Ils livrent les plats à emporter, éduquent les algorithmes de la fameuse IA, tiennent des services clients en ligne de grandes marques, ou encore modèrent les réseaux sociaux. Dans son documentaire Invisibles – Les travailleurs du clic, Henri Poulain donne la parole à ces damnés des temps modernes. Il ne s’agit pas d’oubliés de la mondialisation, mais, au contraire, des véritables chevilles ouvrières de l’économie digitale que l’on confine pourtant de manière organisée dans des trappes de pauvreté, de précarité et d’invisibilité. 

Exposé d’Henri Poulain

Montrer les invisibles

Depuis de nombreuses années, je réalise des films documentaires, ce qui m’a amené à aborder des sujets très différents allant de la culture aborigène à la politique libanaise. Mon métier consiste donc à raconter des histoires à partir d’éléments tirés du réel. Il y a dix ans, j’ai commencé à m’intéresser au numérique, notamment sur France 5 où je produisais une émission qui portait sur la culture digitale. C’est à cette occasion que j’ai rencontré Antonio Casilli, un sociologue travaillant sur la problématique des réseaux sociaux. Quand, il y a deux ans, il est venu me voir, accompagné du responsable de France tv Slash, Antonio Grigolini, pour me demander de réaliser une série documentaire à partir de ses recherches et de son livre En attendant les robots – Enquête sur le travail du clic, j’ai évidemment accepté. Mais comment donner une voix et une image à ces travailleurs du clic afin de toucher le grand public, alors que le système dans lequel ils sont plongés fait en sorte de systématiquement les invisibiliser ?

Schématiquement, on peut distinguer trois grandes familles de digital labor.

Les plus visibles de ces “invisibles” sont les livreurs et les chauffeurs d’Uber, de Deliveroo et autres plateformes de services à la demande. Ce sont ceux que l’on voit, mais avec qui on ne rentre en contact que par le truchement d’une application. En France, on compte environ 30 000 livreurs et 20 000 chauffeurs, les plateformes étant toujours très rétives à indiquer des effectifs précis.

La deuxième grande famille est constituée des micro-travailleurs. Ce sont les personnes qui, derrière nos applications, effectuent des micro-tâches visant à les optimiser. Elles sont ainsi plusieurs milliers à contribuer à l’amélioration de l’algorithme du moteur de recherche Google. Majoritairement localisés dans les pays du Sud et souvent masqués par une prétendue intelligence artificielle (IA), on estime qu’il y a 90 millions de micro-travailleurs à travers le monde. En France, ils seraient plus de 300 000.

La troisième famille est celle des modérateurs. Ils sont présents dans la totalité des grands réseaux sociaux, tels Facebook, Twitter, YouTube, etc., et ont pour mission d’éviter que les contenus indésirables produits par certains esprits malades ou malfaisants ne soient diffusés à grande échelle. Dans leur cas, l’opacité est particulièrement prononcée, le discours des plateformes prétendant que ce travail est réalisé par une IA et que si intervention humaine il y a, elle ne peut alors être que transitoire, en attendant que les algorithmes soient devenus suffisamment puissants pour s’y substituer.

Une fois ces trois grandes familles identifiées, il s’agissait d’aller à leur rencontre. Cela n’a pas été une mince affaire, car il n’est pas facile de faire témoigner des gens dont le destin n’est guère enviable et qui, en outre, n’y sont pas autorisés. Lorsqu’on est insatisfait de notre job, qu’il n’est quun pis-aller temporaire, mais dont on craint souvent qu’il ne dure, on n’a pas vraiment envie d’en parler. Cette démarche documentaire a finalement donné lieu à une série dont sont tirés les témoignages suivants, qui illustrent la réalité vécue par chacune de ces familles.


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