Exposé de Francis Bour

Après le lancement des Restos du Cœur, en 1986, Coluche a tenu une conférence au cours de laquelle il a dit :

« Qu’est-ce que j’ai fait avec les Restaurants du Cœur ? Eh bien, d’abord, il faut dire que j’ai utilisé les médias ! J’étais sur Europe 1, j’avais une émission populaire qui me permettait de lancer une idée, et j’ai lancé cette idée. Après ça, quand j’en ai parlé pendant deux mois, je suis allé voir les dirigeants d’Europe 1, et je leur ai dit : maintenant, ça ne va pas être facile de faire marche arrière, parce qu’on reçoit un courrier énorme. Et ils ont dit : bon, d’accord, on va faire une journée.

Après ça, j’ai commencé à dire qu’il n’y avait qu’à taper dans les excédents de production, parce que ça nous permettrait d’avoir la nourriture pas cher, et donc de nourrir tout le monde. Après je suis allé au ministère de l’Agriculture, et je leur ai dit : voilà ce que j’ai fait, maintenant, il faudrait… »

Le lancement des Restos du Cœur

On imagine bien Coluche disant cela ! En 1985, il animait quotidiennement une émission sur Europe 1 et, après avoir encouragé ses auditeurs à faire des dons pour combattre la pauvreté dans le monde, en Éthiopie notamment, certains l’ont interpellé en soulignant qu’en France il y avait aussi des gens démunis. Cette réaction l’a décidé à mettre en pratique des idées très simples. Ce n’est certes pas lui qui a inventé la soupe populaire, mais il a voulu rompre avec ce qui se faisait depuis des siècles, aux portes des églises, dans les hospices ou ailleurs. Son pouvoir médiatique, son humour grinçant, vulgaire parfois, mais rempli de tendresse à l’égard des paumés, lui donnaient une force extraordinaire pour réussir.

C’était un homme généreux. Selon lui, la charité ne devait pas être triste, il fallait au contraire faire la fête et le bénévolat devait être une règle absolue ; il ne fallait pas servir des repas toute l’année, parce que les bénévoles risqueraient de s’épuiser, et pour que l’événement reste médiatique, il devait être répétitif. Il a choisi de s’en tenir à l’hiver, période où l’on a faim et froid, et où les charges sont les plus importantes. C’est ainsi qu’il a lancé les Restos du Cœur.

La gestion des Restos du Cœur

Coluche était fils d’immigré, et il avait connu dans son enfance la pauvreté et les soupes de l’abbé Pierre, avec qui, du reste, il a toujours gardé le contact. Il lui a évidemment parlé de son projet et la réponse fut : « Bravo, mais attention à votre gestion ! »

Un petit groupe d’amis

La gestion n’était vraiment pas la tasse de thé de Coluche. Comme il avait déjà demandé des aides à Henri Nallet, alors ministre de l’Agriculture, celui-ci l’a mis en rapport avec Paul Houdart, patron d’une des filiales du groupe Lesieur, et membre d’un petit groupe de réflexion qui se réunissait régulièrement ; j’en faisais moi-même partie. Il a demandé si nous étions prêts à aider Coluche avec lui. Après réflexion, nous avons donné notre accord, non sans quelque inquiétude sur la capacité de Coluche à gérer dans la rigueur une telle opération. C’est pourquoi nous lui avons demandé une délégation.

La délégation

Après avoir poussé des cris, Coluche a finalement remis, en décembre 1985, une lettre à Paul Houdart, le chef de file, lui donnant délégation de responsabilité et de management des Restos du Cœur, étant entendu que lui, Coluche, se réservait la stratégie. Nous avons travaillé tout l’hiver en parfaite confiance avec lui. Nous avions deux bureaux qui nous étaient prêtés par l’OFIVAL, organisme dépendant du ministre de l’Agriculture. Nous nous réunissions tous les jeudis. Coluche arrivait accoutré comme à la télévision, avec son éternelle salopette, et parfois des pompons dans les cheveux, mais les séances de travail étaient extrêmement sérieuses. Il nous informait de ses idées, au niveau notamment des médias ; nous le tenions très précisément au courant de ce que nous avions réussi à faire dans le courant de la semaine écoulée. Dès l’origine la structure était collégiale : une équipe qui travaillait vraiment en totale solidarité.

