Le yin, le yang et les deux moines

En lisant l’article de ce Journal sur l’AFM (Association familiale Mulliez), on est frappé par la récurrence de formules semblant relever plutôt d’un fonctionnement associatif que de celui d’une entreprise capitaliste : « Faire mieux ensemble que chacun séparément », « Ce qui nous maintient unis, c’est une affectio societatis et une affectio familiae », « Afin de mieux nous connaître, nous créons aussi souvent que possible des occasions de rencontres », ou encore : « En tant qu’actionnaires solidaires, nous ne réclamons pas de dividendes à celles de nos sociétés qui sont en souffrance et nous les protégeons en leur permettant d’utiliser leur cash pour se restructurer. » Cette importance accordée au collectif et à la solidarité a même conduit le journaliste Bertrand Gobin à parler, à propos de l’AFM, de « communisme actionnarial » (Le Monde, 2015).

Inversement, certaines associations adoptent un fonctionnement proche de celui d’une entreprise. C’est, par exemple, ce que s’efforce de faire l’association Mains Libres, que j’ai cofondée il y a dix-neuf ans et qui gère une bagagerie où les SDF du quartier des Halles de Paris peuvent déposer et reprendre leurs affaires matin et soir, pour les mettre en sécurité pendant qu’ils dorment ou pour se déplacer dans la journée sans être surchargés. Cette association emploie uniquement des bénévoles, dont les usagers eux-mêmes, qui sont représentés au conseil d’administration à parité avec
les ADF (“avec domicile fixe”) et assurent plus des deux tiers des permanences d’accueil biquotidiennes, 365 jours par an. Des indicateurs permettent de suivre l’activité jour après jour et d’établir des bilans mensuels et annuels aussi bien sur le fonctionnement de la bagagerie et la mobilisation des bénévoles que sur son impact en matière d’aide à la réinsertion. Toutes les décisions sont prises par le conseil d’administration qui se réunit chaque mois et la mise en œuvre de ces décisions est contrôlée lors de la réunion suivante.

Entre ce yin (un esprit associatif au sein d’une entreprise) et ce yang (un esprit gestionnaire au sein d’une association), faut-il souligner la différence radicale (le blanc et le noir) ou la similarité (deux virgules symétriques dont les formes s’épousent parfaitement) ? Selon la journaliste Vanessa Schneider, si les Mulliez donnent tant de place à l’affectio familiae dans leur fonctionnement, c’est pour conjurer « la malédiction qui menace
le capitalisme familial : “la première génération crée, la deuxième gère, la troisième tue” » (Le Monde, 2021).

Inversement, si une association comme Mains Libres s’efforce de donner de la rigueur à sa gestion, c’est parce que l’enfer est pavé de bonnes intentions et que, selon l’adage, Corruptio optimi pessimaLa corruption de ce qu’il y a de meilleur est la pire »). Dans les deux cas, le blanc et le noir sont indispensables, même si leurs proportions ne sont pas les mêmes. Certes, le but de l’entreprise est le profit, alors qu’une association comme Mains Libres ne dégage aucun bénéfice, mais toutes deux cherchent à « persévérer dans l’être », selon la formule de Spinoza, et cela passe, dans les deux cas, à la fois par l’émotion et par la gestion, par la projection hors de soi et par le recentrement sur ses racines.

Plusieurs voies s’offrent donc pour connaître des expériences voisines. Ceci me rappelle l’histoire d’un dominicain et d’un jésuite qui avaient tous deux le défaut d’être de grands fumeurs. Ils hésitaient cependant à fumer pendant qu’ils lisaient le bréviaire, ce qui leur coûtait un peu. Ils décidèrent donc de vérifier auprès de leurs supérieurs respectifs s’ils en avaient le droit ou non. À leur rencontre suivante, le dominicain était tout dépité : « Mon supérieur me l’a interdit. » Le jésuite, en revanche, était souriant, car il avait obtenu l’aval du sien. « Comment as-tu fait ? » s’exclama le dominicain. Le jésuite lui répondit : « Je suppose que tu as demandé si tu avais le droit de fumer pendant que tu lisais le bréviaire. Moi, j’ai demandé si, pendant
que je fumais, j’avais le droit de lire le bréviaire. »