Exposé de Nicolas Chartier

L’aventure d’Aramis Group a commencé par la création de la société Aramisauto avec mon associé Guillaume Paoli, dans le studio du 15e arrondissement dans lequel j’habitais alors, grâce à une mise initiale de 20 000 euros chacun, qui représentait toutes nos économies. Notre ambition était d’offrir une expérience inédite aux consommateurs souhaitant acheter une voiture, en leur offrant la possibilité de le faire sur Internet. Aujourd’hui, Aramis Group est coté en Bourse, emploie 2 500 personnes réparties dans six pays (France, Angleterre, Belgique, Autriche, Italie et Espagne) et réalise un chiffre d’affaires de 2,5 milliards d’euros par an.

Une nouvelle façon de vendre les voitures

En 2001, quand nous présentions notre projet de vendre des voitures sur Internet, les gens nous riaient au nez. Ils n’avaient pas complètement tort. Aujourd’hui encore, nous ne vendons pas les voitures sur Internet de la même façon qu’Amazon vend des produits qu’il suffit de payer en ligne pour les recevoir le lendemain dans sa boîte aux lettres. Même si notre relation avec les clients commence sur Internet, ils ont en général envie de parler à quelqu’un avant d’acheter le véhicule, ne serait-ce que pour discuter de son financement. La relation humaine reste donc fondamentale.

En revanche, de même que Christophe Colomb, en cherchant les Indes, a découvert l’Amérique, le fait de chercher à vendre des voitures sur Internet nous a conduits à inventer de nouvelles approches qui répondent mieux aux attentes des clients dans le monde digital actuel. Nous avons ainsi proposé la livraison du véhicule à domicile sous 24 heures et lancé le principe d’une garantie “100 % satisfait ou remboursé au bout de 30 jours ou 1 000 kilomètres (km), au premier des deux termes échus”.

Si certaines de nos approches sont en train de devenir des standards dans notre métier (par exemple, nous avons supprimé toute négociation sur le prix, une pratique qui était systématique il y a vingt ans, et tous nos concurrents se sont alignés sur nous), d’autres sont beaucoup plus difficiles à imiter. En particulier, nous disposons en permanence d’un stock centralisé de 2 500 voitures, visibles sur notre site Internet et pouvant être livrées n’importe où en France. En contrepartie, nous ne présentons que cinq ou six véhicules dans chacune de nos agences. Nos concurrents traditionnels continuent à mettre à disposition davantage de véhicules dans leurs concessions, mais ils ne peuvent pas offrir un choix aussi large que le nôtre ni livrer les véhicules aussi rapidement. Or, le processus que nous avons mis au point nous permet non seulement d’offrir à nos clients un très large choix, mais d’ également optimiser la gestion de nos immobilisations, car nos véhicules sont vendus beaucoup plus rapidement que chez nos concurrents.

Un management orient & support

Nous avons fait le choix de doter le Groupe de la structure la plus légère possible. Nous l’avons appelée Corporate Support Team, pour souligner qu’elle est au service des filiales pays et n’est pas censée prendre les décisions à leur place. À propos du rôle qui lui est dévolu, nous avons coutume de dire que « not enough is better than too much ». Nous préférons que le Groupe ne soit pas assez présent auprès des filiales plutôt qu’il les étouffe par sa bureaucratie. Les filiales pays sont ainsi extrêmement autonomes. Chacune possède sa propre structure juridique et leurs dirigeants disposent de tous les leviers pour gérer leur entreprise (achats, ventes, finances…).

Nous n’avons centralisé que la data et, partiellement, le système d’information. Pour un vendeur de voitures situé en Belgique, il est difficile d’attirer des data scientists de l’École des mines, alors que c’est plus facile au niveau du Groupe. En ce qui concerne le système d’information, notre objectif, à terme, est de doter l’ensemble des pays du même site, avec de légères spécificités locales.

Toutes les autres fonctions sont gérées par chacune des filiales. Le Groupe apporte son aide et, bien sûr, un certain cadrage. Plutôt que le command & control, nous privilégions l’orient & support. Nous avons des idées très précises sur la façon dont doivent s’organiser les achats, la logistique ou les ventes, mais les dirigeants des filiales peuvent nous proposer des méthodes alternatives. Ils ne pourront cependant les mettre en œuvre que s’ils nous démontrent qu’elles produisent de meilleurs résultats. Ce cadrage se traduit, notamment, par le fait que nous nommons les patrons de filiales et que nous participons à la nomination des membres des comités exécutifs locaux. Nous assurons également un contrôle juridique et financier, un peu à la façon des fonds d’investissement.

