Les coûts qui augmentent, sans que les recettes ne suivent, semblent condamner le théâtre au déficit. Pourtant, il crée de la valeur… dont une grande part est captée par les intermédiaires de vente. Charlotte Rondelez a créé BAM Ticket comme une machine de guerre solidaire, qui s’appuie sur la mutualisation des acteurs, les outils les plus en pointe du numérique et des profils qui maîtrisent aussi bien les spécificités sectorielles que l’économie numérique, pour trouver petit à petit les différentes clés qui sauveront le théâtre.


Exposé de Charlotte Rondelez

Après une formation à l’ESSEC Business School, j’ai travaillé quelques années dans l’audit financier pour de grands groupes industriels. Parallèlement à ce parcours, j’ai toujours eu, chevillée au corps, une passion pour le théâtre. Elle m’a donné accès au monde de la culture, m’a permis de m’épanouir durant mon éducation et de faire des études supérieures, en facilitant ma capacité à passer des oraux ou à dialoguer avec différents types de personnes. En 2000, j’ai démissionné de chez Suez-Lyonnaise des eaux pour créer ma compagnie et suivre une formation de comédienne. J’ai effacé mes expériences dans la finance de mon CV : le monde de la culture, moins iconoclaste qu’on le croit, considère souvent qu’on ne peut être un artiste lorsque l’on manipule des chiffres. Je suis donc repartie de zéro. Entourée de personnes souvent plus jeunes que moi, j’ai accompli toutes sortes de tâches : gérer les budgets, trouver des financements, conduire des camions, porter des décors, trouver des lieux de représentation, etc. Cette période m’a donné beaucoup de force et m’a appris l’importance de la construction d’un projet, notamment dans le cadre de mes premières mises en scène. J’ai ensuite été embauchée dans un centre culturel de la ville de Paris, où j’ai continué à me former en apprenant les règles du statut d’intermittent du sepctacle et du management culturel. Est arrivée la rencontre, déterminante, avec Philippe Tesson. Il avait acheté, pour sa fille Stéphanie, le Théâtre de Poche-Montparnasse, et m’en a offert la codirection. Une proposition qui ne se refuse pas ! Pendant dix ans, nous avons co-dirigé, tous les trois, cette petite ruche. Nous produisions quatre spectacles par soir, présentions du cabaret, des projections de films, des débats politiques… J’avais alors 40 ans et peu d’expérience. Philippe Tesson me rassurait : il me répétait que j’étais encore jeune et capable de me former. Et, en effet, au contact étroit de l’économie du spectacle vivant privé, j’apprenais beaucoup.

La genèse de BAM Ticket

J’ai rapidement compris que la billetterie, qui était auparavant un simple outil de délivrance de tickets, est, en dehors du domaine artistique, le point névralgique d’un théâtre. Or, la personne qui s’en occupe est souvent mal payée, mal traitée, comme s’il s’agissait d’un poste secondaire. Pourtant, l’agent de billetterie est un acteur central : il est le premier point de contact du spectateur. Il perçoit, avant la représentation, son envie et ses hésitations ; après cette représentation, son plaisir ou son mécontentement. De même, il cristallise l’angoisse des acteurs ou des directeurs, qui s’informent auprès de lui du taux de remplissage des salles. J’ai aussi réalisé que le potentiel de ce poste, dans le cadre de la révolution numérique, n’avait pas été pris en compte par le monde du spectacle, trop occupé à se soucier, à court terme, de sa fréquentation et même de sa survie. Conformément à la loi de Baumol, les théâtres font face à une croissance constante des coûts, qu’ils ne peuvent compenser par des recettes équivalentes, sauf à augmenter le prix de leurs sièges. Pris dans cette course aveuglante, le milieu s’est intéressé trop tardivement au numérique et a laissé tout un pan de son activité, la billetterie, perçue comme un simple service, à des intermédiaires, éditeurs de billets et revendeurs. Ces derniers, conscients qu’il y avait là de la valeur, et donc un marché, s’en sont intelligemment emparés.

Début 2019, forte de ces observations et de mon expérience, j’ai quitté le Poche pour aller vers de nouveaux projets. Est arrivé le Covid-19, accompagné de la fermeture des théâtres et de l’obligation de passer par nos téléphones et ordinateurs pour échanger avec nos proches. Je me suis intéressée à cette économie et ai essayé de réfléchir à la façon de relier efficacement ces deux domaines apparemment antinomiques que sont le spectacle vivant et le numérique. Le premier implique la coprésence des êtres, le ressenti de l’instant présent, le rappel permanent de la fragilité de l’artisanat “en train de se faire”, sous nos yeux, le temps de la représentation ; tandis que le second est le domaine de la programmation, de la perfection et du confort. Comment, dans ces circonstances, utiliser le numérique pour proposer au spectateur d’aller à la rencontre de ce qui lui est radicalement opposé ? Comment inventer un dialogue qui permette de dépasser cette ambivalence ? Ma stratégie a été de m’appuyer sur la singularité du théâtre pour en faire un atout, c’est-à-dire non pas déplacer le spectacle vivant vers Internet, mais capter l’intelligence numérique pour l’adapter aux spécificités du théâtre.

Repenser le système de vente de billets de spectacle

L’écosystème français

Nous avons, en France, grâce à un système très protecteur des arts vivants, un large spectre de producteurs, qui peuvent être directeurs de lieux ou indépendants. Tous diffusent leurs spectacles dans différents théâtres. Ils sont de taille variable, des plus puissants, comme Fimalac, aux plus modestes, que sont les jeunes compagnies. Lorsqu’un spectateur veut acheter une place, il peut le faire directement auprès du théâtre ou passer par différents revendeurs (Fnac Spectacles, BilletRéduc, Ticketac, ou encore les géants industriels tels Live Nation ou Eventim). Ces derniers facilitent la visibilité de l’offre et la vente de billets en proposant un catalogue fourni et mis à jour par les producteurs. Or, ce sont des intermédiaires opaques, car ils prennent une commission sur chaque place vendue et conservent les données relatives aux spectateurs. Ainsi, lorsqu’un producteur, pour un nouveau spectacle, souhaite être visible et accéder à la base de données présente chez le revendeur, il lui paie de la publicité ! Ce système, du fait de l’importance croissante du numérique, a considérablement augmenté le budget de communication des spectacles, qui est devenu le premier poste dans le montage d’une production. Cette sous-traitance, en plus de faire exploser une dépense normalement annexe, a créé une forte dépendance à ces acteurs économiques. Le paysage de la billetterie est donc composé d’une diversité de producteurs isolés, par conséquent fragiles, qui font face à des intermédiaires de billetterie (éditeurs et revendeurs) puissants et indispensables. Il faut en effet nécessairement éditer un ticket pour assister à un spectacle ! Leur commission, prélevée au billet vendu, peut être assez élevée et ce processus ne génère pas de valeur, puisque ce sont les producteurs eux-mêmes qui réalisent et financent la publicité présente sur ces sites. Pourtant, cette publicité pourrait être financée par d’autres acteurs industriels (des compagnies de taxis ou des hôtels, par exemple), intéressés par l’audience qualifiée de ces sites de billetterie – en général composée de personnes vivant en milieu urbain et de catégories socioprofessionnelles supérieures.

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