser soit des pièces très luxueuses pour des maisons prestigieuses, soit des grandes séries assez simples pour des marques qui communiquaient sur le lieu de fabrication plutôt que sur la qualité et les méthodes employées. En dépit d’une volonté politique manifeste de relocalisation, portée à l’époque par Arnaud Montebourg, ministre de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique, je me suis heurtée aux limites de la fabrication française. Dans un premier temps, j’ai donc dû me tourner vers un atelier familial en Italie du Nord, spécialisé dans la maille, pour produire des pièces en petites quantités avec le niveau de savoir-faire que je désirais – en privilégiant le remaillage au coupé-cousu, par exemple. Depuis, je me suis créé un réseau d’ateliers en France. Dans le cadre de la certification B Corp, nous avons élaboré une charte et un cahier des charges précisant nos attentes en matière de produits, de quantités et de prix. Nous entrons en dialogue avec différents ateliers et retenons ceux qui correspondent à notre cahier des charges.

Int. : Avez-vous bénéficié des efforts de relocalisation et de valorisation des savoir-faire menés ces derniers temps par certaines marques de luxe ?

D. N. : Les maisons de luxe intègrent des filières et des savoir-faire avec leurs propres outils de production et d’approvisionnement, ou forment des jeunes à des techniques en voie de disparition. Les plus petites maisons n’en profitent pas. Le marché intermédiaire souffre d’une réelle carence de savoir-faire, de formation et d’investissement dans des machines. Sans compter qu’il faut informer avec pédagogie le grand public sur les conditions de fabrication et la qualité des produits : on ne peut pas faire du made in France uniquement pour concurrencer Zara ou H&M sur des produits basiques.

Ce problème n’est pas propre à la France. Un atelier écossais avec lequel je collabore s’est récemment trouvé dans l’impossibilité de livrer ses clients à temps. Il avait dû procéder à des licenciements économiques durant la pandémie de Covid-19, mais n’arrivait pas à réembaucher depuis la reprise : toutes les personnes qui possédaient les savoir-faire dont il avait besoin étaient parties en préretraite.

Int. : Vous êtes partie d’une démarche personnelle et l’air du temps vous a rattrapée concernant les enjeux de relocalisation, de réindustrialisation et de durabilité. Avez-vous suscité un nouvel intérêt de la part des pouvoirs publics ?

D. N. : Je ne partage absolument pas le caractère nationaliste du discours actuel sur la relocalisation, relayé par les pouvoirs publics, prônant des produits “bien de chez nous”. Un client qui se réjouissait que j’utilise de la laine locale m’a reproché d’avoir publié sur Instagram un message de soutien au mouvement Black Lives Matter... Je valorise les métiers et les savoir-faire d’où qu’ils proviennent. J’aborde ces questions par le biais de collectifs, comme Tricolor, plutôt qu’avec les pouvoirs publics. De Bonne Facture privilégie certes les filières courtes et locales, mais celles-ci dépassent nécessairement le cadre national. La culture du lin, par exemple, s’étend sur une bande climatique qui court de la Normandie aux Flandres belges. Pourquoi s’arrêter à la frontière ? Au reste, la mention du lieu de fabrication ne dit pas tout de la provenance d’un produit, car les matières premières viennent majoritairement d’ailleurs. Dans une même balle de coton, vous pouvez trouver des fibres provenant de Chine, du Pakistan, de Turquie, des États-Unis, d’Égypte, d’Afrique subsaharienne...

Une croissance à financer

Int. : Quelle a été l’évolution de votre chiffre d’affaires et de votre capital ?

D. N. : Nous avons dépassé le million d’euros de chiffre d’affaires en 2022 et sommes sur une tendance de croissance organique de 50 % par an. Après nous être maintenus à l’équilibre en 2018 et 2019, nous avons essuyé des pertes durant la crise de la Covid-19, après quoi notre collaboration avec MR PORTER a suscité un fort rebond en 2021. Depuis, ce site nous commande une capsule toutes les saisons. C’est l’occasion de proposer des pièces plus ludiques, mais toujours ancrées dans une tradition : la Montagne noire, les indiennes provençales, les Alpes...

En ce qui concerne le capital, j’en détiens encore la grande majorité.

Int. : Renouvelez-vous fréquemment vos collections ou proposez-vous des standards permanents ? Pratiquez-vous la précommande pour éviter les stocks et les invendus, comme le font de plus en plus de marques ?

D. N. : Une bonne partie de nos articles sont permanents, ce qui permet de contenir les frais de collection. Nous en proposons des réinterprétations régulières dans de nouvelles couleurs ou de nouvelles matières, quittes à décliner certaines pièces dans une version plus luxueuse.

Notre fonctionnement reste assez traditionnel : nous concevons des collections, les présentons lors de salons, prenons les commandes des revendeurs, commandons les tissus et les fils, puis faisons fabriquer les quantités nécessaires en ajoutant un lot pour notre site de vente en ligne. Ayant encore des moyens limités, nous restons prudents en matière de stocks.

Nous ne pratiquons la précommande qu’à la marge, notamment pour les réassorts de pièces qui remportent un grand succès – par exemple, pour un manteau coûtant 1 500 euros, que nous n’avions pas osé lancer en 40 ou 50 exemplaires. Cela permet d’engranger quelques dizaines de ventes supplémentaires, à condition que nous ayons en stock la matière suffisante pour les fabriquer. C’est une logistique très fine. Souvent, les marques numériques qui disent pratiquer de la précommande n’en font pas vraiment : elles achètent en amont une certaine quantité de matière première au vu de prévisions de vente.

L’achat de la matière première est un exercice d’équilibriste. Il faut savoir estimer les quantités nécessaires en tenant compte des pratiques des différents ateliers, qui n’emploient ni les mêmes logiciels ni les mêmes modes de fabrication. En effet, certains ont besoin de 1,40 mètre de tissu pour réaliser un pantalon, d’autres de 1,60 mètre. Multiplié par 400 pièces, la différence n’est pas négligeable ! Il faut aussi se plier à des minimums d’achat : nous pouvons avoir besoin de 280 mètres de tissu, alors que le fournisseur ne vend que par 100 mètres… Cela demande des décisions complexes. L’une de nos gestionnaires de production commandait trop, ce qui a occasionné d’importants surplus, que nous avons recyclés de façon créative dans des petites séries. Une autre passait des commandes insuffisantes, pour contenir les coûts ; nous produisions et vendions alors moins que prévu. La complexité de cette gestion dissuade de nombreuses marques de travailler à l’ancienne. Elles préfèrent commander un produit fini aux ateliers, en leur laissant le soin de s’approvisionner en tissu. Nous voulons au contraire tout maîtriser, jusqu’au choix des boutons.

Int. : Quel est, selon vous, le rythme idéal de renouvellement des collections ?

D. N. : Dans l’habillement, il faut proposer le bon produit au bon moment. Nous pourrions y répondre avec des collections permanentes saisonnières, mais l’absence de renouvellement nous ferait perdre l’intérêt des clients et des revendeurs. L’un de ces derniers déploie une stratégie assez maligne. Il possède certaines de nos pièces depuis deux ou trois ans, mais refuse de les solder, car cela ne correspond pas à son modèle économique et n’irait pas dans le sens d’une consommation vertueuse, qui rémunère de façon juste les acteurs de la filière. Il préfère retirer temporairement ces pièces de son offre et les remettre en ligne l’année suivante, en les annonçant comme nouvelles. Et cela fonctionne !

Loin du renouvellement permanent, j’aime l’idée de la patine : plus on porte un habit, plus on lui donne du caractère. Nous nous approprions nos vêtements et en faisons des pièces uniques par les signes d’usure que nous leur imprimons. Dans la rubrique Patine de notre site, des clients postent d’ailleurs des photos de leurs vêtements embellis par le temps, éventuellement reprisés. Cela apprend à trouver de la nouveauté dans ce que l’on possède déjà.

Int. : Il arrive que les tâches de gestion de l’entreprise épuisent le créateur. Comment parvenez-vous à remplir ces deux fonctions et comment pilotez-vous la création ?

D. N. : Quand je lance une collection, je commence par réunir des sources d’inspiration – souvent des œuvres que j’aime – pour définir une gamme de couleurs, un style, des détails... Je m’inspire aussi de pièces chinées. Je réalise ensuite des croquis, sur la base desquels nous concevons une fiche technique avec le chef de produit. Celui-ci la traduit en un dessin technique, que nous travaillons avec un modéliste. Le modéliste peut alors monter une toile, sur laquelle nous engageons une discussion concrète : proportions à ajuster, forme d’une poche à revoir, etc. Nul besoin pour cela d’être un grand technicien : il suffit d’avoir l’œil ! Mes échanges avec Marcel Lassance, avec les responsables du Printemps et avec mes premiers revendeurs m’ont prouvé que je possédais cet œil. Mon expérience chez Etam m’a également décomplexée dans mon approche de la création, une pratique du milieu de gamme consistant à acheter des pièces en magasin pour servir de base à une création.

Le premier investisseur qui a répondu présent à notre levée de fonds initiale était époustouflé que nous soyons vendus dans une boutique londonienne extrêmement pointue, à côté de maîtres tailleurs italiens. Lors d’une de nos ventes privées, le responsable R&D du studio matières de Balmain n’a cessé de vanter nos tissus. Et dire que j’avais le complexe de l’imposteur !

Maintenant que nous avons renoué avec la croissance et que nous avons des investisseurs potentiels, je vais enfin pouvoir recruter un binôme – directeur opérationnel ou codirigeant –, afin de me consacrer davantage à la direction artistique, aux partenariats, aux produits, au marketing et à l’image.

L’innovation dans la régénération

Int. : Comment, à partir d’une pièce chinée en France ou d’une visite chez un artisan local, parvenez-vous à concevoir un vêtement qui séduit en Asie et aux États-Unis ?

D. N. : Une partie des clients expriment un besoin de reconnexion avec le produit. L’imaginaire qui entoure mes vêtements crée une émotion chez ceux qui y sont sensibles. La distance culturelle offre une touche de séduction supplémentaire. Le fait de savoir qu’un pull-over a été tricoté dans un petit atelier breton ou normand fait encore davantage rêver un Américain qu’un Savoyard !

Int. : Dans un système qui valorise la nouveauté, la création et l’innovation, vous vous démarquez en mettant en avant la tradition. Comment ce discours est-il reçu ?

D. N. : Vouloir toujours créer du neuf est peut-être satisfaisant pour l’ego, mais ne constitue pas nécessairement un progrès. Comme beaucoup, j’ai été en proie à la morosité pendant la pandémie de Covid-19 : notre chiffre d’affaires déclinait, mon inspiration se tarissait et je ne supportais pas le discours nationaliste prônant un rapatriement de la production en France. Un ami nigériano-américain, qui conçoit de magnifiques costumes dans des imprimés traditionnels réalisés à la teinture végétale, m’a mise en relation avec un forum de créatifs créé par un Nigérian. C’est l’expérience la plus innovante à laquelle j’ai jamais participé. Au cours de nos échanges, nous avons exploré l’idée de “futurs régénératifs”, qui m’a beaucoup marquée. Penser le futur n’est pas nécessairement faire œuvre de science-fiction ou multiplier les innovations technologiques ; cela peut passer par la régénération. On peut faire naître de nouveaux imaginaires créatifs en s’ancrant dans des cultures, tout en regardant vers l’avenir.

Prenons notre collection inspirée des indiennes, qui m’a demandé d’importantes recherches. Je suis retournée à la source de ces imprimés considérés comme typiquement provençaux, mais qui proviennent d’Inde, où ils étaient réalisés selon un procédé ancestral, l’impression au bloc de bois gravé. La France a importé ces cotonnades à partir du XVIe siècle, puis a commencé à en produire, ainsi que l’Angleterre, lors de la révolution industrielle. J’ai voulu mettre en lumière l’héritage secret de ce savoir-faire indien. Encore fallait-il identifier les bons contacts. Il se trouve qu’une famille de façonniers, qui a travaillé pendant deux générations pour des marques comme Ralph Lauren ou Tommy Hilfiger – lesquelles n’hésitent pas à payer une chemise quelques dollars pour ensuite la revendre 100 – a remonté des métiers à tisser traditionnels de Madras et a créé une petite ligne très confidentielle de pyjamas. J’en connaissais les dirigeants, grâce au salon Pitti Uomo, et les ai contactés. Ils m’ont mise en relation avec des artisans qui pouvaient nous graver des blocs de bois. Je leur ai soumis des motifs des XVIIIe et XIXe siècles, dont certains étaient d’inspiration persane. On peut ainsi travailler l’héritage de façon visuelle et créative !

Int. : Que changera la certification B Corp que vous venez d’obtenir ?

D. N. : Au-delà de la reconnaissance, elle nous permettra de rencontrer d’autres entreprises qui partagent notre vision et d’apprendre d’elles. C’est aussi une incitation à nous maintenir à un haut niveau d’exigence. Cela étant, aucun label n’est un gage absolu de perfection. B Corp valorise par exemple l’approvisionnement auprès de fournisseurs proches du site de production. Quand je travaille avec de la laine mérinos d’Arles, je déroge à cette logique. Pourtant, je contribue à la régénération d’une filière locale !

Int. : Pensez-vous pouvoir lever des blocages et contribuer à changer la manière d’appréhender l’habillement, la mode et un rythme infernal qui va à l’encontre de vos valeurs ?

D. N. : Je ne peux que continuer à exposer mes convictions et à essayer de convaincre d’autres acteurs. J’ai le sentiment que le monde de la mode prend conscience qu’il est allé trop loin, mais que personne n’arrive à arrêter la machine. À chacun de contribuer, à sa mesure, à engager un cercle vertueux.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN