Exposé de Yann Lemoine

Je suis franco-anglais. Né à Niamey, j’ai passé mes douze premières années au Niger et au Burkina Faso. Mon père, ingénieur agronome, a réalisé toute sa carrière dans le développement agricole dans les pays du sud et a développé une vision très critique du modèle occidental de développement. Cela a naturellement contribué à façonner ma propre pensée et ma vision du monde. À la retraite de mon père, notre famille est rentrée en Dordogne. Après mon bac et un bref passage en prépa, j’ai intégré un IUT d’agronomie, puis AgroParisTech.

Initialement, je souhaitais suivre la filière Développement agricole, mais, considérant que le temps des grandes années de la coopération était désormais terminé et qu’elle n’offrait plus de débouchés satisfaisants, je me suis réorienté vers la filière Environnement, plus prometteuse. J’ai ensuite suivi, grâce à un financement d’EDF, le mastère spécialisé International Environmental Management (ENVIM) de Mines Paris et de la Tsinghua University qui m’a apporté une vision industrielle, complémentaire de celle que j’avais acquise à l’Agro.

En 2012, lors du Forum mondial de l’eau qui s’est tenu à Marseille, EDF a proposé de développer une méthode pour que tous les énergéticiens, où qu’ils soient dans le monde, partagent une même terminologie et des mêmes indicateurs pour mesurer leur risque “eau”, aussi bien en matière d’approvisionnement que d’impact sur les écosystèmes et les autres usagers. EDF m’a alors recruté et, pendant trois ans, j’ai pu travailler sur la version finale qui a été présentée au Forum de 2015, en Corée. Nous aurions aimé que cette initiative soit reprise par une instance internationale, afin de nous dégager d’une image trop franco-française, mais des enjeux internes d’EDF ne l’ont pas permis.

En 2018, faute de trouver une opportunité en interne qui prolonge cette expérience, j’ai quitté EDF pour intégrer une start-up lyonnaise d’une centaine de salariés, ForCity, spécialisée dans le développement urbain. Ses logiciels intégraient le suivi des évolutions des populations et de l’emploi quartier par quartier, ainsi que des modèles de gestion de l’eau, des déchets, des transports, etc., afin d’anticiper les besoins en investissements publics. Trop ambitieuse dans ses objectifs de développement, l’entreprise a finalement fait faillite et les 18 mois d’indemnités perçues lors de mon licenciement économique m’ont permis de lancer mon projet, dont l’idée m’était venue dès 2016.

Produire moins et mieux

Si le marché pense avoir trouvé une solution au réchauffement climatique grâce aux énergies renouvelables, cette dimension n’est cependant que l’une des neuf découlant du dépassement des limites planétaires qui sont classiquement recensées et pour lesquelles aucune solution rentable n’a été trouvée à ce jour. Il faut respecter ces limites tout en veillant à ce que les 8 ou 9 milliards d’êtres humains puissent avoir une vie décente, sans régression des acquis sociaux et sans perdre l’accès aux soins, à l’eau et à la nourriture. Or, à ce jour, aucun modèle socioéconomique ne répond à ce défi.

S’il existe de multiples façons d’aborder ces enjeux, le point particulier de la surconsommation de biens manufacturés, en particulier celle des équipements domestiques, est à l’origine de ce qui est devenu Les Biens en Commun. En effet, cette forme de surconsommation entraîne une première pollution liée à l’extraction des matières premières, à leur transport, à la production des biens et à leur distribution. Une seconde pollution est liée à la génération de déchets lors de leur achat, puis lors de leur fin de vie. Cette surconsommation a donc un impact majeur sur les capacités d’absorption de notre écosystème et, au-delà, sur les tensions intra- et inter- États liées à l’accès aux ressources, à la fragilisation des processus de production et de consommation, ainsi qu’à la gestion des crises environnementales et migratoires.

La principale raison de cette surconsommation est que les utilisateurs de ces biens en sont propriétaires, qu’ils y sont incités par le marketing et qu’il n’existe pas, pour eux, d’alternative non contraignante. C’est là un point clé, car les gens ne changeront pas spontanément de mode de vie au seul motif que cela préservera l’environnement, et ce tant que le système de valeurs actuel perdurera et que la réussite d’une vie se mesurera à l’accumulation d’argent et de biens matériels.

