Exposé de Philippe Lécuyer

Je suis ingénieur de l’ENSTA (École nationale supérieure de techniques avancées) en génie maritime. Alors que j’étais formaté pour travailler dans une grande entreprise, le décès de mon père, survenu lorsque j’avais 26 ans et que je travaillais depuis trois mois dans un bureau d’études maritime à Grenoble, m’a confronté au devoir de reprendre l’entreprise familiale.

Une start-up avant l’heure

Mon père, Daniel Lécuyer, un ingénieur de Supélec au caractère bien trempé, avait conçu un détecteur de fumée en 1958, dans un garage de Boulogne où il s’était installé. À l’époque, les transistors avaient la forme d’ampoules et les premiers appareils qu’il a fabriqués étaient relativement imposants, avec de gros ventilateurs destinés à aspirer l’air de l’ensemble du bâtiment afin d’en faire l’analyse et de détecter la présence de fumée. Une série d’innovations dans le domaine de l’électronique, alors naissante, a permis de réduire rapidement la taille des dispositifs.

L’entreprise d’origine rassemblait tous les ingrédients de ce qu’on appelle aujourd’hui une start-up. Mon père avait l’intuition que la détection incendie allait se généraliser partout et que, même si les débuts étaient difficiles, car il était confronté à la concurrence de nombreux autres petits acteurs, l’avenir lui appartenait. À l’époque, il n’existait aucune certification ni contrôle ISO d’aucune sorte, et il suffisait de se montrer plus innovant que les autres. Mon père avait, par exemple, réussi à placer ses équipements dans des sous-marins ou dans des sites sensibles, les clients préférant s’équiper avec ces premiers appareils, même s’ils n’étaient pas encore très performants, plutôt que n’avoir aucun dispositif de sécurité.

Un premier grand défi

Lorsque j’ai pris la tête de l’entreprise en 1982, vingt-quatre ans après sa création, elle réalisait un chiffre d’affaires de l’ordre de 5 millions d’euros avec 45 salariés, dont 15 dans la filiale de production. Parmi eux, aucun ingénieur. En revanche, l’entreprise disposait déjà d’une très forte expertise et, surtout, d’un état d’esprit conquérant : nous étions d’ores et déjà certains que rien ne pourrait nous arrêter dans notre développement.

Dès mon arrivée, j’ai été confronté à un redoutable défi. Mon père avait signé un contrat en Arabie saoudite pour équiper un palais royal avec un système adressable de 6 000 points. Il était le seul à en connaître les caractéristiques, sachant que, jusqu’alors, nos plus gros dispositifs ne comprenaient que 100 points. J’ai dû mobiliser toute l’entreprise pour développer la solution et la faire fonctionner. Chaque week-end, je me rendais sur le chantier en Arabie saoudite et, au retour, je rapportais à mes collaborateurs tout ce que j’avais vu et entendu, y compris les “engueulades” à propos de nos retards et de tout ce qui ne fonctionnait pas dans notre système. Au bout de trois ans d’efforts acharnés, non seulement nous avons relevé le défi, mais nous avons été payés, ce qui ne va pas toujours de soi. Aujourd’hui encore, tous les palais du roi d’Arabie saoudite sont équipés avec la marque DEF. Ce nom est même devenu le nom courant par lequel on désigne un détecteur d’incendie là-bas…

De cette expérience, j’ai tiré trois leçons : une entreprise peut relever des défis incroyables si elle est et reste dans son domaine d’expertise, la motivation des salariés est un moteur fantastique, et le plaisir au travail est un facteur clé de succès collectif.

