IA et complexité : une opportunité
pour repenser l’enseignement du management

Je participais récemment à un jury chargé d’évaluer les mérites respectifs de contributions relatives aux applications de la durabilité et du comportement éthique dans une discipline de management. Un problème majeur a consisté à identifier la part de ChatGPT et consorts dans la rédaction des textes proposés. L’une des préoccupations du jury consistait à rejeter les articles pas assez “authentiques” et “personnels”. Cette situation n’est pas vraiment originale, elle concerne tout enseignant devant noter un travail réalisé par les étudiants “à la maison” et postérieur à l’irruption des fameux LLM (Large Language Models).

Rejeter l’IA dans les processus pédagogiques, c’est exiger de planter un clou à l’aide d’une pierre. Le marteau a fait ses preuves, même si son adoption généralisée a fait disparaître une compétence bien utile il y a longtemps (le maniement de la pierre), donc pourquoi s’en passer ?

Mobiliser l’IA aujourd’hui, c’est accéder à une masse de connaissances publiques que les LLM savent structurer afin de proposer un texte bien écrit, en général sans fautes d’orthographe... et répondant d’autant mieux à la question que cette dernière a été correctement posée.

Alors, quelles connaissances transmettre, si celles-ci sont disponibles ? De plus, au-delà du simple savoir, quelles compétences doivent et peuvent être acquises par des apprenants inondés par de l’information et des données pas toujours vérifiées et probablement orientées ?

Le sujet est vaste et la question restera vraisemblablement ouverte indéfiniment. Afin d’être concret et de limiter le champ d’observation, je me concentrerai sur la discipline que j’ai exercée, puis enseignée pendant quelques décennies, la corporate finance. Après avoir décrit les spécificités de cette compétence managériale, je reviendrai brièvement sur la différence entre “cas” et “situation”, avant de proposer deux convictions qui, je l’espère, seront sources de débats !

Un contexte spécifique, la corporate finance

La finance se divise en deux mondes parallèles, la finance de marché (financial engineering) et la finance d’entreprise (corporate finance – CF).

Si la première s’intéresse à la relation entre risque et rendement dans la dynamique de valorisation des actifs financiers, la seconde est centrée sur l’entreprise et la rationalité financière qu’il faut insérer dans les décisions opérationnelles et stratégiques dans le but de créer une valeur pérenne. Il faut prendre garde de ne pas confondre la CF et la gestion financière de l’entreprise qui consiste à optimiser les opérations de la fonction finance de l’entreprise, même si CF et gestion financière se construisent à partir d’un socle partagé.

La CF présente deux caractéristiques fondamentales.

Tout d’abord, c’est une discipline technique, mais pas trop.

Il y a des fonctions et des équations dans la CF, mais l’obtention de résultats et de solutions ne nécessitent que la maîtrise des quatre opérations de base, quelques fonctions mathématiques (série géométrique) et statistiques (variance et covariance) de base et une connaissance modérée d’outils de simulation (financement structuré, financement de projet). Quelques situations particulières vont mobiliser des outils plus sophistiqués, mais de manière exceptionnelle.

La dimension quantitative est beaucoup plus présente dans la finance de marché (évaluation d’actifs contingents, immunisation de portefeuilles, etc.).

C’est la seconde caractéristique de la CF qui rend cette discipline complexe : la décision est prise dans un monde systémique et la relation de causalité est, dans la plupart des cas, multivariée. Prenons l’exemple d’une décision d’investissement. Les critères de VAN (valeur actuelle nette) et de TRI (taux de rentabilité interne) traditionnellement utilisés impliquent le calcul de flux de fonds actualisés au taux de rendement requis par les investisseurs. Les flux sont constitués d’EBITDA (Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation, and Amortization), de variation du BFR (besoin en fonds de roulement) et d’investissements industriels. Le coût du capital s’obtient à partir du coût de la dette et d’un modèle qui traduit le risque systématique de l’investissement. Le calcul mathématique est simple et tout tableur récent donne les résultats avec précision. Le problème réside dans le chiffre que l’on introduit dans la cellule. Il est construit à partir de l’analyse économique du projet. Comment s’insère-t-il dans la stratégie de développement de la firme ? Comment les concurrents vont-ils réagir (théorie des jeux) ? Quel degré de flexibilité est-il nécessaire pour répondre au risque opérationnel (théorie des options réelles) ? L’entreprise dispose-t-elle du capital humain nécessaire pour gérer l’investissement et les risques associés? Le projet va-t-il transférer un pouvoir de négociation problématique aux clients ou aux fournisseurs ? Quelle va être la réaction prévisible de parties prenantes potentiellement opposées au projet ? Et ainsi de suite. Il est, à l’évidence, beaucoup plus difficile de répondre à toutes ces questions que de calculer un cash-flow...

Afin d’exercer les futurs managers à prendre des décisions de business en univers complexe, la méthode des cas a prouvé son efficacité, mais montré quelques limites.

Cas et situation

La méthode des cas, initialement utilisée par les juristes, a été largement diffusée par la Harvard Business School à partir des années 1950 et a constitué une avancée pédagogique majeure, permettant à des apprenants de construire une décision de management à partir de données et faits réels. En créant une vraie culture de business chez de jeunes participants de MBA, notamment, tout en les initiant à la complexité de la prise de décision, ce processus pédagogique s’est généralisé pour le plus grand bien des apprenants. Cependant, il présente quelques faiblesses. Tout d’abord, après quelques hésitations et erreurs, les participants apprennent davantage à résoudre le cas qu’à perfectionner leur sens de la décision. On sait, rapidement, que le professeur a construit le cas en suggérant une solution simple dans laquelle les étudiants se précipitent, ce qui permet, lors de la discussion en classe, de mettre en difficulté le groupe qui présente ses conclusions tout en permettant au professeur de montrer quelle décision était la bonne et d’apparaître, ce qui est bien naturel, comme le plus “smart”. Plus sérieusement, le cas fournit l’ensemble des données nécessaires et, surtout, conduit à une solution qui clairement l’emporte sur toutes les autres.

La “vraie vie” est plus stressante. On ne dispose que de données incomplètes, pas toujours fiabilisées et il n’y a pas de solution évidente, de stratégie dominante pour reprendre la terminologie de la théorie des jeux.

Prenons un exemple : la société X vient de conclure un contrat avec un client Y qui est situé dans un pays inconnu de X. Comment démarrer l’activité ? En construisant un site de fabrication dont X reste l’unique propriétaire? En montant une coentreprise avec un acteur local ? En fournissant Y à partir d’une unité de production existante et située dans un pays voisin ? Aucune alternative ne l’emporte sur les deux autres. Chaque décision présente des avantages et des inconvénients, et les managers doivent apprendre à prioriser l’information et à gérer les risques. Si certains cas sont construits sur cette base, l’essentiel du patrimoine disponible est plutôt orienté vers la discipline enseignée (cas de stratégie, marketing, etc.) et relativement statique.

Revenons à la question posée. Je vous propose ma première “conviction”.

Il ne faut pas abandonner la compétence technique

La formation au management a considérablement évolué au cours des décennies précédentes. À l’origine, l’enseignement de la gestion des entreprises était organisé par discipline (marketing, opérations, contrôle de gestion, etc.) au sein des écoles de management. La formation continue s’est développée dans ces mêmes écoles ainsi que dans des institutions spécialisées, afin de former des populations de managers déjà expérimentés, mais dépourvus de compétences managériales. La durée des séminaires pouvait être assez longue et la structure identique : enseignement par discipline. Puis, un double changement s’est opéré. Tout d’abord, la durée des programmes s’est fortement réduite, notamment pour des raisons budgétaires. De plus, les disciplines ont fortement réduit leur empreinte au détriment de ce que l’on a appelé les soft skills. Plus question d’apprendre à faire une segmentation marketing, une analyse concurrentielle, une optimisation de stocks ou une évaluation d’investissement. La priorité était donnée à des processus pédagogiques qui privilégiaient les dimensions comportementales, la dimension fonctionnelle n’étant évoquée qu’au travers de conférences censées évoquer les derniers développements et enjeux de la stratégie, du marketing, de la finance, etc. S’il était nécessaire d’apporter une dimension technique à l’enseignement du management, les entreprises disposaient de deux modalités : des séminaires très pointus et destinés aux experts de la fonction et des séminaires internes à l’entreprise et dispensés par la fonction elle-même. Par exemple, la fonction finance aurait pour mission d’organiser des séminaires d’initiation à la performance financière et au pilotage des investissements.

Ce processus, d’apparence rationnel, a conduit à une perte de compétences dans la prise de décision opérationnelle.

L’importance acquise par les marchés de capitaux implique que chaque décision, opérationnelle ou stratégique, soit examinée à l’aune de sa capacité à contribuer à une création de valeur pérenne. On pourrait penser, en première approximation, que le manager opérationnel mobilise la fonction finance pour faire les calculs et intègre ces derniers dans la prise de décision. Cette vision verticale cloisonne les fonctions et réduit l’interaction entre finance et opérations à un jeu de question-réponse : « Donne-moi tes paramètres et je te dirai si ton investissement est acceptable ou non. » Naturellement, les entreprises ont cherché à enrichir le dialogue, par exemple au travers de l’analyse de sensibilité, mais l’évaluation économique du projet restait “sous-traitée” à la fonction finance. Or, dans un monde complexe, la prise de décision ne peut se limiter à la concaténation de données et informations, mais nécessite leur compréhension. Le décideur doit, donc, réfléchir à leur intégration en ayant intériorisé la rationalité sous-jacente à leur production. Ce n’est rien d’autre que l’application de la deuxième maxime que Kant propose dans sa Critique de la faculté de juger (1790) : il faut réfléchir en se mettant à la place des autres. Or, on ne peut réfléchir à la place du financier (ou marketeur, stratégiste, producteur, etc.) qu’en ayant réalisé soi-même les opérations de base conduisant à la production des recommandations financières.

Cela ne signifie pas que l’opérationnel doit remplacer le financier. Mais, à titre d’exemple, être impliqué dans un processus d’acquisition sans évaluer la robustesse des hypothèses de calcul des flux de fonds disponibles, sans comprendre la signification d’un taux de croissance “infini” dans une valeur terminale et sans saisir la fragilité de l’estimation du coefficient de risque systématique, c’est courir un risque considérable d’erreur dans la valorisation de la cible et dans la décision d’investissement.

Or, cette compétence d’évaluation n’est pas vraiment difficile à acquérir. En théorie, il “suffirait” de suivre un cours (en ligne ou en personne) et de faire quelques exercices d’application, éventuellement en bénéficiant d’un support pédagogique, et le problème est réglé. C’est, à mon avis, une illusion totale et une perte d’opportunité(s).

Ceci me conduit à exposer ma seconde “conviction”.

Construire un portefeuille de situations exemplaires pour capitaliser, former et influencer

Il existe de nombreuses formations en ligne, dont certaines sont gratuites, afin de former les managers à la finance “de base”. Elles sont de qualité variable et souvent superficielles. Parfois, elles contiennent des exercices d’application assortis de solutions plus ou moins détaillées. Les responsables opérationnels en charge de la prise de décision sont suffisamment occupés pour, dans la plupart des cas, consacrer le peu de temps qui reste disponible à se former à une compétence technique dont l’application est incertaine, même si leur entreprise a fait en amont la sélection des modules de formation de qualité et leur a communiqué ceux qui semblaient les plus pertinents. Pour se convaincre de ce propos, il suffit de mesurer le succès de portefeuilles bien connus de modules de formation mis à la disposition des managers.

Par contre, face à une situation impliquant une décision complexe, le processus serait radicalement différent si l’entreprise avait décidé de structurer elle-même son savoir afin d’accompagner le manager dans un cadre non seulement technique, mais aussi éthique qu’elle aurait dessiné elle-même.

L’IA développe à une vitesse impressionnante des outils de synthétisation des informations permettant d’aborder des problèmes complexes dans une perspective très vaste.

L’entreprise sait identifier une bonne proportion des situations (pas les cas...) auxquelles sont confrontés les opérationnels. Il est facile de construire un portefeuille de ces situations décrites avec des vidéos, textes, outils de calcul, etc. Ce portefeuille est mis à jour en fonction de l’évolution du contexte stratégique et opérationnel de la firme et permet à cette dernière d’exposer les outils techniques mobilisés, mais aussi les valeurs à partir desquelles la décision a été prise. Par exemple, dans le cas d’une externalisation, comment a été prise en compte l’évaluation financière, par rapport à l’impact social de la fermeture de l’usine ou la perte de compétences générée par le transfert de la fabrication. Alors, l’entreprise ne se fait pas imposer un système de valeurs par un module de formation externe, elle infuse son propre système au sein de l’organisation et influence la prise de décision.

L’IA ne prendra pas la décision, mais elle permettra au décideur d’améliorer l’efficacité dans la capture de l’information, de bien comprendre les outils pertinents (quelques compléments techniques et pratiques peuvent accompagner la présentation de la situation) et d’inclure les valeurs de l’entreprise dans la décision et sa mise en œuvre.

En outre, un tel système permet de réaliser un objectif de capitalisation des connaissances de l’entreprise avec, notamment, un retour sur investissement mesurable et critique : l’intégration des nouveaux-venus dans l’entreprise et/ou dans la fonction opérationnelle ou financière.

Le monde académique s’interroge sur la destruction créatrice schumpétérienne que l’IA va imposer à son activité. L’IA rangera probablement l’enseignement de la Valeur Actuelle Nette au rayon “destruction”, mais la structuration du savoir pertinent de la firme au rayon “création”.