Par ailleurs, les équipements que l’on achète aujourd’hui massivement à bon marché sont de piètre qualité, fragiles et énergivores, et la généralisation de l’obsolescence programmée induit un faible taux de réparation. Enfin, du fait de la dispersion de leurs déchets finaux, qui ne peuvent être concentrés lors de leur destruction, les filières de recyclage adaptées sont rares et peu rentables.

Néanmoins, rien ne change puisque la surconsommation est le pilier de notre modèle économique. En effet, elle assure la stabilité de nos sociétés via la création d’emplois marchands sans lesquels nous subirions des taux de chômage extrêmes entraînant de graves conséquences sociales et politiques. En outre, cette surconsommation conditionne les dépenses publiques et associatives, qui compensent les excès des marchés par la redistribution des richesses produites.

Il y a un siècle, l’humanité s’est imposé l’objectif de produire beaucoup et à moindre coût. Cela a parfaitement fonctionné. Aujourd’hui, il est urgent de produire moins et mieux, mais cela impose une remise en cause profonde du modèle ultralibéral qui a aujourd’hui atteint ses limites.

Mutualiser les équipements du quotidien

Pour changer de modèle macroéconomique, il faut donc proposer des alternatives à la propriété individuelle qui soient à la fois crédibles et désirables, et ainsi faire évoluer les systèmes de valeurs.

En 2016, cela faisait neuf ans que le modèle du Vélib’ parisien avait démontré la possibilité de démocratiser le partage de vélos dans les grandes villes et avait essaimé partout en France et dans le monde. Je me suis alors demandé quel autre type de biens pourrait être proposé en libre-service aux usagers. À la lecture d’une étude marketing américaine démontrant que les biens du quotidien étaient très peu pris en compte en dépit d’une demande potentiellement considérable, une opportunité m’est apparue.

En effet, nombre de ces biens d’équipement sont largement présents dans les foyers sans pour autant être utilisés quotidiennement. Ainsi, un aspirateur est vendu toutes les dix secondes en France alors que la fréquence d’utilisation moyenne de cet équipement s’avère n’être que de quarante-cinq minutes par mois – sans compter le fait qu’il prend de la place dans les petits appartements urbains. En outre, tous ces petits équipements domestiques génèrent en moyenne plus de 20 kilos de déchets par an et par Français.

La question reste alors de savoir comment donner envie à leurs utilisateurs de mutualiser de tels équipements. En effet, force est de constater que le partage entre voisins, avec ou sans l’aide d’une application, ou la location en grande surface restent des options très marginales, souvent trop contraignantes pour les utilisateurs.

L’idée qui a présidé à la création de Les Biens en Commun a donc été de transposer aux équipements du quotidien ce qui avait été fait pour les Vélib’. Cette entreprise de l’économie sociale et solidaire (ESS) installe des casiers connectés dans les lieux de vie et y propose des matériels de qualité, accessibles aux usagers grâce à une application permettant de vérifier leur disponibilité et de les réserver. L’installation, l’achat des équipements, la maintenance et la gestion des clients sont assurés dans le cadre d’un véritable service clés en main, car, si certains collectifs militants parviennent à gérer par eux-mêmes un “pool” d’appareils mutualisés, il ne faut pas s’attendre à ce que ce soit la règle générale.

Pour les utilisateurs, Les Biens en Commun apporte les mêmes avantages que la propriété : la garantie de trouver l’équipement recherché, l’ultraproximité, la disponibilité vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, ainsi que l’autonomie dans l’usage. À ceux-ci s’ajoutent les avantages d’un service et du partage, c’est-à-dire un large panel d’équipements, de meilleure qualité et moins chers, et ce sans les contraintes liées à leur achat, à leur stockage et à leur maintenance.

Notre service se doit d’être largement accessible, car notre ambition est de mettre des équipements de qualité à la portée de tous. Au sein d’un immeuble, d’un quartier ou d’une entreprise, l’objectif est qu’une majorité d’habitants ait un intérêt à privilégier un tel service plutôt que l’achat du produit, et ce même en l’absence de toute préoccupation écologique. Si l’on y parvient, l’impact environnemental sera in fine significatif. Imaginez qu’au sein d’un immeuble de 40 appartements, les quarante aspirateurs aujourd’hui inutilisés 99 % du temps soient avantageusement remplacés par quatre ou cinq appareils, plus performants et écoconçus, normalement inabordables pour le budget de la plupart des foyers.