Le hérisson et le renard

J’ai trouvé dans le célèbre livre Good to Great, de Jim Collins, la fable du hérisson et du renard, d’Isaiah Berlin. Le renard est une créature astucieuse capable d’imaginer une myriade de stratégies complexes pour attaquer le hérisson. Rapide, beau, léger et malin, le renard a tout du vainqueur. De son côté, le hérisson ne paie pas de mine, avec son allure intermédiaire entre le porc-épic et le tatou. Il se contente d’entretenir son nid et de se dandiner toute la journée à la recherche de sa nourriture. Le renard attend silencieusement le moment opportun pour l’attaquer et quand le hérisson, qui vaque à ses affaires, marche droit vers lui sans s’en rendre compte, le renard se dit : « Ha, ha ! Je t’ai eu ! » Il surgit alors d’un bond, mais le hérisson lève les yeux au ciel en soupirant : « Encore ? Il ne comprendra donc jamais ? » et se transforme en une sphère parfaite hérissée de piquants pointés dans toutes les directions. Battant en retraite vers la forêt, le renard se met aussitôt à échafauder un nouveau plan d’attaque. Cette bataille entre le hérisson et le renard se reproduit chaque jour et, en dépit de la ruse supérieure du renard, c’est toujours le hérisson qui gagne.

Dans le monde des entreprises, les renards envisagent le monde dans toute sa complexité et poursuivent plusieurs objectifs en même temps. Les hérissons, au contraire, simplifient le monde en se focalisant sur l’essentiel et en oubliant le reste. Et Isaiah Berlin de conclure : « Les entreprises et les managers qui parviennent à un certain niveau d’excellence et d’accomplissement sont tous, à un degré ou à un autre, des hérissons. »

Une expérience de hérisson

J’ai eu l’occasion d’expérimenter aussi bien la posture du hérisson que celle du renard. En 1989, alors que DEF comptait 90 salariés, j’ai été approché par des concurrents japonais qui fabriquaient des détecteurs, c’est-à-dire la partie du système de sécurité incendie fixée au plafond qui détecte la présence de fumée : « Nous avons analysé de façon approfondie votre détecteur », m’ont-ils expliqué. « Nous estimons son coût de revient à 20 francs et nous vous proposons de vous fabriquer exactement le même pour 10 francs. » Leur estimation des 20 francs étant juste, nous avons poursuivi nos échanges et ils sont venus visiter notre usine de Pithiviers. Dès leur arrivée, des salariés m’ont appelé : « Ils sont en train de tout photographier ! » J’ai obtenu l’engagement que, lors de notre propre voyage au Japon, nous pourrions également prendre des photos de leurs usines, puis je me suis rendu là-bas avec un de mes ingénieurs. Nous avons tout visité et posé toutes les questions possibles : « Combien gagne telle ouvrière ? », « Combien d’heures travaille-t-elle ? », « Combien a coûté le bâtiment ? », « Combien a coûté cette machine ? »

Au retour, j’ai demandé à l’ingénieur s’il lui paraissait possible de ramener le coût de revient de nos détecteurs à 10 francs. Il a mis quelques jours à effectuer les calculs et m’a répondu par l’affirmative. Nous avons effectivement réussi à produire notre détecteur pour 10 francs et nous l’avons proposé à tous nos concurrents français, ce qui nous a permis d’accroître nos volumes de façon très significative, grâce à d’énormes investissements. À l’époque, cette usine employait une trentaine de personnes. Aujourd’hui, elle fabrique quatre fois plus de détecteurs avec seulement 5 personnes en production, mais 5 personnes en R&D, contre 3 ou 4 à l’époque.

Une expérience de renard

Il nous est parfois aussi arrivé de nous prendre pour des renards, ce qui nous a valu quelques déconvenues.

Jusqu’en 2014, nous avions toujours travaillé en B to B. Certains de nos produits étaient destinés au grand public, mais nous ne les vendions pas nous-mêmes. Ils étaient personnalisés à la marque de chacun de nos clients, qui se chargeaient de les distribuer. En 2014, la loi ALUR (loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové) a rendu obligatoire la présence d’un détecteur de fumée dans toutes les habitations. Comme le renard, nous nous sommes léché les babines en imaginant nous emparer de ce marché fantastique ! Nous avons redimensionné la fabrication en conséquence et acheté d’énormes quantités de composants. Malheureusement, ce marché n’a été qu’un feu de paille : une partie des ménages s’est équipée en quelques mois, puis la demande a chuté. De leur côté, les grandes surfaces de bricolage se sont mises à négocier les prix, car nos concurrents chinois avaient flairé la bonne affaire. Nous avons été pris en tenailles et avons dû mettre au rebut un stock d’une valeur de 10 millions d’euros, ce qui était colossal pour nous. Nous n’avions pas su rester dans notre domaine d’expertise et nous avons été punis… Aujourd’hui, nous continuons à vendre ce produit grand public, mais à nouveau uniquement en B to B.