De la start-up à la scale-up

Je vais maintenant vous raconter l’histoire de l’entreprise et la façon dont nous sommes passés d’une start-up à une scale-up.

2001-2010 : la vente des voitures 0 km

Entre 2001 et 2010, nous avons développé l’entreprise uniquement en France, avec un premier modèle économique, la vente de voitures “0 km”. On désigne ainsi des véhicules pré-immatriculés, neufs techniquement mais non administrativement. En effet, des constructeurs français et italiens ont choisi de mesurer leur performance au nombre de véhicules immatriculés. Ce système a pour effet que, chaque mois, entre 5 % et 20 % des véhicules immatriculés ne sont pas vendus. Nous nous sommes spécialisés dans l’achat de ces surstocks en grosses quantités, ce qui nous permet d’obtenir de 15 % à 40 % de réduction. Aujourd’hui, nous sommes probablement le plus gros acheteur de ce type de véhicules en Europe, ce qui nous donne un avantage compétitif. Certains constructeurs nous ont fait des procès pour concurrence déloyale, mais nous avons pu démontrer que c’étaient eux-mêmes qui nous vendaient les voitures… Ces procès ont rapidement été abandonnés.

Dans nos débuts, nous avons également bénéficié du lancement des référencements payants par Google, en 2003. Nous avons été les premiers à y recourir dans notre secteur. Ce référencement ne coûtait pas très cher et générait beaucoup de ventes. À partir de 2008, son effet est devenu moins perceptible.

Cette première phase nous a permis d’optimiser notre modèle de vente, appelé Opti Channel, au sens où il tire le meilleur des deux grands canaux de vente, physique et digital. Nos clients sont heureux de pouvoir faire leur choix sur Internet, mais ils ont également envie de nous parler. De notre côté, nous avons besoin de leur livrer les véhicules et, tant qu’à les rencontrer, autant disposer de quelques personnes dans chacune de nos antennes logistiques qui leur apporteront un service efficace. Au total, une grande partie de nos ventes se font par téléphone.

2011-2016 : la diversification

Si la vente des voitures 0 km a constitué un bon point de départ, nous nous sommes rapidement rendu compte que ce marché était limité et, par ailleurs, très dépendant de la politique des constructeurs. Lorsque ceux-ci décidaient de “fermer les vannes” ou se retrouvaient en sous-production comme, plus tard, pendant la pandémie de Covid-19, le modèle s’effondrait.

Par ailleurs, beaucoup de clients nous demandaient de reprendre leur ancien véhicule, ce que tous nos concurrents leurs proposaient. Quitte à racheter les véhicules, nous nous sommes organisés pour les revendre, mais nous avons rapidement constaté que le faire de manière traditionnelle n’apportait pas un niveau de qualité ni de rapidité suffisant, ce qui nous a conduits à nous doter d’une usine de reconditionnement.

Nous avons ainsi diversifié notre activité en lançant à la fois la reprise de véhicules sans obligation d’achat et la vente de véhicules d’occasion reconditionnés. En France, aujourd’hui, le marché du véhicule neuf représente un peu moins de 2 millions de voitures (dont un peu moins d’1 million sont vendues à des particuliers), quand le marché du véhicule d’occasion en comprend 5 millions. À l’échelle de l’Europe, c’est un marché gigantesque, évalué à 600 milliards d’euros.

Pendant la même période, nous avons également tenté une première internationalisation en déployant nos activités en Allemagne, mais cela a été un échec. La filiale allemande a été créée en 2011 et a fermé en 2014.

2016-2020 : l’internationalisation

Instruits par notre expérience allemande, nous avons compris qu’il était préférable de passer par des acquisitions pour nous implanter dans de nouveaux pays. Nous avons commencé par racheter une société en Belgique, puis d’autres en Espagne et en Angleterre. Notre développement en Autriche et en Italie s’est fait plus tard, après 2021.

L’évolution du capital

Pendant les huit premières années de l’entreprise, mon associé et moi-même avons conservé 100 % du capital. À cette époque, nous aurions bien aimé réaliser une levée de fonds, mais cela n’intéressait personne ! Sur le moment, cela nous a compliqué l’existence. Mon associé percevait le chômage et je touchais le RMI (revenu minimum d’insertion). Nous n’avons commencé à nous rémunérer un peu qu’à partir de 2002, mais nous gagnions beaucoup moins que nos amis devenus cadres dans de grandes entreprises.

A posteriori, en revanche, nous avons été très heureux d’avoir conservé la totalité du capital jusqu’en 2009. Cette année-là, nous avons procédé à notre première levée de fonds, ce qui nous a fait perdre 30 % du capital, mais a procuré à l’entreprise environ 9 millions d’euros d’argent frais. Ces nouveaux fonds propres nous ont permis d’entreprendre notre phase de diversification et d’effectuer notre première tentative d’internationalisation.

L’année 2016 a été marquée par l’entrée au capital de PSA. Deux ans plus tôt, l’arrivée de Carlos Tavares à la tête du Groupe avait permis à celui-ci de renouer avec le profit, ce qui a conduit PSA à se lancer dans de nouvelles acquisitions. Nous avons été la plus grosse acquisition réalisée entre l’arrivée de Carlos Tavares et le rachat d’Opel. PSA est devenu actionnaire à 70 % d’Aramis Group et nous avons conservé seulement 30 % des parts. Ce nouvel apport d’argent frais a permis, notamment, de financer l’acquisition des différentes filiales à l’international.

En 2021, les marchés boursiers étaient au plus haut et se montraient ouverts à des activités comme la nôtre. Deux de nos concurrents ont levé chacun plus d’un milliard d’euros, avec une valorisation de 10 milliards d’euros, alors que leurs activités étaient cinq fois moindres que la nôtre. Depuis, l’un des deux a fait faillite et l’activité de l’autre est toujours restée inférieure à la nôtre, en ce qui concerne la vente de véhicules d’occasion.

Nous avons donc proposé à Stellantis (nouveau nom de PSA depuis janvier 2021) d’opérer une introduction en Bourse, ce qui a entraîné la réduction de ses parts de 70 % à 60 %, et des nôtres de 30 % à 20 %, avec 20 % de capital flottant.

L’impact sur la situation personnelle des dirigeants

L’évolution du capital a progressivement réduit le niveau de risque supporté par mon associé et moi-même. Au départ, comme nous avions placé toutes nos économies dans l’entreprise, nous savions qu’en cas d’échec, nous pouvions nous retrouver à la rue. Nous n’avions donc pas droit à l’erreur et nous consacrions tout notre temps à l’entreprise, le jour et la nuit, y compris le week-end.

Au moment de la première levée de fonds, en 2010, l’ensemble de notre patrimoine est resté dans l’entreprise, mais nous avons commencé à être mieux rémunérés et nous avons réalisé une petite plus-value qui nous a permis de nous acheter chacun un appartement. La perspective de devenir SDF s’éloignait…

À partir de 2017, tout a changé. Nous avons vendu environ un tiers de nos parts à PSA, à un bon prix, en sorte que, même si l’entreprise s’arrêtait, nous étions tranquilles jusqu’à la fin de nos jours. L’entrée en Bourse a encore amélioré notre situation personnelle.

Du command & control au Lean management

Cette réduction drastique de notre niveau de risque a complètement modifié notre perspective sur le développement de l’entreprise. Elle nous a permis, notamment, d’envisager sa transformation en profondeur à travers l’adoption du Lean management. Personnellement, si je n’avais pas vendu une partie de mes parts à PSA, je ne suis pas sûr que j’aurais sauté le pas.

La phase entrepreneuriale

Entre 2001 et 2009, notre modèle de gestion était totalement entrepreneurial. Les deux fondateurs non seulement décidaient de tout, mais faisaient tout ! Par exemple, c’est nous qui décidions de laver les voitures, et qui choisissions avec quoi les laver… Petit à petit, nous avons recruté une cinquantaine de personnes, mais il s’agissait d’exécutants et nous ne songions pas vraiment à les responsabiliser. Le fonctionnement de l’entreprise reposait clairement sur le command & control.

La création d’un comité de direction

Après la première levée de fonds, les investisseurs nous ont expliqué que nous devions embaucher un CFO (Chief Financial Officer) ainsi qu’un DRH (directeur des ressources humaines) et nous doter d’un comité de direction : « Pour votre prochaine levée de fonds, vous devez montrer que l’entreprise s’est structurée ! »

Cette structuration a eu des effets positifs, mais nous a également confrontés à d’importantes difficultés. Certains des séniors que nous avions recrutés prétendaient savoir mieux que nous comment il fallait gérer les finances ou la formation. La dimension command & control s’est encore renforcée avec l’apparition d’une importante bureaucratie. À partir de 2013, nous avions le sentiment de frôler en permanence l’embolie, car, pendant ce temps, l’entreprise continuait à se développer.

La découverte du Lean management

Nous avons donc commencé à chercher des solutions, à lire des ouvrages de management, à partager nos difficultés au sein d’associations d’entrepreneurs. C’est ainsi que nous avons découvert le Lean management, ou plutôt redécouvert, car nous en avions entendu parler pendant nos études. Un cabinet de conseil nous a proposé de nous aider à le mettre en place, mais cela n’a guère donné de résultats, car nous n’avions pas pris conscience d’un point majeur : l’entreprise ne pouvait pas devenir Lean si nous-mêmes, les dirigeants, ne transformions pas notre façon d’être.

La décision de vendre l’entreprise à PSA

Notre décision, en 2016, de vendre l’entreprise à PSA est née d’une opportunité, mais aussi du fait que Guillaume Paoli et moi-même ne savions plus comment nous sortir de ces difficultés ni comment continuer à développer l’entreprise. Nous n’étions pas d’accord entre nous, et nous n’étions d’ailleurs même pas d’accord sur le fait de vendre la société. J’y étais opposé et Guillaume y était favorable. Comme les fonds d’investissement étaient de son côté, c’est cette option qui l’a emporté.

La rencontre avec Michael Ballé

C’est alors que j’ai commencé à travailler avec Michael Ballé, spécialiste du Lean management. C’est lui qui nous a incités à passer du command & control à l’orient & support, du 4D (Define, Decide, Drive, Deal) au 4F (Find, Face, Frame, Form), ou encore de l’idée selon laquelle « people are the problem, process are the solution » à l’idée inverse, « process are the problem, people are the solution ». Surtout, il nous a expliqué que le Lean tel que nous avions cherché à le mettre en place ne pouvait pas fonctionner et que nous devions avant tout transformer notre propre posture.

Changer sa posture personnelle

Beaucoup de dirigeants sont d’accord avec le fait de mobiliser les outils du Lean, mais ils sont peu nombreux à accepter de remettre en cause leurs propres pratiques. Ils ne le font que s’ils se font accompagner par un sensei, c’est-à-dire un “maître” au sens des arts martiaux, qui va les obliger à changer d’attitude. Je joue moi-même ce rôle aujourd’hui pour les dirigeants des filiales pays, et je constate à quel point il leur est difficile de modifier leur comportement.

La première chose que j’ai dû apprendre consistait à faire confiance aux équipes. Comme me l’expliquait mon sensei : « Tes collaborateurs, ils sont bons ou ils ne sont pas bons, mais ils sont là et tu dois apprendre à faire avec. Tu n’auras jamais les A-Players qui te permettraient de gagner le championnat d’Europe. » Aujourd’hui, quand l’un des patrons de pays se plaint de ses équipes (« Telle chose ne marche pas. J’ai dit à Untel de faire comme cela, mais il ne l’a pas fait »), je lui réponds que cela ne peut pas fonctionner s’il n’aime pas ses équipes ! Il faut accepter les défauts de ses collaborateurs, mais aussi veiller à en parler de façon transparente : « Arrête de nous raconter que tu sais comment faire tourner l’usine. On sait que tu ne sais pas le faire, mais on a confiance en toi pour y parvenir si tu nous écoutes et si tu appliques ce qu’on te dit de faire. » Les défauts des uns ou des autres ne sont pas un problème en soi. L’important est d’apprendre, de progresser, de se développer.

Un deuxième point très important est d’accorder la priorité au travail en équipe. Peu importe, dans le fond, la qualité individuelle des personnes. Si elles travaillent ensemble, elles vont réussir. Personnellement, j’ai dû beaucoup progresser sur ce point, en particulier dans la façon de coopérer avec mon associé. Aujourd’hui, nous continuons à avoir beaucoup de conflits, mais nous les gérons beaucoup mieux.

Troisièmement, j’ai dû apprendre à écouter beaucoup plus les équipes et à leur confier de nombreuses décisions. Ce n’est pas facile, car le réflexe naturel des collaborateurs consiste à demander au patron ce qu’ils doivent faire : « Est-ce que tu penses qu’on pourrait ouvrir un point de vente à Marseille ? » ; « Tu crois qu’on devrait acheter ce lot de 500 voitures ? » Aujourd’hui, je ne prends plus ce type de décision. Je les accompagne pour qu’ils les prennent eux-mêmes, et qu’ils le fassent vite et bien, car le but n’est pas de créer une nouvelle bureaucratie. Je me contente de leur rappeler les critères de décision – « L’ouverture de ce nouveau point de vente va-t-elle nous permettre de prendre des parts de marché ? de gagner plus d’argent ? de servir davantage de clients ? » – et je leur demande de m’expliquer, avec le directeur financier, si cette décision est susceptible de nous permettre de gagner davantage d’argent ou, avec le patron de la logistique, si elle facilitera la livraison des voitures dans cette région.

Le paradoxe est que la délégation des décisions exige de cadrer encore plus les équipes. Lorsqu’elles ne parviennent pas à prendre les décisions, je considère que c’est moi qui n’ai pas fourni un cadre suffisamment solide.

Enfin, j’ai également compris que le développement de l’entreprise passait par le développement personnel des collaborateurs. C’est le seul moyen d’atteindre notre objectif de porter notre chiffre d’affaires de 2,5 milliards d’euros à 10 milliards d’euros.

La mise en place des outils du Lean

Le TPS (Toyota Production System) comprend de nombreux outils bien connus : le Kaizen – ou amélioration continue –, les flux tirés, le Gemba (“aller sur place”), le travail d’équipe, le respect des personnes, etc. C’est devenu ma référence de travail au quotidien. Chaque fois que je me rends dans un des services de l’entreprise, j’analyse dans quelle mesure son fonctionnement correspond ou non au TPS, c’est-à-dire quelles briques du TPS je peux identifier concrètement dans la façon dont il est organisé. Récemment, par exemple, je me suis rendu compte que nous avions un peu délaissé le principe des flux tirés, qui est central dans le TPS, ce qui peut expliquer notre difficulté à nous développer dans certains domaines.

Résoudre les problèmes des clients

Le premier outil mis en place avec Michael Ballé dans l’entreprise, en 2017, a consisté à demander à chacune des équipes d’établir la liste des principaux problèmes de leurs clients sur lesquels elles travaillaient. Cela nous a permis de constater que, globalement, le client n’existait pas ! Les équipes des achats nous parlaient des problèmes qu’elles rencontraient avec les fournisseurs ou avec la logistique. Le service financier nous expliquait qu’il ne réussissait pas à transmettre assez rapidement les reportings aux investisseurs. Les ressources humaines se plaignaient du fait que les managers ne remplissaient pas correctement leurs évaluations.

Nous avons dû leur expliquer ce qu’était un “bon” problème : « Le fait que les managers ne remplissent pas leurs évaluations, je m’en fiche ! Je ne les remplis pas moi-même, car je trouve cela bureaucratique et inutile. En revanche, les RH doivent s’occuper de résoudre les problèmes des collaborateurs afin que ceux-ci puissent mieux servir les clients. » De même, le délai dans lequel les investisseurs reçoivent les reportings n’a pas d’importance, car ces derniers ne créent pas de valeur et n’améliorent pas le service aux clients. En revanche, nous avons découvert que le service financier mettait beaucoup trop de temps à constater les paiements, ce qui retardait les livraisons et créait de l’insatisfaction chez les clients. Cette nouvelle priorisation des problèmes a complètement transformé l’orientation de l’entreprise.

Nous avons également mis en place différents outils de résolution des problèmes, comme le tableau à cinq colonnes ou l’outil A3, du nom du format de la feuille sur laquelle chacun doit présenter un cas de résolution de problème en décortiquant les différentes étapes du processus.

Le comité de direction sur le terrain

De son côté, le comité de direction a pris l’habitude, chaque lundi, de commencer sa réunion par une visite au service client pour que celui-ci lui présente, en dix minutes, la façon dont il a résolu un problème client récent. Une visite isolée de ce type ne changerait pas grand-chose en elle-même, mais le fait de répéter l’exercice toutes les semaines a conduit les membres du comité de direction à prendre conscience qu’ils pourraient peut-être, eux aussi, faire quelque chose pour aider à la résolution des problèmes.

Nous avons ainsi complètement transformé les réunions du lundi matin. Auparavant, chacun prenait la parole pour expliquer où il en était de la réalisation du plan stratégique et pourquoi il n’avait généralement pas atteint ses objectifs (sauf s’il réussissait à masquer ses mauvais résultats). Désormais, le comité de direction s’appuie, lui aussi, sur l’outil A3 pour discuter des problèmes rencontrés, de la façon dont ils ont été résolus, des pistes d’amélioration. Cet exercice permet d’identifier les désaccords éventuels entre tel et tel membres du comité de direction. Je les emmène alors sur le terrain afin d’examiner le problème “tel qu’il est”. En salle de réunion, on peut se disputer sur l’existence ou non d’un problème. Quand on est sur le terrain, on se dispute moins fort, car le problème s’impose : on ne peut pas prétendre que la voiture est là quand elle n’est pas là, qu’elle n’est pas abîmée quand elle est abîmée. Le système TPS permet de changer à la fois l’organisation et le mode de pensée de chacun des membres de l’entreprise.

Débat

Le turnover des managers

Un intervenant : Les membres du comité de direction ont-ils suivi la même évolution que vous ?

Nicolas Chartier : Environ 30 % des membres du comité de direction ont été remplacés depuis 2017. C’est une proportion normale dans ce genre de transformation. On peut même considérer que si 30 % des managers ne s’en vont pas, c’est que la mise en place du Lean est un échec. En revanche, ces départs se font sans violence, et souvent avec beaucoup d’émotion.

Le filon de la voiture 0 km

Int. : Comment avez-vous découvert le filon de la voiture 0 km ?

N. C. : L’un de mes amis qui, dès le lycée, faisait du business avec des ordinateurs, s’est mis à vendre des voitures. C’est lui qui m’a appris l’existence de ces véhicules 0 km. À cette époque, entre 1999 et 2001, j’étais en train de créer une entreprise avec un autre associé et je suivais de loin son histoire, qui m’intéressait. Quand Guillaume et moi avons décidé de créer une société ensemble, nous avons étudié trois pistes possibles, et c’est cette activité de vente de voitures qui nous a paru la plus intéressante. Nous avons proposé à cet ami de s’associer avec nous pour monter la même chose à Paris, mais cela ne l’a pas intéressé.

Int. : Quand cette “poule aux œufs d’or” a disparu, comment s’est passée la transition vers le marché de la voiture d’occasion, probablement beaucoup moins rentable ?

N. C. : Ce n’était pas véritablement une poule aux œufs d’or, car la concurrence était rude. Notre entreprise était rentable parce que c’était indispensable, d’autant plus que, pendant les premières années, le financement venait essentiellement des banques, mais la rentabilité n’était pas un but en soi. Ce que nous visions, c’était la croissance. Tous nos bénéfices étaient donc réinvestis dans l’entreprise. Quand nous nous sommes lancés dans le véhicule d’occasion, il nous a fallu un certain temps pour dégager de la marge et recommencer à faire croître l’entreprise, mais nous y sommes finalement parvenus. Bien que le marché de l’occasion demande un peu plus d’investissement que celui de la voiture 0 km, il est tout aussi rentable.

La livraison à domicile en 24 heures

Int. : Garantir la livraison à domicile en 24 heures doit être un redoutable défi. Comment vous y prenez-vous ?

N. C. : En elle-même, la livraison en 24 heures et à domicile n’est pas une proposition de valeur extraordinaire, car les clients ont généralement besoin de plus de 24 heures pour obtenir un financement et ils sont souvent prêts à aller eux-mêmes chercher la voiture dans l’agence locale. En revanche, c’est un excellent support de communication. Cela met nos clients en confiance sur le fait que nous avons une excellente logistique et que nous saurons faire face à tous les aléas.

La légitimité décroît-elle avec le nombre de parts ?

Int. : Vous nous avez expliqué avoir vendu une grande partie du capital afin de réduire vos risques. Dans ces conditions, êtes-vous encore pleinement légitime en tant que patron ?

N. C. : L’un de mes meilleurs amis qui, contrairement à nous, n’a pas encore récupéré le patrimoine investi dans sa société, prétend effectivement qu’il est le seul véritable entrepreneur de nous trois. Cela dit, je crois que, quelle que soit notre participation, nos collaborateurs nous reconnaissent une certaine légitimité en raison de notre expérience dans la construction et le développement de cette entreprise. A contrario, si je détenais encore 95 % de l’entreprise et que j’en faisais hériter mes enfants, cela ne ferait pas d’eux des patrons légitimes.