L’appui des médias

Coluche lançait des appels sur Europe 1. Il demandait des camions pour transporter des denrées, des locaux dans les villes où l’on avait implanté des Restos et, bien entendu, de l’argent. On achetait les denrées au jour le jour, on s’arrangeait pour les répartir dans la vingtaine de centres qui venaient d’ouvrir... Bref, on a démarré comme ça, en bricolant aussi bien que possible, mais avec, en appui de nos actions, cette force des médias, Europe 1 bien sûr, et bien d’autres, et la réponse du public, qui s’est très rapidement manifestée.

En janvier 1986, Coluche a réuni un plateau exceptionnel : des hommes politiques de différents bords – c’était la première cohabitation –, des artistes, des hommes de médias. Leur sympathique présence s’est traduite par un nombre de chèques relativement important. Cette première campagne a permis de recevoir 33,6 millions de francs, dont 85 % ont été utilisés pour l’achat de denrées, et le reste pour des frais de fonctionnement. Ayant un solde positif, Coluche a pu même envoyer un chèque à l’abbé Pierre. Ainsi, il avait atteint l’objectif qu’il s’était fixé : assurer en fin de campagne 150 000 repas par jour ! Au total, 8,5 millions de repas ont été distribués au cours du premier hiver.

Pari gagné

Le pari nous avait semblé risqué, mais il était gagné ! Les Restos étaient nés de la rencontre de cinq personnes, d’un côté un saltimbanque généreux, visionnaire, au pouvoir médiatique exceptionnel, et de l’autre quatre braves gens, qui avaient une certaine expérience de l’entreprise et du management. Parmi eux, se trouvait Marie Dumas, aujourd’hui présidente des Restos du Cœur.

L’organisation des Restos du Cœur

En juin 1986, Coluche a trouvé la mort dans un accident de moto. La confiance du public nous semblait une invitation à poursuivre, mais étions-nous en mesure de continuer ? Nous en avons discuté longuement et nous hésitions. Toutefois, Véronique Colucci, épouse de Coluche dont il était séparé, mais avec qui il était en bons termes, nous a rejoints et s’est engagée à fond, ainsi que l’un des collaborateurs de Coluche, Jean-Michel Vaguelzy. Nous avons alors décidé de continuer. Néanmoins, avec la disparition de Coluche, nous nous attendions à devoir agir dans des conditions plus difficiles et il nous a semblé nécessaire d’adapter notre organisation.

La Charte des bénévoles

Nous avons alors écrit la « Charte des bénévoles », qui reprend les principes essentiels auxquels tenait Coluche, et qui demeure encore le lien entre l’ensemble des bénévoles des Restos du Cœur et leur adhésion à l’éthique du mouvement. Elle souligne les points fondamentaux suivants.

Respect et solidarité envers toutes les personnes démunies – Le respect des personnes va très loin. Il ne s’agit pas de leur faire la charité au sens classique du terme, mais de les considérer véritablement comme des personnes humaines ayant la même valeur que chacun d’entre nous. Nous avons tout autant à apprendre et à recevoir d’elles qu’elles-mêmes peuvent recevoir de nous.

Bénévolat sans aucun profit direct ou indirect – Le bénévolat n’est jamais gratuit ; on se donne bonne conscience, on se conforme à une certaine vision idéologique ou religieuse de la vie, on se fait plaisir parce qu’on a un pouvoir, on règle des problèmes psychologiques que l’on n’a pas encore eu l’occasion de régler. En creusant un peu, nous avons tous – moi le premier – un réel motif d’être bénévoles. Certes, on ne peut pas empêcher les hommes d’avoir des motivations, elles sont même nécessaires, mais elles ne doivent pas contrarier ce que l’on veut faire. La règle de base est qu’il ne faut pas tricher : par exemple, il n’est pas question de récupérer pour soi des dons, même s’ils sont en nature, ce qui est parfois tentant ; on s’y refuse, parce que si on commence à mettre le doigt dans cet engrenage, personne ne sait où cela va mener. Voilà un point sur lequel nous sommes très rigoureux.