La stratégie du Réseau DEF

Désormais, nous veillons attentivement à creuser toujours le même sillon.

Maîtriser l’ensemble du cycle de vie du produit

Nous nous sommes d’abord attachés à maîtriser l’ensemble du cycle de vie de notre produit : R&D, fabrication dans nos usines, études et conseil, installation (effectuée par des sous-traitants sous notre responsabilité), mise en service, formation de nos clients pour qu’ils utilisent correctement nos produits, maintenance, reconditionnement (depuis vingt ans déjà, nous récupérons les détecteurs hors d’usage et nous les renvoyons en usine où ils sont démontés, nettoyés et recalibrés avant d’être réinstallés sur site), reprise (pour les produits les plus anciens), migration des systèmes de sécurité incendie.

Offrir des solutions complètes

Nous nous sommes ensuite diversifiés dans différentes activités qui pouvaient être connectées à la détection incendie, de façon à offrir à nos clients des solutions complètes.

Quand notre système identifie la présence probable d’un incendie dans une pièce, plusieurs mesures doivent être mises en œuvre. La première consiste à inviter les personnes présentes à quitter les lieux, soit via une sirène, soit, ce qui est préférable, à travers une sonorisation de sécurité. Le client d’un hôtel, par exemple, entendra un message formulé dans sa langue, lui indiquant qu’il doit sortir de sa chambre, prendre le couloir à gauche, descendre par l’escalier, etc. La deuxième action consiste, grâce à un système aéraulique assez complexe, à désenfumer le local où se trouve l’incendie, afin d’éviter l’intoxication des occupants. La troisième mesure est le compartimentage de la zone en feu pour éviter la propagation de l’incendie. Peuvent aussi s’ajouter d’autres actions telles que : le déclenchement d’une extinction automatique soit par gaz, soit avec du brouillard d’eau, ou encore la gestion des portes de secours, qui est parfois délicate – au musée du Louvre, par exemple, il faut s’assurer que les visiteurs évacués dans le cadre de l’incendie n’emportent pas La Joconde sous le bras…

Toutes ces actions doivent être supervisées par un logiciel qui contrôle l’ensemble du bâtiment. Enfin, d’autres services peuvent être associés à la détection incendie, comme la vidéoprotection ou la sûreté.

Cette description simple du processus de prévention du risque incendie suite à une détection montre quels sont les champs de développement de nos métiers, qui sont à l’origine de la création de chacune de nos nouvelles filiales.

L’internationalisation

Dans les années 2000, notre internationalisation était très limitée. Elle consistait essentiellement à suivre à l’étranger nos clients qui exportaient depuis la France. Nous avions également une petite filiale en Belgique et une autre en Algérie.

En 2005, nous avons décidé d’accroître la part internationale de notre chiffre d’affaires et de procéder, pour cela, par croissance externe. Notre cible prioritaire était l’Allemagne. Non seulement ce pays est notre premier partenaire industriel, mais c’est aussi un marché plus important que la France, car la règlementation sur la détection incendie y est plus contraignante. Je m’étais toujours senti complexé par l’Allemagne et je me disais que, le jour où nous serions capables de vendre nos produits là-bas, nous passerions à une autre dimension…

Nous avons mis cinq ans à identifier une entreprise allemande intéressante à racheter. Elle se trouvait dans un endroit relativement perdu de Rhénanie-du-Nord-Westphalie et n’entrait pas tout à fait dans le périmètre de nos activités puisqu’elle distribuait des produits concurrents, en l’occurrence de la marque Bosch. Nous avons surmonté nos hésitations en considérant qu’acquérir cette entreprise nous fournirait une tour d’observation pour identifier d’autres acquisitions à réaliser en Allemagne. Nous l’avons gérée en bon père de famille, en lui fournissant nos outils et en lui faisant adopter notre mode de fonctionnement, mais sans modifier son modèle d’affaires ni ses équipes. Dix ans plus tard, son chiffre d’affaires est passé de 2 à 6 millions d’euros et elle continue à distribuer des produits concurrents des nôtres.

Dans les deux ans qui ont suivi cette acquisition, nous avons racheté deux autres entreprises allemandes. L’une des deux, située à Hambourg, perdait 3 millions d’euros par an, sur un chiffre d’affaires de 15 millions d’euros. Nous avons construit le projet d’acquisition avec les équipes allemandes. L’objectif défini ensemble consistait à revenir à l’équilibre en quatre ans, et c’est ce qui s’est produit. Cette méthode était toute nouvelle pour nous et, depuis cette première expérience, nous l’avons appliquée systématiquement. Nous achetons désormais 3 ou 4 entreprises par an, achats que nous ne réalisons que lorsque nous avons réussi à bâtir un projet avec les équipes en place. Dans le cas contraire, nous renonçons.

Dix ans plus tard, l’Allemagne est notre deuxième marché après la France. Nous sommes également présents en Belgique, en Italie, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Afrique de l’Ouest, en Algérie, en Tunisie et en Chine.

Entre 2005 et 2022, notre chiffre d’affaires est passé de 100 à 315 millions d’euros et le nombre de nos collaborateurs de 1 000 à 2 500, parmi lesquels 130 ingénieurs en R&D. L’entreprise compte désormais 37 filiales en France et 28 à l’international, auxquelles s’ajoutent 6 points de services. La production est assurée par 7 usines en France et 3 à l’étranger.

La structuration du réseau

Jusqu’en 2020, nous parlions de DEF comme d’un groupe classique, mais nous avons compris que nous ne pourrions pas poursuivre notre croissance indéfiniment sans réfléchir de façon approfondie à notre structuration. Cette réflexion nous a conduits à abandonner notre organisation pyramidale pour adopter un modèle en réseau ou en “filet”, avec des nœuds qui représenteraient les entreprises et des mailles correspondant aux liens entre elles. Nous sommes ainsi passés d’un modèle hiérarchique de type commandement-contrôle à un fonctionnement collaboratif, dont les maîtres-mots sont la confiance, la transparence et la responsabilité.

La déclinaison de la stratégie globale

Les 65 entreprises, réunies au sein de la holding Réseau DEF, se partagent les différents domaines d’expertise et territoires (en France et à l’étranger). Chacune dispose de sa propre équipe de R&D, construit sa stratégie à partir de la stratégie globale et saisit les opportunités qui se présentent, à condition qu’elles soient en phase avec cette dernière.

La stratégie globale est redéfinie tous les cinq ans. Pour la période allant de 2010 à 2014, il s’agissait de développer l’international et de réorganiser la structure de direction. Entre 2015 et 2019, l’objectif était de trouver un nouvel élan pour poursuivre notre développement sans nous essouffler. La stratégie définie pour la période allant de 2020 à 2024, baptisée Génération 2.24, se définit de la façon suivante : « Transmettre à une nouvelle génération les acquis de soixante-cinq ans d’expérience pour que le Réseau DEF devienne le numéro un en Europe de la sécurité incendie. Chaque entreprise du Réseau portera son expertise à un niveau reconnu en Europe et ses salariés y seront notablement mieux traités qu’ailleurs. »

La dernière phrase, écrite en 2020, en pleine pandémie de Covid-19, était assez prémonitoire : les tensions actuelles dans le recrutement montrent que nous avions raison de donner la priorité à cet aspect. De même, le fait d’insister sur notre dimension européenne résonne avec la notion de souveraineté industrielle dont on parle de plus en plus.

Le profil des dirigeants de filiales

Dans ce nouveau paradigme de réseau d’entreprises, les dirigeants des filiales jouent un rôle clé, à la fois pour décliner localement la stratégie globale et pour tirer parti du degré de liberté dont ils disposent. Ils doivent également faire vivre les valeurs de l’entreprise (confiance, transparence et responsabilité) au sein de leurs équipes. Nous accordons donc une très grande attention au profil des candidats lors de leur recrutement, et à leur évaluation une fois en poste.

