La bouteille qui ne se vidait jamais

Passionnant débat que celui qui a opposé Jean-Marc Jancovici, président de The Shift Project, et Didier Holleaux, directeur général adjoint d’ENGIE, à propos de la transition énergétique. Au début de son intervention, Jean-Marc Jancovici évoque « la simplissime règle de trois, trop peu employée dans la décision publique, qui permet de faire la part entre les bonnes idées, aux effets rapides et massifs, et les chimères ». La bonne idée à laquelle il pense, c’est un mix énergétique dominé par le nucléaire : « L’objectif de limiter le réchauffement climatique à 2 °C d’ici à la fin du siècle ne sera atteint que si l’essentiel de la planète se met en économie de guerre. Cela impose un cadre fortement planifié et dirigiste, dans lequel une fraction significative de la production actuelle des centrales électriques à charbon serait remplacée par du nucléaire. »

La solution privilégiée par Didier Holleaux repose, au contraire, sur un panel varié d’énergies et de solutions de stockage, dont aucune ne dominerait les autres. Pour lui : « Il n’y a ni solution miracle ni solution unique : chaque situation est spécifique et doit être travaillée sur le terrain. » En matière de transports, par exemple, il préconise « le gaz naturel liquéfié (GNL) ou bio-GNL pour les camions parcourant de longues distances ou les navires de haute mer  ; l’hydrogène pour les taxis, les bus, les flottes captives, y compris les camions à haute intensité de service, et, demain, les avions court-courriers  ; l’électrification des vélos, scooters et voitures pour des trajets limités  ; le gaz naturel pour les trajets plus longs et, demain, le bio-GNV pour les utilitaires légers et les tracteurs ».

Lorsque Jean-Marc Jancovici compare ce genre de proposition à une chimère, c’est sans doute au double sens de « monstre composite » et de « projet sans consistance ». S’appuyer sur « une approche microéconomique guidée par les besoins, les contraintes et les possibilités des clients », comme le suggère Didier Holleaux, peut en effet paraître manquer de consistance par rapport au « cadre fortement planifié et dirigiste » que Jean-Marc Jancovici appelle de ses vœux.

Pour ma part, je penche résolument en faveur de la prétendue chimère, avec ses solutions variées, adaptées aux différentes problématiques, complémentaires, modulables et résilientes, reposant à la fois sur les choix éclairés des consommateurs et sur une règlementation qui interdise progressivement toute utilisation d’énergie fossile.

Comme le souligne Didier Holleaux, maintenir à 70 % ou 80 % la part du nucléaire dans notre mix électrique présenterait des risques de disponibilité systémique ou conjoncturelle : « En cas de problème générique grave, toutes les tranches doivent être arrêtées simultanément » et, lors de canicules avec forte baisse du niveau des rivières, « les tranches doivent être arrêtées les unes après les autres ». Par ailleurs, le « cadre fortement planifié et dirigiste », indispensable, selon Jean-Marc Jancovici, pour maîtriser une énergie à haut risque comme le nucléaire, fait un peu frémir lorsqu’on pense au modèle inquiétant (et contagieux) de la Chine, qui n’a pas hésité à emprisonner les lanceurs d’alerte sur la Covid-19. Enfin et surtout, sachant que l’énergie la moins chère et la moins polluante est celle qu’on ne consomme pas, nous avons besoin, pour freiner le changement climatique, de l’adhésion la plus large possible des habitants de cette planète, car la sobriété énergétique à laquelle nous aspirons naîtra, comme le note Didier Holleaux, « de l’addition de millions de décisions microscopiques et microéconomiques », ce qui nécessite d’aller vers plus de démocratie et non plus de dirigisme.

Ce débat me rappelle l’histoire de l’ivrogne qui, butant sur une vieille boîte de conserve, en voit sortir un génie. Pour le remercier de l’avoir libéré, celui-ci lui propose de formuler deux vœux. « Donne-moi une bouteille de whisky qui ne se vide jamais  ! » répond l’ivrogne. Aussitôt, une bouteille apparaît et, lorsqu’il en boit, elle reste pleine. « Super  ! s’exclame l’ivrogne. J’en veux une deuxième  ! » Ne refaisons pas avec le nucléaire ce que nous avons fait avec le pétrole. Nous ne devons pas seulement changer d’énergie, mais de logiciel.