Les Biens en Commun assure, directement ou par le biais d’usagers bénévoles, de salariés du bailleur social, de postiers ou de prestataires extérieurs, l’inspection régulière du dispositif, la réparation et le remplacement éventuel des équipements, ainsi que leur adaptation aux besoins des utilisateurs. Elle gère la sécurisation du système par sa capacité à savoir en temps réel qui se sert de quoi et quand, et si chaque équipement a bien été restitué dans les délais. Elle se réserve également la possibilité d’instaurer des pénalités de retard, voire de saisir une caution ou de résilier un compte, en cas de dégradation. À ce jour, nous n’avons pas eu à gérer ce cas de figure, l’appropriation du service par les usagers s’accompagnant de leur responsabilisation.

Une fois le service installé, un embryon de communauté d’utilisateurs se crée, que l’entreprise Les Biens en Commun s’applique à faire grandir, d’abord par le recrutement d’usagers ambassadeurs qui contribuent à la mise en œuvre des objectifs opérationnels et à la communication. Elle identifie ensuite des référents par type d’activités – cuisine, convivialité, bricolage, etc. Enfin, elle met en place un forum destiné à favoriser les échanges et le partage entre voisins ou entre collègues.

Nous avons prévu de lever 1 million d’euros dans l’année qui vient, dont les deux tiers ont déjà été trouvés. Ces fonds vont nous permettre de recruter deux personnes. La première prendra ses fonctions en juillet prochain et sera la directrice des opérations. La seconde sera en charge du B to C, et plus précisément de la question clé de l’accompagnement des clients et de la communauté dans leurs changements d’habitudes. Mon associé et moi-même n’avons guère eu le temps de traiter ces sujets depuis un an, étant aujourd’hui accaparés par les questions de recherche de financement, de prospection B to B et, bien sûr, par tous les sujets opérationnels et administratifs inhérents à notre activité.

Notre business model

Si, en 2020, j’ai commencé par démarcher les bailleurs sociaux et les résidences étudiantes, je souhaite désormais que nous nous ouvrions bien plus largement à d’autres types de résidences, à des entreprises désireuses d’offrir ce service à leurs collaborateurs, à des grandes surfaces – comme ce sera le cas prochainement dans un magasin Boulanger du centre de Lyon –, ou à des bureaux de poste. Les équipements proposés, appareils ménagers, équipements de loisirs – comme des vidéoprojecteurs –, outils de bricolage ou de jardinage, etc., peuvent être adaptés en fonction des spécificités du lieu et du public visé.

Nos tarifs varient de 1 euro à 1,50 euro de l’heure, ou de 5 euros à 6 euros la journée, en fonction de l’équipement choisi. Nous envisageons de mettre en place un abonnement optionnel avec un accès illimité qui deviendrait attractif dès lors que le service serait utilisé plus de quatre ou cinq fois par mois, l’idée étant qu’y souscrire devienne aussi naturel pour chacun que d’avoir un abonnement à Netflix ou à Deezer.

L’objectif est que l’utilisation permette à chaque site équipé d’être rentable. Nous considérons qu’il nous faudra réaliser, selon les implantations, un panier mensuel moyen de 1,50 euro par utilisateur si nous réunissons 200 utilisateurs réguliers ou de 5 euros s’il n’y en a que 30, ce qui est loin d’être inaccessible puisque ces 5 euros ne correspondent, par exemple, qu’à une soirée d’utilisation d’un appareil à raclette.

Une centaine d’étudiants utilisent notre service régulièrement et nous avons dépassé les 1 500 utilisations. Jusqu’à présent, les utilisateurs sont très satisfaits et très respectueux du matériel. En revanche, leur taux d’utilisation et leur panier moyen se sont avérés plus faibles que l’on espérait. Alors que, lors des entretiens menés préalablement au lancement, tous se disaient prêts à utiliser ce service en prévoyant un panier mensuel de 10 euros, après deux années de fonctionnement, le taux d’utilisation réel n’est que de 20 % pour un panier moyen de 1,50 euro. Le ou la future responsable client aura pour mission de mieux comprendre nos utilisateurs pour mieux les accompagner et les fidéliser. Le déploiement de notre nouvelle application devrait également aider.

Notre modèle étant basé sur la masse, il m’était initialement paru plus évident de chercher à convaincre le gestionnaire unique d’un parc de résidences universitaires ou de résidences HLM que de trouver et démarcher les 200 copropriétés qu’il nous faudrait pour atteindre la rentabilité. Même si le pouvoir d’achat et les besoins des étudiants sont limités et si l’activité auprès d’eux peine à démarrer, leur proposer notre service reste un enjeu important pour nous, car ils seront les utilisateurs de demain et, pour certains, les prescripteurs de ce mode de mise en commun d’équipements.

Il nous faut cependant être rentables sous trois ans, comme l’exigent nos banquiers et nos investisseurs, et, pour cela, nous devons être pragmatiques. C’est ainsi que nous avons ouvert notre prospection aux entreprises et aux centres commerciaux, pour qui les montants d’une installation ne sont pas rédhibitoires. Même si l’impact environnemental et social s’avère moindre, cela devrait nous permettre d’accéder plus rapidement à la rentabilité.

Actuellement, nous nous engageons sur un contrat de service de cinq ans, le gestionnaire du lieu de vie payant l’installation, qui varie de 11 000 euros pour 8 casiers à 25 000 euros pour 23 casiers. Ces montants sont réglables soit en un versement, soit sous forme d’un abonnement mensuel, pour la durée de son choix. Nous venons de signer une convention avec LOCAM, filiale du Crédit Agricole Loire-Haute-Loire, qui est une société de financement spécialisée dans la location financière d’équipements professionnels. Elle prélève notre client, en fonction de la durée d’abonnement choisie, une mensualité minimale de 200 euros et nous verse 70 % du montant total de notre prestation dès la mise en service des casiers, le solde étant réparti sur la durée du contrat. Il n’y a aucun autre investissement à engager pour le gestionnaire du lieu de vie : une fois l’installation faite, le service bascule dans un modèle relevant à 100 % de l’économie d’usage. Ce système de mensualisation des frais d’installation est celui que nous proposons désormais à nos clients, qui, pour certains, étaient bloqués jusque-là par le paiement en une fois, difficile à intégrer dans leur compte d’exploitation.

À terme, nous pourrions également envisager d’autres évolutions autour de nos casiers. Ainsi, nous pourrions proposer des boîtes à dons ou du tri d’ultraproximité – ce à quoi nous encourage ecosystem –, ou encore des services de conciergerie, de livraison de fruits et légumes de producteurs locaux, etc. Si nous ne trouvons pas de modèle économique satisfaisant, peut-être nous faudra-t-il nous résoudre, le temps d’équilibrer le modèle, à utiliser nos casiers pour les livraisons des colis d’Amazon. Cette utilisation serait certes pragmatique, mais en totale contradiction avec notre philosophie.

Nous attendons de voir ce que nous apportera notre implantation au sein du magasin Boulanger de Lyon pour valider ce nouveau modèle économique. Ainsi, demain, nous pourrions privilégier un modèle hybride dans lequel Les Biens en Commun mettrait à disposition l’installation des casiers, le logiciel associé et assurerait les tournées d’inspection, le partenaire mettant à disposition le matériel de son choix et en assumant la maintenance, ce qui, accessoirement, l’inciterait à privilégier des équipements écoconçus, les bénéfices étant ensuite partagés. Ce modèle serait d’autant plus avantageux pour nous que, portant sur une majorité d’utilisations à la journée, le montant du panier moyen serait automatiquement accru, une partie des bénéfices ainsi réalisés pouvant alors être réorientés vers une réduction de nos tarifs d’installation.

Nos réalisations à ce jour

En 2020, faute d’avoir rapidement trouvé des associés, je me suis lancé seul, dans le souci d’avancer rapidement. Cela m’a permis de réaliser une première installation en résidence universitaire en février 2021, puis trois autres en 2022. Entre-temps, un associé m’a rejoint et a pris le poste de directeur général. Il m’a apporté sa crédibilité d’ancien expert de la vente automobile.

Notre ambition initiale était de faire du projet une initiative ambitieuse du territoire lyonnais. Or, les acteurs institutionnels locaux ont été plus lents que nous ne le pensions à s’impliquer, ce qui nous a incités à commencer à prospecter au niveau national. Aujourd’hui, nous sommes implantés dans quatre résidences universitaires supplémentaires, deux à Grenoble, une à Suresnes et une à Lyon. De son côté, le CROUS de Versailles nous a récemment demandé un devis pour ses cinquante sites.

Pour cette première année de fonctionnement, notre chiffre d’affaires, de 25 000 euros, a été réalisé pour 95 % grâce au B to B, qui continuera à en représenter une part importante dans les prochaines années. La partie du chiffre d’affaires assurée par le paiement utilisateur augmentera petit à petit, mais ne sera pas significative avant 2026. C’est la raison pour laquelle nous nous concentrons actuellement sur la prospection B to B.

Si nous parvenons à obtenir de grosses commandes, cela nous permettra de négocier de meilleures conditions auprès de notre fournisseur de casiers, d’abaisser nos tarifs d’installation, ou encore d’investir dans une offre plus diversifiée. Pour cela, nous avons aujourd’hui besoin d’un ou de deux gros acteurs qui nous permettent d’atteindre une masse critique et d’envoyer un signal fort à tous ceux qui hésitent encore à se lancer.

Un potentiel d’impact environnemental significatif

Le potentiel d’impact environnemental du projet Les Biens en Commun est considérable, en premier lieu au regard du changement des habitudes. En effet, ce projet n’exige ni que l’utilisateur soit conscient des enjeux environnementaux, ni qu’il soit en recherche de solutions, puisque nous les lui apportons sur son lieu de vie, ni qu’il se soumette à diverses contraintes. En cela, il est susceptible de toucher un très large public.

Ce potentiel est également considérable au regard du périmètre de diffusion de notre projet, car ce dernier peut être largement déployé sur un territoire, en utilisant des bâtiments ou des équipements existants, et qu’il est susceptible d’essaimer rapidement vers d’autres territoires.

Il est évident que notre petite start-up de l’ESS ne réussira pas à elle seule à relever tous ces défis. C’est pour cela que, depuis le début, mon objectif a été de réunir autour de ce projet le plus possible de partenaires puissants. C’est aussi pour cela que cette démarche doit être décentralisée et organisée autour de structures locales, impliquant des acteurs locaux qui la développent massivement. Si cette collaboration est bien en place, le potentiel étant là, ce développement peut être très rapide. Notre prévisionnel ambitionne 2 500 sites équipés dans les cinq ans. Ce serait une belle réussite, mais, si nous l’atteignons sans réussir à créer autour de nous des structures sœurs faisant de même sur leur territoire, son impact sera limité et ne reflétera pas l’ambition initiale de notre projet.

Dans le domaine de la location d’ultraproximité, pour l’instant, nous n’avons pas de concurrent en France. La start-up israélo-américaine TULU, créée en 2019 et basée aux États-Unis, est présente dans plus de 25 villes réparties dans 8 pays et a levé plus de 30 millions de dollars de fonds, ce qui atteste de sa crédibilité, même si elle est aujourd’hui davantage axée sur les services de conciergerie au sein de résidences premium et vers l’exploitation intensive des données. Nous utilisons donc le même outil, mais mis au service de visions bien distinctes.

Notre stratégie de développement

Notre projet s’adresse aussi bien aux grands acteurs classiques en recherche de profitabilité qu’aux acteurs de l’économie engagée dans des projets à impact.

Durant les trois prochaines années, nos priorités porteront sur le résidentiel – résidences étudiantes, HLM et promoteurs immobiliers –, ainsi que sur le non résidentiel – immeubles de bureaux et centres commerciaux.

Parallèlement, lors des premiers déploiements sur un territoire, le travail avec le client sera complété par une collaboration accrue avec des utilisateurs ambassadeurs et des partenaires locaux pour l’entretien et la réparation.

Ensuite, dès lors que suffisamment de déploiements auront été réalisés, il s’agira de mettre en place des antennes locales afin d’accélérer le service, de consolider les partenariats et d’impliquer le maximum d’acteurs.

À terme, une structure nationale devrait pouvoir fournir aux structures locales l’appui logiciel, le conseil juridique pour l’élaboration des contrats et la forme des liens avec les partenaires (licence, franchise, etc.) ainsi que le support pour la gestion de la marque et la logistique.