Engagement sur une responsabilité acceptée – Le bénévole ne doit pas se donner bonne conscience en venant une heure par semaine pour pouvoir dire ensuite qu’il se classe parmi les généreux. Sa responsabilité est limitée dans la durée, puisque son “contrat” ne porte que sur un an, mais il doit honorer intégralement l’engagement qu’il a pris. À la fin de chaque année, on fait le point.

Convivialité, esprit d’équipe, rigueur dans l’action – Ce sont là des qualités fondamentales, particulièrement l’esprit d’équipe. Coluche n’imposait pas et il demandait conseil. Il était bien évidemment le patron, mais il partageait la prise de décision. On ne fait rien de bien dans une organisation comme celle-là s’il n’y a pas une amitié entre ses membres.

Indépendance complète à l’égard du politique et du religieux – Pour ne rien cacher, nous avons eu quelques problèmes avec le Front national qui, à Vitrolles, a fait ressortir dans ses arguments électoraux qu’il s’occupait des bonnes associations : pour preuve, il avait multiplié par cinq les subventions aux Restos du Cœur ! Or, elles n’étaient au départ que de… 500 francs ! L’objectif de piéger les Restos du Cœur était clair. Nous avons renvoyé cet argent. Nous ne voulons être redevables en aucune manière auprès de qui que ce soit ni être piégés par des responsables politiques ou religieux.

Adhésion aux directives nationales et départementales – Ce point n’avait pas de signification du temps de Coluche parce qu’il n’y avait pas de structure organisée. Il n’y avait, pour démarrer, qu’une équipe nationale et des équipes régionales constituées par des élèves d’écoles de commerce dont la participation avait été suggérée par Paul Lederman, impresario de Coluche.

Des moyens renforcés

Plusieurs actions ont été entreprises pour renforcer notre dispositif.

Véronique Colucci connaissait la plupart des artistes et des responsables des médias. Elle a su les mobiliser pour qu’ils continuent à nous apporter leur essentiel soutien.

Nous avons engagé une politique de mailing pour solliciter l’aide d’un très large public et nous l’avons mise en œuvre à moindre frais.

L’aide de la Communauté européenne a été obtenue. Coluche en avait discuté avec Henri Nallet, et son successeur au ministère de l’Agriculture a poursuivi les négociations. Elles ont débouché sur une décision de Bruxelles de réserver, sur les stocks de régulation des denrées européennes, une attribution à chaque pays qui le souhaiterait pour aider les personnes démunies. Cela a représenté dès le départ des sommes non négligeables.

S’appuyer sur les étudiants des écoles de commerce nous semblant trop fragile. Il fallait donc étendre très largement le bénévolat et le structurer. À cette fin, nous avons mis progressivement en place des associations départementales sur tout le territoire.

Les associations départementales

Les associations départementales ont le droit d’utiliser le logo Restos du Cœur et le devoir de le protéger ; elles sont autonomes dans leur gestion quotidienne et sont assurées de recevoir de la centrale parisienne les denrées nécessaires ; elles s’engagent à respecter les directives de l’échelon national – les manières de distribuer, les barèmes1 à appliquer, les principes de la Charte des bénévoles –, et à collaborer loyalement avec ses représentants ; elles acceptent de soumettre leurs comptes et leur gestion à leur contrôle.

À l’échelon national, nous nous réservons le droit d’agréer les responsables des associations départementales et de les révoquer en cas de difficulté, ce qui garantit l’unité du mouvement.

Nous risquons des dérives, et il y en a eu quelques-unes, mais les associations se doivent d’adhérer à l’esprit Restos du Cœur, à l’esprit Coluche, et toutes celles qui existent aujourd’hui – une centaine – y restent fidèles.

L’association nationale

L’association nationale est constituée d’une petite équipe avec une structure en charge des médias, une autre des approvisionnements, une structure financière pour organiser le mailing et gérer les finances, et une structure Insertion, sur laquelle je reviendrai.

Une structure d’animation maintient la cohésion de l’ensemble : une vingtaine de bénévoles y constituent un réseau de chargés de mission assurant le lien permanent et physique entre l’équipe nationale et les structures départementales. Chacun d’eux se rend dans cinq ou six départements pour s’assurer que tout s’y passe bien. Ce ne sont ni des inspecteurs ni des patrons, mais des amis vigilants qui invitent, au besoin, à corriger le tir.

Les points de vigilance

Nous interdisons toute collecte ou vente sur la voie publique ou à domicile. C’est un point de vigilance important qui nous permet de lutter contre les escrocs tentés d’utiliser le logo des Restos du Cœur. Les seules ventes autorisées concernent les productions de nos ateliers. Nous demandons expressément aux associations de s’abstenir de faire localement des mailings de prospection financière – ils feraient inévitablement concurrence au mailing national – ainsi que des actions médiatiques hors du secteur. Quant à l’embauche de salariés, l’autorisation n’est donnée que pour des CES et certains postes techniques.

Les résultats

On peut constater le chemin parcouru en observant les résultats du dernier exercice (du 1er mai 1996 au 30 avril 1997), dont les chiffres sont publiés :

le total des ressources a été de 350 millions de francs ;

les dons et participations ont représenté 55 % des ressources (194 millions de francs), la Communauté européenne a contribué pour plus de 67 millions, l’État et les collectivités ont apporté près de 64 millions de subventions, incluant notamment la prise en charge des 1 000 personnes ayant un contrat “emploi solidarité” (CES) essentiellement pour l’activité d’insertion ;

l’emploi de ces ressources a concerné principalement la distribution alimentaire (272 millions), les activités d’insertion (47 millions) et les frais de fonctionnement, dont le mailing (23 millions).

La santé financière des Restos du Cœur est donc bonne, mais nous souhaiterions évidemment disposer de moyens supplémentaires, en particulier pour développer notre activité de formation, à laquelle nous n’avons pu consacrer que 2 millions de francs. Nos 420 000 donateurs sont fidèles, et leur nombre augmente chaque année. En 1989 nous avions 850 centres de distribution sur le territoire français, nous en avons maintenant 1 600. La même année, 8 500 bénévoles avaient distribué 25 millions de repas à 240 000 personnes ; aujourd’hui, ils sont 35 500 et distribuent 59 millions de repas à 570 000 personnes. Cela dit, nous sommes loin d’aider la totalité des personnes en difficulté ; nous avons établi des priorités en ne retenant que celles qui sont les moins aidées par la réglementation sociale. Quant à la population concernée, 82 % des bénéficiaires sont français et 55 % ont été admis dans l’année aux Restos du Cœur pour la première fois.

La diversification des activités

En 1988, la loi Coluche accordait une réduction d’impôts de 50 % pour les dons affectés à l’aide aux personnes démunies. Cependant, à la fin de cette année-là, une autre loi sur l’insertion instaurait le RMI (revenu minimum d’insertion). Aux Restos du Cœur, nous nous sommes demandés si cette loi allait régler le problème de la pauvreté et quelle était dès lors notre raison d’être. En réalité, beaucoup de gens démunis ne pourraient pas bénéficier du RMI pour des raisons d’ordre administratif, et le RMI étant de toute façon un minimum pour subsister, il fallait pouvoir aider les gens qui étaient à ce niveau. Nous avons donc décidé de continuer.

Les Relais du Cœur

Nous nous sommes sentis concernés par cette idée nouvelle d’insertion : nous ne pouvions plus nous limiter à la distribution alimentaire. Notre première expérience a été faite en créant les Relais du Cœur, accolés aux centres de distribution. Des bénévoles étaient chargés d’écouter et de prendre en compte les problèmes personnels des gens, leur consacrer du temps, voir comment les aider à résoudre les problèmes administratifs souvent bloquants dont la plupart des travailleurs sociaux, malgré leur bonne volonté, ne pouvaient pas s’occuper faute de temps. C’est donc en partenariat avec eux que nous avons organisé ces Relais.

Nous avons alors lancé des programmes de formation pour les bénévoles afin qu’ils évitent certaines erreurs ou maladresses dans leur relation avec les personnes démunies.

Nous avons également décidé de poursuivre une action en dehors des cent jours de la période d’hiver : nous continuons à servir des repas aux personnes dont les ressources sont inférieures à la moitié de notre barème (par exemple, inférieures à 1 250 francs par mois pour une personne seule, le barème étant dans cette situation-là de 2 500 francs en hiver).

L’aide à l’insertion

En France, on ne meurt pas de faim : les gens démunis trouvent dans beaucoup d’organisations des moyens pour se nourrir, en particulier aux Restos du Cœur, mais c’est une démarche humainement difficile.

L’insertion est une forme de réponse à l’urgence tout en refusant l’assistanat. On ne peut pas accepter l’idée que l’exclusion soit inévitable. La plupart de nos bénéficiaires peuvent reprendre pied, si nous sommes en mesure de les aider à concevoir et à exprimer un projet personnel, sans qu’il soit nécessairement économique.

Nous menons depuis cinq ans une démarche expérimentale, en proposant des activités à ces bénéficiaires, avec un contrat emploi solidarité. Ce sont des activités utiles à d’autres bénéficiaires. Lorsque l’on met en place un Jardin du Cœur, les légumes produits servent aux centres de distribution. Lorsque l’on répare des vélos, que l’on dépanne des appareils électroménagers, que l’on rénove des logements, c’est le plus souvent pour des bénéficiaires.

Trois cas de figure

Nous rencontrons trois types de population.

Des gens déstructurés socialement et psychologiquement – Ils sont incapables de reprendre immédiatement une activité, et il faut les héberger d’urgence. Dans le lieu de vie2 que nous leur proposons, nous leur suggérons de participer à certaines activités, mais sans règles trop strictes, jusqu’à ce qu’ils aient un projet personnel. Il y a malheureusement des personnes dont l’état psychologique est tel que la seule issue est pour eux l’hôpital psychiatrique ou un organisme spécialisé, par exemple pour une cure de désintoxication.

Des exclus de la vie économique – Ce sont les plus nombreux, du fait du chômage, d’une déstructuration familiale, d’une perte de logement. Nous ne leur proposons pas d’emploi, mais nous pouvons les aider à se placer sur le marché de l’emploi, après avoir passé quelques mois, avec un CES, au sein de nos activités : Jardins du Cœur, Ateliers du Cœur, où des bénévoles les “accompagnent” sur le plan personnel, en même temps que des moniteurs les encadrent sur le plan technique.

Des personnes en voie de se réinsérer – Il faut leur donner un coup de pouce. C’est souvent le logement qui leur fait défaut, ou la manière de bien se placer sur le marché de l’emploi. C’est en travaillant en partenariat avec les réseaux existants, les entreprises d’insertion, les régies de quartier, les associations intermédiaires, qu’il est possible d’aider ces personnes à poursuivre leur démarche d’insertion.

L’accompagnement

L’accompagnement est essentiel dans l’aide à l’insertion et on ne peut séparer l’insertion sociale de l’insertion économique. Sans cet accompagnement patient d’écoute, d’amitié et de confiance, tout ce que l’on fait est certes utile, mais n’a pas la même portée.

Nous n’avons aucune difficulté à trouver des bénévoles pour la distribution alimentaire, qui est relativement ponctuelle. En revanche, nous sommes très demandeurs de bénévoles pour l’aide à l’insertion : elle exige une certaine expérience et doit s’exercer dans la continuité.

Débat

Un intervenant : Comment concevez-vous la façon dont les Restos du Cœur s’insèrent parmi les autres organismes d’aide aux démunis ?

Francis Bour : Nous n’avons pas de conventions avec d’autres structures. Tout ce que nous faisons, d’autres le font, au moins aussi bien que nous. Notre souci est de travailler en complément, là où cela nous semble utile.

L’aide à l’insertion

Jean Acchiappati : Je travaille aux Restos du Cœur depuis trois ans et je m’occupe plus particulièrement des inscriptions dans un centre parisien. Il faut vingt minutes pour les cas les plus simples, et on demande pas mal de documents. Nous sommes amenés à refuser beaucoup de monde. Mais j’aime aussi faire de la distribution, beaucoup plus conviviale. L’aide à l’insertion m’intéresserait et je serais ravi de pouvoir en parler avec vous, indépendamment de cette rencontre fortuite et heureuse à l’École de Paris.

F. B. : Ce que vous dites sur l’aspect gratifiant et convivial de la distribution est ressenti par beaucoup : le contact avec les bénéficiaires pour leur donner de quoi se nourrir est source de joie et, quand on n’en fait pas un acte de pouvoir, cette joie est saine. L’aide à l’insertion est beaucoup plus délicate : nous devons encourager les personnes à exprimer leur souhait tout en nous abstenant de leur dire ce qui nous semblerait bon pour eux.

Éviter l’humiliation

Int. : Comment éviter l’humiliation des gens à qui l’on demande de remplir tous ces formulaires ? Cela n’empêche-t-il pas des personnes de se présenter ?

J. A. : En général, il n’y a pas de problème de cette nature, parce que tout le monde est habitué à remplir des papiers, quelles que soient les administrations, et chez nous c’est fait d’une manière accueillante. La vraie difficulté est de refuser l’admission. Cela dit, il est vrai que certaines personnes ne se présentent pas parce qu’elles ressentent de la honte à venir aux Restos du Cœur.

Int. : Est-ce que faire la fête évite l’humiliation ? Dire que l’on va chez les “enfoirés” a-t-il une vertu dédramatisante ? Est-ce un moyen d’éviter l’excès de charité ?

F. B. : C’est à la fois un moyen pour les bénéficiaires d’éviter les risques de dépendance et pour nous de ne pas nous prendre au sérieux. Coluche y tenait beaucoup : il avait même distribué des badges “Les enfoirés” à tous ceux qui, dans les débuts, s’occupaient des Restos.

Priorité à la relation

Int. : L’une des souffrances de notre époque tient à l’enflure démesurée du discours “économique et social” dans la vie sociale. Ses sources sont les grands mythes du siècle des Lumières, qui ont abouti à remplacer les relations entre les personnes par des relations avec les choses. Dans la société que vous nous présentez, l’“économique et social” est présent, mais sans hégémonie. Par exemple, la frontière est floue entre actifs et retraités, entre étudiants et personnes en activité, et ce qui est mis au tout premier plan est l’estime réciproque.

Permettez-moi une petite parabole. J’interroge à brûle-pourpoint un économiste pur et dur sur ce qu’il pense de la comparaison entre les deux groupes suivants : quatre retraités qui composent un quatuor et travaillent dur à la préparation d’un prochain concours de musique de chambre ; quatre jeunes anciens élèves de grandes écoles qui fondent une start-up pour vendre les petites merveilles électroniques qu’ils ont imaginées.

Le premier réflexe de mon économiste est de dire que ces deux groupes se ressemblent : ils ont un projet, ils s’y préparent activement, ils en attendent beaucoup. Après ce moment d’acquiescement, je fais remarquer que les quatre retraités ne gagnent rien et ne produisent rien de marchand : ils sont en dehors du circuit économique, alors que le second groupe fabrique du PIB, des emplois rémunérés, etc.

À l’École de Paris, nous défendons l’idée que la richesse économique n’est pas faite, pour l’essentiel, de biens, mais de relations3, et l’image que vous nous donnez est, à cet égard, saisissante. Du reste, il est remarquable de constater que l’économique est sanctifié par votre travail : on y trouve les médias, la politique, l’administratif, Bruxelles, et vous donnez à tout cela une étonnante noblesse.

F. B. : Il ne faut pas trop idéaliser les choses. D’ailleurs, je ne suis pas d’accord quand vous dites que les retraités ne gagnent rien. En tant que retraité, je suis salarié de la collectivité. Nous savons très bien que nos retraites – hormis les retraites complémentaires – ne sont pas intégralement financées par notre propre épargne. J’ai donc un devoir à l’égard de la collectivité. On ne peut se considérer bienfaiteur public lorsque l’on est retraité et bénévole.

Le second point qui me paraît important, et vous avez mille fois raison, c’est le caractère fondamental de la relation.

Quant à votre parabole, peut-on faire abstraction de l’entreprise ? Je ne le crois pas. Il est vrai que les grandes entreprises qui dirigent le monde ignorent totalement les hommes, n’ont que le profit comme objectif, et au-delà du profit, leur puissance relative. L’enjeu serait que leurs dirigeants s’engagent dans une autre voie.

Int. : Vous dites qu’en tant que retraité, vous êtes salarié de la collectivité. Vous ne vous sentez donc pas à l’écart, mais “inclus” dans la société. Ce n’est pas l’image qui en est donnée habituellement, y compris dans certaines publications officielles de la Ville de Paris, où les retraités font l’objet d’une grande sollicitude ; ils peuvent alors se sentir des “exclus oisifs”. Du reste, il n’est pas étonnant que les retraites paraissent chères à la collectivité si on considère qu’elles ne servent qu’à financer l’oisiveté définitive, et si, par ailleurs, on ne sollicite pas les retraités pour la vie sociale.

L’incontournable projet économique

Int. : Vous avez laissé entendre que les personnes démunies pourraient se passer d’un projet économique. Comment est-ce possible selon vous dans la société actuelle ?

F. B. : Je me suis sans doute mal exprimé. Le projet personnel est la première démarche essentielle d’une personne en grande détresse. Ce peut être tout simplement de faire un voyage, d’aller voir ses parents, d’aller au cinéma. Il est très important qu’on puisse l’aider à le réaliser, car c’est à partir de là que, progressivement, va s’esquisser le projet économique, qui reste primordial dans notre société.

La communication interne

Int. : Comment gérez-vous les dispositifs de la création de la règle et de sa diffusion ?

F. B. : C’est un vrai problème. Nous sommes sous-administrés. Nous sommes honteux de n’avoir pu participer sérieusement à la loi contre l’exclusion. Nous agissons encore trop au coup par coup. En revanche, la remontée des idées de la base fonctionne bien. Les chargés de mission font un travail remarquable, et de nombreux échanges informels ont lieu entre l’équipe nationale et les équipes départementales. On se connaît et on se parle.

Int. : L’intervention sympathique de Jean Acchiappati nous a prouvé qu’il y a quand même quelques lacunes dans votre communication interne !

F. B. : La communication interne est difficile entre tous les bénévoles que nous sommes. Nous n’avons pas encore décidé de nous offrir une structure lourde assurant cette fonction, comme c’est le cas dans de grandes entreprises. Peut-être y serons-nous un jour amenés.

Saprophyte succès

Int. : Votre exposé m’inspire trois remarques.

Votre activité illustre à merveille la phrase de Richard Hoggart dans La culture du pauvre : « Aidez les hommes à être mieux armés pour devenir eux-mêmes ». Vous faites vivre là les principes de l’Éducation populaire, mais vous apportez une innovation : votre association fait ce que beaucoup d’autres omettent de faire, à savoir l’initiation qui permet la socialisation.

Par ailleurs, toutes les initiatives sociales ont un caractère saprophyte. Les saprophytes sont des champignons qui vivent sur les parties dégradées des organismes vivants : par exemple on emprunte les locaux d’un autre pour avoir un siège social, on détourne sa retraite pour la mettre au service de ce qu’on défend, etc. Si vous valorisiez l’action de vos saprophytes, la véritable ampleur de votre travail serait révélée.

Le sens que les individus accordent au don du repas est différent selon les personnes, leur culture, leurs centres d’intérêt, leurs convictions. Non seulement cet acte est pour chacun porteur de sens, mais, de surcroît, il est simple. Il n’est donc pas étonnant que vous ayez un tel succès auprès des bénévoles !

L’héritage de Coluche

Int. : Que reste-t-il de Coluche dans les Restos du Cœur ?

F. B. : Les principes de la Charte sont les siens (hormis le sixième, lié à l’organisation des Restos). Dans nos réunions, nous en parlions constamment. Cela faisait partie de notre propre culture. Nous avons été formés par Coluche. Pour la quasi-totalité des bénévoles, Coluche demeure non seulement le fondateur, mais l’inspirateur profond de ce que sont les Restos du Cœur.

1. Le barème indique, en fonction de la situation personnelle des demandeurs, le niveau de ressources en deçà duquel ils peuvent bénéficier des repas des Restos du Cœur.

2. Il s’agit d’un lieu d’hébergement complété par une activité.

3. Jean-Marc Oury, « Pour une économie relativiste », Séminaire Vie des affaires, séance du 9 janvier 1998.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Lucien CLAES