Int. : Vos collaborateurs sont-ils intéressés aux bénéfices ?

N. C. : Une grande partie des cadres ont été intéressés aux opérations successives de levée de fonds et, encore aujourd’hui, nous continuons d’être assez généreux dans les distributions d’actions.

L’échec de la filiale allemande

Int. : Comment expliquez-vous votre échec en Allemagne ?

N. C. : Nous avons cru que nous pourrions faire en Allemagne exactement la même chose qu’en France, mais le marché de la voiture d’occasion est très différent là-bas. En particulier, il est très fragmenté et très sensible aux prix – beaucoup plus, par exemple, qu’à la notion de garantie, que nous apportons avec nos véhicules reconditionnés. Enfin, même si nous nous y étions bien pris, nous ne disposions sans doute pas de ressources suffisantes. Dans cette affaire, nous avons perdu 3 millions d’euros, mais, pour conquérir le marché allemand, il nous aurait probablement fallu 15 ou 20 millions d’euros.

La vente à PSA

Int. : Vous indiquez avoir vendu vos actions à PSA pour « un bon prix ». Cela me paraît un peu étonnant, s’agissant de Carlos Tavares…

N. C. : Mon associé voulait vendre, mais j’y étais opposé, ce qui a fait monter les prix. Par ailleurs, le bon prix est celui qui satisfait à la fois le vendeur et l’acheteur. En l’occurrence, Carlos Tavares souhaitait que ses équipes se forment à la vente en ligne de véhicules d’occasion et, grâce à cette opération, elles ont beaucoup progressé, notamment à travers le fait que PSA s’est doté d’usines de reconditionnement. Aujourd’hui, Stellantis vend des centaines de milliers de véhicules d’occasion et, s’il les vend un peu mieux qu’avant, c’est peut-être grâce à cette opération.

Du commerce à l’industrie

Int. : Votre projet initial était une activité de commerce, mais vous semblez être passé du côté de l’industrie. Votre formation de départ était-telle commerciale ou industrielle ?

N. C. : Guillaume et moi avons tous deux une formation commerciale, et, à l’origine, nous n’étions pas du tout conscients que notre projet deviendrait essentiellement une activité de logistique, avec une partie industrielle. Cela dit, notre usine de reconditionnement est plutôt un atelier, ou même un gros garage, dans lequel la plus grosse installation industrielle est la cabine de peinture. Notre chance a été de recruter assez rapidement quelqu’un qui avait travaillé au Japon et avait commencé à mettre en place une organisation Lean chez PSA. Il a beaucoup contribué à structurer notre activité logistique et industrielle.

La mise en place du Lean management

Int. : Vous avez indiqué que vous vous moquiez du délai dans lequel les investisseurs reçoivent les reportings. Qu’en pensent-ils de leur côté ? Sont-ils d’accord avec la transformation Lean de l’entreprise ?

N. C. : Cela leur est un peu égal, du moment que l’entreprise est rentable et se développe. Or, ils sont plutôt impressionnés par nos performances. Grâce aux flux tirés et à la rapidité de notre chaîne de production, nous avons besoin de deux ou trois fois moins de fonds de roulement que nos concurrents.

Int. : Pouvez-vous nous en dire plus sur le TPS ?

N. C. : Je vais laisser Michael Ballé en parler, car c’est lui qui m’a appris tout ce que j’en sais.

Michael Ballé : Le TPS est un système global qui permet d’améliorer le fonctionnement de l’ensemble de l’entreprise. Il comporte six grandes briques, parmi lesquelles la vigilance sur la sécurité des collaborateurs, les conditions de leur engagement, l’accélération de la création de valeur, etc. Une erreur fréquente est de croire que le Lean ne convient qu’à la production de masse, ce qui revient à le considérer comme une variante du taylorisme. En réalité, le système inventé par Toyota est destiné à “l’artisanat à grande échelle”. Typiquement, lorsqu’il s’agit de reconditionner des véhicules, il est clair que chaque cas est différent et que l’on ne peut donc pas parler de production de masse. Dans ce contexte, le recours au Lean est particulièrement approprié. C’est également vrai pour la plus grande partie de l’industrie française, dont la plupart des productions de masse ont été externalisées vers des pays à bas coûts.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT