En 2004, Jean-Christophe Guérin, directeur de la performance industrielle chez Michelin, lance avec ses équipes une révolution managériale pour valoriser la connaissance concrète des problèmes par les équipes et mieux répartir les responsabilités entre cadres et ouvriers. Si les améliorations sont réelles, elles mettent une dizaine d’années pour se stabiliser à un niveau mondial. Certaines résistances peuvent s’expliquer, comme l’a révélé Jean-Michel Frixon, par la présence de managers toxiques, autre défi à relever.


Exposé de Jean-Michel Frixon et Jean-Christophe Guérin

L’humain avant tout !

Jean-Michel Frixon : En m’adressant à vous, je n’ai pas la prétention de vous donner une leçon de management. Je veux seulement vous raconter une histoire, la mienne, celle que j’ai relatée dans mon premier livre, Michelin, matricule F276710, paru en 2021. Avant cette date, jamais je n’aurais imaginé que je publierais un jour un livre. Je désirais juste, plus modestement, rédiger ce que j’appelais mon “mémoire de fin d’études”, un texte que je destinais à ma seule famille, à ma femme et surtout à mes enfants, pour qu’ils comprennent ce qu’avaient été mon parcours et ma souffrance au travail, et peut-être aussi pour qu’ils me pardonnent mon comportement à leur égard durant toutes ces années, tant il est vrai qu’il est difficile de se sentir bien à la maison et d’y faire le bonheur autour de soi quand on se sent mal à l’usine. Je suis entré chez Michelin en 1977, sans le moindre diplôme – une blessure que j’ai gardée toute ma vie. C’est lorsque j’ai pris ma retraite en 2019, après quarante-trois ans de maison, que j’ai ressenti le besoin de coucher sur le papier ce qu’avait été ma vie professionnelle. Mon frère aîné, ayant lu ce texte, m’a poussé à le montrer à des éditeurs. Cette perspective était si loin de moi que j’ai d’abord cru qu’il me faisait une mauvaise plaisanterie. Or, parmi les 9 maisons d’édition à qui je l’ai adressé, 6 ont aussitôt voulu le publier. Dès lors, tout a changé pour moi ; l’histoire est devenue magique.

Ce livre porte sur les relations humaines à l’intérieur d’une grande entreprise. En l’occurrence, il s’agit de Michelin, mais cela aurait tout aussi bien pu en être une autre, car le propre de ces relations humaines est qu’elles sont universelles. Pour moi, la priorité de toute entreprise devrait être l’humain, le bien-être et l’épanouissement des êtres qui y travaillent et la font collectivement fonctionner. Tous ces êtres humains ont, individuellement, de la valeur ; mais cette valeur n’est pas indexée sur un diplôme, une fonction ou un statut. Un diplôme, si prestigieux soit-il, ne délivre en aucun cas le passeport du bon manager. J’ai peut-être l’air, en vous disant cela, d’enfoncer des portes ouvertes, mais je peux vous assurer qu’à mes débuts dans l’entreprise, j’ai découvert une réalité bien différente. En 1977, lorsque je me suis vu offrir un premier poste, trop heureux d’avoir trouvé du travail malgré mon absence de diplômes, le chef d’équipe était considéré comme le sachant suprême. Quant à nous autres ouvriers, nous étions priés de “laisser nos cerveaux au vestiaire”, avec nos effets personnels.

Aujourd’hui, avec le recul que me donnent mes quarante-trois ans de maison, je considère que, de toutes les fonctions qui existent dans une entreprise, la plus ardue est sans doute celle de manager. Ce ne sont pas ses épaulettes, les galons qu’il a gagnés à l’école, qui font d’un individu un bon manager, c’est son comportement sur le terrain, avec son équipe. Avant toute chose, il doit apprendre à s’en faire respecter. La pire façon de s’y prendre est, pour un supérieur hiérarchique, de se poser en “copain” de ses subalternes, car il a tôt fait de devenir leur prisonnier. Pour gagner le respect des membres de son équipe, les transformer en véritables soldats placés sous son commandement, le chef d’équipe ou le manager doit leur montrer que lui-même les respecte. Il doit leur montrer qu’il sait faire preuve à la fois d’exigence, car celle-ci est évidemment légitime dans le cadre du travail, et de bienveillance. Il doit les traiter avec équité – quitte à passer pour pédant. À ce propos, j’aime citer Victor Hugo disant que « la première égalité, c’est l’équité ». Il doit également avoir toujours à cœur de récompenser d’un compliment celui ou celle qui saura se distinguer par son présentéisme, son professionnalisme ou sa polyvalence. Si tous les managers savaient combien un simple petit mot de gratification glissé ici ou là peut stimuler l’engagement d’un salarié, ils le feraient plus souvent ! C’est encore la meilleure façon qu’on ait trouvée de galvaniser toute une équipe, et ce, sans débourser un sou ! À l’inverse, les remarques méprisantes, les mots offensants laissent des marques indélébiles, des blessures à vie – de cela aussi, trop de managers n’ont pas conscience.

Deux exemples diamétralement opposés

Ces principes sont d’une grande simplicité et vous paraîtront peut-être terre-à-terre, surtout en comparaison des choses très sophistiquées que l’on enseigne dans les cours de management des grandes écoles ; ils n’en sont pas moins, à mes yeux, profondément vrais. Néanmoins, pour ne pas m’en tenir aux généralités, je vais évoquer le cas de deux managers que j’ai successivement eus : l’un mauvais, éminemment toxique, et l’autre bon. Preuve que la parité est partout respectée, le manager toxique était un homme et le bon, une femme.

Il me restait à travailler une dizaine d’années au service de Michelin quand est arrivé celui que je désignerai seulement par son prénom, Patrick : un petit chef à l’ego surdimensionné, nourrissant un profond mépris pour la classe ouvrière. Il m’a beaucoup fait souffrir, ainsi que nombre de mes collègues. Comme il ne pouvait pas me prendre en défaut sur mon travail, il multipliait à mon endroit les vexations gratuites. Je me souviens d’un jour où, me convoquant pour mon bilan annuel, il a commencé par me dire : « Jean-Michel, je suis très content de toi, je n’ai que de bons retours à ton sujet de la part des ingénieurs, etc. » J’ai pensé qu’enfin son regard sur moi avait changé et qu’on allait pouvoir s’entendre, mais il a poursuivi en me disant : « Voici ton augmentation. » J’ai regardé la feuille qu’il me tendait ; on y lisait un magnifique 0 %. Écœuré, je suis parti sans dire un mot. Il m’a rattrapé dans le couloir pour m’interpeller : « Ne t’en va pas, tu n’as pas contresigné. »

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