Si le service Les Biens en Commun séduit, des pistes complémentaires de développement pourront être envisagées : collaborer avec des fournisseurs de casiers disposant d’un parc conséquent déjà déployé ; bénéficer d’une force commerciale importante pour la distribution de colis, telle La Poste ; intégrer notre offre au sein de services de conciergerie, tel Circles du groupe Sodexo… Enfin, nous pourrions envisager de commercialiser notre technologie selon le modèle Software as a Service (SaaS)1, comme nous le demande une communauté de communes en Belgique d’ores et déjà prête à payer une licence pour disposer de l’application.

En conclusion, nous souhaitons que le concept devienne la modalité standard d’usage des équipements du quotidien, afin qu’en 2050, il soit parfaitement naturel pour chacun de descendre deux étages pour récupérer son aspirateur ou son vidéoprojecteur, de super qualité et écoconçu !

1. Solution logicielle applicative hébergée dans le cloud et exploitée en dehors de l’organisation par un fournisseur de service.

Débat

En quête de partenaires

Un intervenant : Votre projet s’est rapidement étoffé, mais quel attrait a-t-il pour les utilisateurs ?

Yann Lemoine : Jusqu’à présent, faute de temps, nous ne nous sommes pas assez impliqués sur le terrain, notamment auprès des étudiants, qui, en tant que consommateurs de demain, nous intéressent beaucoup. Toutefois, avec notre nouvelle application et le recrutement de la personne dont la fonction sera de mieux appréhender ces enjeux, nous allons pouvoir approfondir notre compréhension de leurs besoins.

En ce qui concerne les bailleurs sociaux, l’année 2022 a été quelque peu décevante, car nous n’avons réalisé que trois déploiements sur la dizaine prévue sur l’agglomération lyonnaise. C’est une zone très tendue au niveau de l’habitat et les quatre principaux acteurs locaux remplissent facilement leurs immeubles, ce qui ne les pousse pas à être innovants. Depuis lors, nous avons ouvert la prospection et je porte plutôt mes espoirs vers des zones moins tendues dans lesquelles les bailleurs sociaux sont en compétition avec le parc privé et doivent s’en démarquer en proposant de nouveaux services.

Int. : Êtes-vous en contact avec des promoteurs immobiliers qui intègrent à leurs programmes des propositions de nature environnementale ?

Y. L. : Globalement, les promoteurs d’opérations collectives ou groupées, pour lesquelles ils sont les seuls maître d’ouvrage, sont très intéressés et nous n’avons pas trop de difficultés à les convaincre parce qu’ils recherchent de nouveaux services afin de se différencier, notamment dans les appels à consultation. C’est plus compliqué lorsqu’il s’agit de programmes en habitat diffus, qui nécessitent l’accord de copropriétaires pour lesquels un investissement de 20 000 euros n’est pas négligeable.

Aujourd’hui, nous répondons à une vingtaine d’appels à consultation, ce qui est très satisfaisant, mais ils ne se concrétiseront, le cas échéant, que dans deux ou trois ans alors que nous avons besoin de réaliser des installations dès aujourd’hui. Ce que nous attendons de la part des gros promoteurs, c’est qu’ils s’engagent à nous inclure dans tous leurs appels à consultation. Cela nous permettrait de faire valoir, auprès de nos banquiers, qu’être liés à ces grands groupes, qui gagnent une cinquantaine d’appels par an, nous garantirait autant de débouchés. Contrairement à la plupart des propositions, plus ou moins vertes, qu’ils incluent dans leurs projets et qui requièrent soit une approbation, soit un financement des copropriétaires, notre service les intéresse, car il n’est pas subordonné à leur vote, sa pérennisation étant assurée dès lors que les usagers sont au rendez-vous.

Int. : Partagez-vous vos développements logiciels avec d’autres acteurs afin d’en amortir les coûts ?

Y. L. : Dans un monde idéal, c’est ce qui serait souhaitable. Cependant, quand nous nous sommes lancés, nous n’avions pas connaissance de ce que les autres faisaient. Chacun reste dans une logique de méfiance, surtout quand on est petit face à des concurrents établis comme TULU. Ensuite, les cas d’usage ne sont pas forcément les mêmes. Ainsi, TULU a choisi de faciliter la récupération : l’emprunteur s’identifie, accède à l’ensemble des casiers, y prend ce qu’il recherche, la puce RFID de l’objet informant le gestionnaire du service de ce qui a été pris.

Chez nous, la personne doit avoir préalablement réservé en ligne l’objet souhaité avant d’y avoir accès, car nous voulons savoir en temps réel si celui-ci a bien été restitué avant d’avertir notre client de sa disponibilité. La fonctionnalité “réservation” étant pour nous essentielle, nous avons développé en ce sens notre propre application, dans laquelle nous avons récemment investi 150 000 euros. S’il avait été nécessaire d’investir davantage, la question d’une mutualisation se serait peut-être posée.

En 2020, la question n’était pas de trouver des fournisseurs de casiers, qui sont nombreux sur le marché, mais d’avoir le logiciel le mieux adapté au projet. Cette année-là, j’ai eu la chance de rencontrer des personnes clés qui ont permis de lancer le projet : les directeurs commerciaux du Groupe SEB, de Leroy Merlin et de Boulanger, qui, au bout d’une demi-heure, m’ont dit : « Banco ! », et ont mis des équipements à ma disposition ; Clotilde Defaux, directrice de résidence étudiante, qui a permis la première installation ; et Mamadou Diouf et Brahim Douarbrahim qui, parmi leurs multiples activités, géraient un site de réservation de bowling. Ces derniers ont cru à mon projet et m’ont garanti que cela ne poserait aucun problème de passer de la réservation de places de bowling à celle d’appareils à raclette. Le logiciel m’a coûté 4 000 euros. Avec les casiers, le coût total était de 20 000 euros : Bpifrance a pris en charge 70 % de ce montant, Clotilde Defaux, 30 %, et au bout d’un an, nous avions une première installation qui répondait à nos attentes.

L’indispensable marketing communautaire

Int. : Vous avez souligné la centralité de la question environnementale, mais il y a aussi une dimension sociétale importante découlant de la mise à disposition d’équipements qui seraient, pour les utilisateurs, inaccessibles autrement. N’est-ce pas là un argument à promouvoir davantage ?

Y. L. : L’impératif d’une meilleure adaptation de notre discours envers nos clients et partenaires nous impose effectivement ce travail de marketing. Si je mets spontanément en avant la dimension environnementale, c’est que c’est elle qui m’a poussé à me lancer dans cette aventure, mais je ne sous-estime pas pour autant la dimension sociale. Comme nous sommes une entreprise de l’ESS, nos statuts nous imposent cette double dimension qui vise à démocratiser l’accès à des équipements de qualité, tout en réduisant l’impact environnemental des usagers.

Int. : Êtes-vous présents sur les réseaux sociaux ?

Y. L. : Pour l’instant, limités par le temps et par nos compétences, nous ne sommes présents que sur LinkedIn, notre priorité étant le B to B. Nous avons aussi un compte Facebook et un compte Instagram, mais à seule fin d’affichage avec des liens qui renvoient vers LinkedIn ou vers notre site internet. Quelque 2 300 personnes nous suivent régulièrement sur LinkedIn, mais nous n’avons pas encore développé de véritable marketing sur ce média bien qu’étant conscients de son énorme potentiel.

Int. : Avez-vous pensé à vous faire connaître par des articles de presse ou de blogs ?

Y. L. : Depuis nos débuts, nous avons obtenu une cinquantaine d’articles ou de publications diverses, des passages à la radio ou à la télévision, des participations à des forums, etc. Il faut être présent sur tous ces médias, mais la question reste de savoir ce que cela rapporte au regard du temps passé. Si l’on veut être visible et attirer des financements, européens ou autres, c’est un investissement indispensable à moyen terme, mais, à ce jour, le bénéfice que nous en avons retiré reste modeste faute d’avoir eu le temps de nous y impliquer suffisamment.

Int. : Les rencontres autour de vos casiers connectés ne pourraient-elles être considérées comme un véritable actif, et donc être susceptibles d’être encouragées ?

Y. L. : Nos compétences en marketing sont limitées et c’est à notre futur(e) responsable clients que reviendra la tâche de développer le marketing, aussi bien B to B que B to C, afin de mieux mettre en valeur notre offre. Sur notre application, nous aimerions rapidement mettre en place un forum d’échanges afin d’augmenter la désirabilité de notre service et ouvrir la porte à de multiples échanges entre nos usagers.

Int. : Ne vous serait-il pas utile de créer une communauté de gens convaincus, qui expliqueraient concrètement aux usagers potentiels le fonctionnement et l’intérêt de votre proposition ?

Y. L. : Nous ne pouvons pas nous permettre de prendre le temps de convaincre les unes après les autres les copropriétés privées, dont les membres sont par ailleurs généralement déjà assez bien équipés, de l’intérêt de notre proposition. Notre discours doit s’adapter aux gestionnaires de lieu de vie – bailleurs sociaux, responsables de résidence universitaire, entreprises, collectivités, etc. –, que nous avons choisi de privilégier. Nous installons nos équipements en fonction de leurs choix, qui sont déterminés par les enquêtes que nous faisons en amont et qui peuvent être très divers. Nos tournées d’inspection des casiers, qui représentent plus du quart de nos coûts opérationnels, n’ont lieu qu’une fois tous les quinze jours. Nous n’avons pas le temps d’être présents plus régulièrement auprès de ces collectifs, d’où l’importance de développer le rôle des ambassadeurs et des référents post-déploiement. Ce sera la mission essentielle de notre futur responsable des relations avec les clients et les communautés.

Int. : C’est ce à quoi répond le marketing communautaire. Avec ce nouvel usage de la copropriété, plus communautaire que capitalistique, il faut inventer de nouveaux rôles et de nouveaux modes de rémunération. On ne savait jusqu’ici rémunérer que le capital ou le travail. Il faut désormais rémunérer les gens pour des comportements et on ne peut plus le faire par le seul biais d’un acte marchand ; il faut également le faire par des programmes de fidélité engagée. Les marques n’en sont qu’aux prémisses de ce nouveau système, mais, de plus en plus, le marketing communautaire va devenir une pratique basique.

Vers un partenariat plus vertueux

Int. : Quels types d’équipements proposeriez-vous dans une résidence où tout le monde doit déjà posséder un aspirateur ?

Y. L. : Même dans une copropriété privée, nous mettrons à disposition un aspirateur de bonne qualité pour voir les réactions, avec l’espoir que, dans dix ans, on sera passé de quarante aspirateurs à un seul. Cela prendra du temps, car les gens sont effectivement déjà équipés. Se posera alors la question du rachat de leur équipement et, par exemple, de l’accès temporairement gratuit à notre service afin d’accélérer la transition. Soit ces équipements récupérés seront d’assez bonne qualité pour être mis dans les casiers, soit ils seront donnés à des associations ou recyclés.

Dans les HLM, il devrait en aller de même que dans les copropriétés privées, avec des appareils ménagers, mais aussi avec des outils de bricolage, des équipements de loisirs, des petites imprimantes, etc. Nous allons commencer avec des équipements dont les gens disposent peu, afin que ces derniers commencent par tester nos prestations avec eux avant de passer à d’autres outils du quotidien lorsque les leurs seront à remplacer. Le risque serait celui de l’effet rebond, c’est-à-dire que les gens continuent à acheter du neuf pour l’essentiel et n’utilisent notre service que pour le subalterne.

Int. : Quel intérêt de gros acteurs, comme Boulanger ou Leroy Merlin, ont-ils à s’impliquer à vos côtés ?

Y. L. : En 2020, assez naïvement, je pensais obtenir un soutien des pouvoirs publics qui m’aurait conféré une légitimité auprès des acteurs privés. Bien évidemment, il n’en a rien été. En revanche, il a suffi d’une demi-heure avec des directeurs de ces grands acteurs privés pour qu’ils soient convaincus de l’intérêt du projet et décident de me suivre. Toutes ces structures sont en effet à la recherche de modèles alternatifs et ne veulent pas risquer de passer à côté des bonnes opportunités. Les expériences de location en magasin s’avérant peu concluantes, le partage de biens peut alors être une option à prendre en considération dans une logique d’open innovation et de test de nouveaux modèles, voire de communication quant à leur engagement RSE.

Aujourd’hui, nous souhaitons aller plus loin en négociant avec les directions commerciales leurs conditions de fourniture d’équipements dans un modèle de partenariat plus vertueux et en travaillant avec elles sur l’écoconception ou la réparation. Faut-il ensuite que nous travaillions plus avec les fournisseurs, comme le fait TULU, qu’avec les distributeurs ? Cette question, comme bien d’autres, sera tranchée ensuite, en fonction des opportunités qui nous seront offertes.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE