L'autre loi de la jungle

Et si l’esprit d’équipe, loin d’être « une espèce d’absolu inatteignable, ou rarement atteignable, sorte de Graal du monde des organisations », comme le décrit Thomas Paris et comme nous avons tous tendance à le considérer, était la chose la plus naturelle qui soit ?

En 2017, deux ingénieurs agronomes et docteurs en biologie, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, publiaient L’entraide, l’autre loi de la jungle. Dans cet ouvrage, ils montrent comment, depuis les bactéries qui peuplent notre système digestif jusqu’aux manchots qui se serrent les uns contre les autres pour se tenir chaud, tous les animaux, et plus largement tous les êtres vivants s’entraident, non seulement au sein d’une même espèce, mais aussi et surtout entre espèces différentes : « Depuis 3,8 milliards d’années, le vivant a développé mille et une manières de s’associer, de coopérer, d’être ensemble, ou carrément de fusionner. […] Des mutualismes (associations diffuses entre espèces) aux symbioses (associations obligatoires), de l’action collective ponctuelle à la coévolution fusionnelle, les services se donnent et se rendent dans tous les sens : protection contre nourriture, transport contre protection, nourriture contre soin, information ou déparasitage, etc. » Les hommes ont, eux aussi, « une propension très forte à l’entraide spontanée » et, à l’appui de leur thèse, les auteurs citent non seulement des éthologues, botanistes et microbiologistes, mais aussi des économistes, psychologues, sociologues et anthropologues.

Certes, ils ne contestent pas que la compétition est aussi un principe du vivant, mais soulignent que « si la compétition et la coopération sont entrelacées, comme le yin et le yang, la coopération tient un rôle plus important en tant que moteur de l’innovation dans le processus de l’évolution ». Celui-ci se déroule en deux étapes, création de diversité puis sélection des plus aptes : « À la première étape, c’est l’entraide, l’association entre organismes, qui permet d’innover radicalement, en plus des mutations aléatoires qui ne génèrent finalement que peu de différenciation. À la deuxième étape, la sélection des plus aptes, c’est encore une fois l’entraide qui tient le haut du pavé, car les individus qui survivent ne sont pas forcément les plus forts. Ce sont surtout ceux qui s’entraident le plus. »

L’un des intérêts de leur propos est d’ailleurs de mettre en évidence la fonction utilitaire plutôt que morale de l’entraide, y compris chez les hommes : « Il est important de ne pas systématiquement voir l’entraide comme un acte moralement bon [...] On peut s’associer pour massacrer des gens. » Cette analyse met à mal la représentation courante selon laquelle la caractéristique de l’homme serait d’introduire de l’éthique dans un monde naturel par essence amoral. En réalité, tous les êtres naturels, y compris l’homme, sont capables de s’entraider, et ce sans mobiliser le moindre principe moral, juste pour assurer leur survie et leur développement.

Pablo Servigne et Gauthier Chapelle soulignent que le concept de “loi de la jungle” est historiquement daté. Selon le philosophe Jean-Claude Michéa, ce concept trouve son origine dans une Europe traumatisée par des décennies de guerres de religion, ce qui a conduit Thomas Hobbes à affirmer que « l’état naturel des hommes est une guerre de tous contre tous ». Face à cette violence s’est imposée l’idée d’un contrat social reposant sur le marché et l’État, et « destiné à cadrer nos pulsions naturellement égoïstes. Ce fut la naissance du libéralisme », analysent Pablo Servigne et Gauthier Chapelle. Deux siècles plus tard, « le jeune capitalisme qui cherchait des fondements idéologiques à la compétition généralisée s’est emparé de la théorie de la sélection naturelle formulée par Darwin ».

Nous baignons encore dans la croyance selon laquelle l’être humain est naturellement égoïste, mais si, comme le notent les auteurs, « la pénurie appelle l’entraide et l’abondance engendre la compétition », peut-être est-il permis d’espérer que de vastes perspectives s’ouvrent désormais à l’esprit d’entraide, compte tenu des graves pénuries qui nous menacent ?