Au travers d’une offre originale d’experts assistés par une plateforme logicielle propriétaire, Lokad prend progressivement en charge la responsabilité de la supply chain de ses clients, en vue de l’opérer au quotidien de manière optimisée. Les gains pour l’entreprise sont considérables. Dans cette discipline à fort contenu scientifique, la cible de l’optimisation ne cesse de changer et d’être contrariée par divers acteurs et événements. La méthode Lokad déroute avant de séduire et de convaincre jeunes ingénieurs et clients.
Exposé de Joannès Vermorel
Quelques mots de présentation avant d’entrer dans le cœur du sujet. Je dirige Lokad, ex-start-up, mais toujours française ! Je suis passé par l’École des mines, où j’ai fait deux ans de thèse en bio-informatique, avant de partir en 2008 dans une tout autre direction, celle de la supply chain. Lokad, qui n’a jamais effectué de levée de fonds et dont le développement a toujours été autofinancé, a mis plusieurs années avant de prendre son envol, mais elle connaît aujourd’hui une croissance de 30 % par an, dégage une très bonne rentabilité et emploie une cinquantaine de salariés.
Qu’est-ce que la supply chain ?
Avant de vous raconter l’aventure que fut et que continue d’être Lokad, permettez-moi de définir ce qu’est la supply chain : c’est la maîtrise de l’optionnalité en présence d’incertitude et dans un contexte de gestion de flux de biens physiques. Par optionnalité, il faut entendre prise de décisions – décider de passer commande à un fournisseur pour réapprovisionner un produit, de monter ou de baisser un prix, etc. Toutefois, maîtriser l’optionnalité, ce n’est pas seulement prendre des décisions de ce type à un instant T, c’est aussi faire en sorte de se créer un maximum d’options dans le futur, sachant que les décisions prises à l’instant présent conditionnent celles que l’on pourra ou que l’on ne pourra pas prendre à l’avenir. Trouver un fournisseur de rang 2 sur un produit donné, au cas où le fournisseur principal viendrait à faire défaut, en est un exemple. Le deuxième élément clef de la définition est l’incertitude. L’essence de la supply chain est d’être le liant qui colle ensemble les diverses entreprises ou les diverses entités d’une seule et même grande entreprise. Néanmoins, autant l’on peut légitimement aspirer à maîtriser ce qui se passe à l’intérieur d’une unique usine, autant il serait vain de prétendre le faire à l’échelle de toute une multinationale. Un bateau qui vient se mettre en travers d’un canal et y bloque le trafic, une épidémie soudaine qui entraîne la fermeture du plus grand port de Chine, un président américain qui érige une nouvelle barrière douanière sur les produits de ce pays sont des aléas dont la supply chain est fortement tributaire, mais qu’aucun supply chain scientist au monde, si doué soit-il, ne saurait anticiper, car ils sont par nature imprévisibles. Comme le montrent ces quelques exemples, l’incertitude peut prendre de multiples formes, la variabilité de la demande n’étant que l’une d’entre elles, parmi une dizaine d’autres. Le troisième et dernier pilier de ma définition est la notion de flux de biens physiques. C’est ce qui distingue le métier de la supply chain de celui de la finance de marché. Transformer des euros en biens physiques, lesquels se retransformeront à nouveau en euros, telle est la chaîne par laquelle passe nécessairement toute supply chain, mais la nature physique des biens, hormis aux deux extrémités de la chaîne, impose des contraintes que ne connaissent pas les activités intégralement financiarisées.
Ainsi défini, notre métier appelle quelques remarques complémentaires. La première est que toutes les grandes entreprises actives aujourd’hui ont digitalisé leur supply chain depuis la fin des années 1970 ; ce n’est donc plus à faire. C’est pourquoi un supply chain scientist de 2023 n’a pas vocation à digitaliser ce qui l’est déjà, mais à opérer sur la base des données existantes. Notre métier repose sur une couche transactionnelle – celle qui consiste, pour une entreprise, à enregistrer ses mouvements de stock, les commandes qu’elle a passées à ses fournisseurs, celles que ses propres clients lui ont passées, etc. – qui est en place depuis une quarantaine d’années. C’est au niveau de cette couche transactionnelle que l’on a vu émerger, dans les années 1990, les fameux ERP (Enterprise Resource Planning), qui n’ont de planification que le nom. Si ces représentations électroniques des flux physiques de la supply chain sont donc relativement anciennes, l’aspect optimisation prédictive – qui est au cœur de l’activité de Lokad – est, quant à lui, beaucoup plus récent.
La supply chain classique : des bases théoriques à reconstruire
Les limites de la théorie
Jusqu’à présent, je n’ai encore fait que vous tenir des propos avec lesquels je pense que tous mes concurrents tomberaient d’accord. Mais si vous voulez le fond de ma pensée, je vous dirais sans ambages que, de tout ce qu’on peut lire dans les manuels théoriques sur lesquels s’appuie la supply chain classique, rien, ou presque rien, ne fonctionne ! C’est d’ailleurs pour cette raison que Lokad a mis plusieurs années avant de vraiment décoller : comme tous ses concurrents, elle avait recours à des “recettes” qui ne marchent tout simplement pas, comme, par exemple, la prévision de la demande au moyen de séries temporelles. Les séries temporelles ne sont pas l’outil approprié pour prévoir la demande. Pour comprendre pourquoi, le plus simple est d’évoquer un cas concret, tiré de notre panel de clients : Rexel. Ce distributeur de matériel électrique peut être amené à répondre aussi bien à la demande d’un petit électricien qui va commander une poignée d’interrupteurs qu’à celle d’un chef de chantier ou d’un architecte qui va en commander plusieurs centaines. Or, en mélangeant ces deux types de flux l’un avec l’autre, les séries temporelles écrasent tout. Elles gomment toutes les nuances. Je pourrais multiplier à l’infini les exemples de ces pertes d’information qu’entraînent nécessairement les séries temporelles, en vous parlant des phénomènes de substitution/cannibalisation dans la mode, de l’importance critique de la marque pour certains produits particuliers (comme les couches-culottes pour bébés) dans les super- et hypermarchés, etc.
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