Un bon dirigeant doit faire preuve d’esprit entrepreneurial : il prend des initiatives, va au bout de sa mission, est engagé et motivé. Il regarde les faits en face, cherche la meilleure façon de décliner la stratégie globale dans son entreprise, puis la met en œuvre sans s’en écarter. Il a le sens du résultat, sait faire preuve d’exigence et ne se décharge pas de ses responsabilités sur autrui. Il est ouvert d’esprit, curieux, respectueux des différences, capable d’engager une discussion contradictoire et de comprendre la position de l’autre, puis de venir en aide à ceux qui rencontrent des difficultés. Il a le sens de l’intérêt général, pratique un fonctionnement collaboratif, encourage l’esprit d’équipe et se montre personnellement exemplaire à cet égard. Il fait preuve de loyauté vis-à-vis de l’entreprise en appliquant la transparence, en respectant les règles, en exerçant son devoir d’alerte en cas de problème éthique.

Comme on le voit, chaque dirigeant est complètement responsable de son entreprise. En retour, il bénéficie en général d’une participation au capital qui lui permet, à la fois, d’avoir une vision complète des enjeux de l’entreprise et de se constituer un patrimoine.

La communauté des dirigeants

Le dirigeant de filiale est fortement encouragé à entretenir des relations étroites avec le réseau et les autres dirigeants, pour des raisons à la fois commerciales – ces relations permettent d’échanger des informations sur les clients, ou encore de regrouper des expertises complémentaires pour répondre à un projet particulier ou élaborer une offre générique innovante – et industrielles – bénéficier des développements des uns et des autres, stimuler la compétitivité d’usines fabriquant les mêmes produits pour des marchés différents, recueillir des retours d’expérience sur le déploiement de nouveaux outils informatiques ou de nouveaux process.

Les dirigeants se retrouvent au sein de la communauté des dirigeants, qui a deux fonctions. la première est de constituer une plateforme d’échange entre dirigeants, pour se connaître et mettre des informations et des idées en commun, soit directement, soit au travers d’ateliers centrés sur des problématiques spécifiques. La seconde est d’être la garante des valeurs du Réseau DEF et, à ce titre, de valider ou non les recrutements les plus sensibles pour le Réseau proposés par sa direction.

La direction et l’animation de la communauté des dirigeants sont prises en charge par un conseil dit la table ronde, qui comprend neuf membres avec un mandat de trois ans renouvelables par tiers tous les ans.

Le Louvre et Notre-Dame

Voici deux exemples de contrats que ce fonctionnement en réseau nous a permis d’obtenir.

Le musée du Louvre était équipé en matériel de détection incendie Siemens depuis trente ans, à l’exception d’une fonction, la gestion des issues de secours, pour laquelle nous sommes très performants grâce à notre filiale Alligator, spécialisée dans ce domaine. Par cette filiale, nous avons appris que le musée n’était pas satisfait de son prestataire principal et avait lancé un appel d’offres pour renouveler l’ensemble de l’installation. Nous avons gagné le marché parce que, grâce à nos différentes filiales, nous avons été en mesure de constituer une équipe projet répondant à l’ensemble des besoins, et parce que nous apportions une expertise complémentaire à la détection incendie, en l’occurrence la sonorisation de sécurité.

Nous avons également remporté le marché de la sécurité incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris, ce qui représente une haute valeur symbolique, compte tenu des circonstances… Par le passé, l’une de nos filiales, spécialisée dans la maintenance de produits d’autres marques, intervenait à Notre-Dame, en l’occurrence sur des produits Siemens. En 2016, nous avions résilié notre contrat, car nos propositions de modifications ou d’améliorations n’étaient jamais prises en compte. Quelques jours après l’incendie, une autre de nos sociétés a été appelée pour mettre en place une détection incendie provisoire, prestation que nous avons imaginée précisément pour les grands chantiers, pendant lesquels le risque incendie est très important, et que nous facturons au mètre carré par mois. Ce contrat nous a donné l’occasion de nouer une relation de confiance avec l’équipe du nouveau chantier de rénovation de Notre-Dame et c’est tout naturellement que nous avons ensuite obtenu le contrat pour l’équipement définitif de la cathédrale.

La métaphore du vol d’étourneaux

L’image du filet n’étant pas très dynamique, nous avons cherché une meilleure métaphore pour décrire notre fonctionnement en réseau et nous avons opté pour l’image du vol d’étourneaux, dont plusieurs caractéristiques nous paraissent inspirantes.

Le vol d’étourneaux change de forme en permanence et sait s’adapter aux différentes situations en se fractionnant ou en se rassemblant selon les cas. Les étourneaux ont deux modes de communication, l’un interindividuel – chacun communique avec les sept individus les plus proches de lui – et l’autre leur permettant d’adresser des messages à l’ensemble du groupe. Ainsi, l’initiative d’un seul – par exemple, le choix d’un cerisier chargé de fruits ou d’arbres pouvant servir de dortoir – peut être suivie par tous les autres. Chaque individu se déplace à une distance fixe de ceux qui volent à ses côtés, de sorte qu’il ne peut se produire aucune collision entre eux. Plus le nombre d’individus est élevé, plus le risque que certains d’entre eux se fassent piéger par des prédateurs est faible : au contraire, un prédateur qui s’invite au sein d’un vol d’étourneaux se fait piéger lui-même. Enfin, un vol d’étourneaux est incroyablement beau et donne envie de le rejoindre !

Selon Spinoza, « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être ». En d’autres termes, tout organisme s’efforce d’accroître sa puissance vitale tout en se protégeant. Spinoza ajoute que, lorsque l’homme accroît sa puissance d’être, il en retire de la joie. De même, quand l’entreprise réussit à persévérer dans son être et à accroître sa puissance vitale, cela se traduit par un sentiment d’épanouissement qui irrigue tous les collaborateurs participant à l’aventure.

Débat

Les fonctions centralisées et décentralisées

Un intervenant : Au sein du réseau, quelles sont les fonctions centralisées ?

Philippe Lécuyer : Les fonctions support (ressources humaines, communication, systèmes d’information, direction financière, contrôle de gestion) sont mises au service de l’ensemble des filiales, moyennant facturation. Nous disposons également d’une banque centralisée interne. La direction des ressources humaines du réseau est complétée par des fonctions RH réparties dans les entreprises.

L’adoption de l’anglais

Int. : Depuis votre internationalisation, dans quelle langue échangez-vous ?

P. L. : Nous avons basculé vers l’anglais il y a cinq ans.

Int. : Tous les managers parlaient-ils suffisamment bien l’anglais pour cela ?

P. L. : Pas tous, mais ils ont dû s’y mettre. Si cela a été un peu perturbant au départ, aujourd’hui, c’est devenu assez naturel.

Int. : L’usage de l’anglais ne crée-t-il pas des inégalités, par exemple avec les Allemands qui, généralement, parlent bien mieux cette langue que les Français ?

P. L. : La plus grosse entreprise du réseau compte 850 salariés, et les plus petites 5 ou 10, de sorte que la taille moyenne se situe autour de 50 salariés. Dans des entreprises de ce format, tout le monde ne parle pas forcément très bien l’anglais, que ce soit en France ou en Allemagne.

Les raisons du succès en Allemagne

Int. : Comment expliquez-vous votre succès en Allemagne ?

P. L. : La première fois que j’ai rencontré l’ensemble des salariés de l’entreprise de Hambourg, qui perdait de l’argent, je leur ai présenté trois propositions de nouveau logo et je leur ai demandé de voter. Ils ont choisi celui qui était le plus “germanique”. Je voulais marquer les esprits en leur montrant que c’était à eux de définir ce que serait l’avenir de l’entreprise et qu’ils devaient s’approprier le projet. Je suppose que c’est ce qui leur a plu et je crois que cela correspond aussi, de façon plus générale, à ce qu’attendent les gens aujourd’hui : passer d’un fonctionnement pyramidal à un fonctionnement en réseau.

La croissance externe

Int. : Jusqu’à quel seuil pensez-vous pouvoir faire grandir votre entreprise sans tomber dans les travers de vos grands concurrents ?

P. L. : Il n’y a pas vraiment de limite. Un vol d’étourneaux peut comprendre jusqu’à 150 000 individus et se déplacer à 80 kilomètres à l’heure… Notre structure en réseau est, précisément, destinée à nous préserver des travers des grands groupes.

Quels atouts face à la concurrence ?

Int. : Qu’est-ce qui pousse vos clients à vous choisir de préférence à de grands groupes comme Siemens ou Honeywell ?

P. L. : Ils apprécient notre expertise, mais aussi le fait que nous sommes totalement engagés et responsables vis-à-vis d’eux, alors que nos concurrents sont souvent soumis à des contraintes exogènes. Par exemple, dans un grand groupe, le siège peut décider de réduire les effectifs de 10 % dans toutes les filiales. Chez nous, ce genre de chose ne se produit jamais.

Int. : Comment réussissez-vous à être attractifs pour les salariés vis-à-vis de ces grands concurrents, qui doivent proposer de meilleurs salaires ?

P. L. : C’est ce que nous pensions et c’est ce qui nous a conduits à indiquer dans notre nouveau plan stratégique que nos salariés doivent être « notablement mieux traités qu’ailleurs ». Pour cela, nous avons défini des niveaux de compétence qui nous permettent d’évaluer les salariés puis, en fonction du résultat et des formations que nous leur proposons, de les faire monter en compétence et en rémunération. L’objectif est de leur offrir en permanence des perspectives de progression.

Int. : Réussissez-vous à attirer des managers issus de vos grands concurrents ?

P. L. : Nous recrutons effectivement, de temps en temps, des personnes de 50 ans ou un peu plus, qui ne comprennent plus la stratégie de leur groupe ni les décisions qui leur sont appliquées. En général, il faut les “reformater” et cela prend un peu de temps. C’est pourquoi nous ne pouvons pas en recruter beaucoup à la fois.

En revanche, nous avons beaucoup de mal à attirer les jeunes diplômés. Par conséquent, nous privilégions la progression interne.

La mobilité

Int. : Vos collaborateurs circulent-ils d’une entreprise à l’autre, à la fois pour accroître leurs compétences et pour renforcer l’esprit d’équipe ?

P. L. : C’est effectivement un objectif important pour nous. Nous avons d’ailleurs mis en place un portail destiné à favoriser les mobilités internes.

Nous nous efforçons aussi de faire émerger de nouveaux dirigeants qui pourront passer d’une société à l’autre. Je pense, par exemple, à une jeune femme qui a travaillé pendant dix ans dans notre filiale algérienne, puis pendant cinq ans en région parisienne, et qui va maintenant prendre la direction de notre filiale dans l’océan Indien.

Dans une entreprise en bouillonnement permanent, comme Réseau DEF, il y a toujours des opportunités de mobilité et de carrière. La difficulté est plutôt de convaincre les dirigeants de laisser leurs bons éléments suivre leurs envies, sans quoi ceux-ci risquent de quitter l’entreprise.

Int. : Lorsqu’un salarié quitte la filiale algérienne pour une filiale allemande, par exemple, est-il mis à disposition, détaché, embauché ?

P. L. : Il est embauché par la filiale allemande, avec un contrat de travail et un salaire allemands, et nous organisons le transfert de son ancienneté.

Pas de collision, pas de collusion

Int. : Les différentes sociétés vendent-elle toutes des produits ou services différents, ou peuvent-elles se retrouver en concurrence ?

P. L. : Toute notre stratégie vise à assurer la complémentarité entre les différentes sociétés et à éviter toute concurrence. Il n’y a pas de collision possible entre les étourneaux…

Int. : Pourrait-il, en revanche, y avoir des collusions entre elles ?

P. L. : Certaines sociétés entretiennent des liens privilégiés, notamment lorsqu’elles ont des clients en commun et exercent des métiers complémentaires, par exemple si l’une fabrique des détecteurs et que l’autre assure leur installation ou leur maintenance. Nous veillons à ce que cela ne provoque pas de “collision” avec les autres sociétés du réseau, car la gestion de ce type de conflit prend du temps.

Les liens avec les territoires

Int. : Les différentes sociétés entretiennent-elles des liens privilégiés avec leurs territoires ?

P. L. : Cela fait partie du cahier des charges des dirigeants. À Massy, par exemple, une ville de la banlieue sud de Paris, notre filiale avait du mal à recruter. Or, cette ville a un club de rugby et un club de handball en deuxième division nationale, et un club de judo dont trois membres ont été médaillés aux Jeux olympiques de Tokyo. De plus, le club de rugby est le premier ou deuxième de France en nombre d’adhérents. Manifestement, non seulement ces clubs savent recruter, mais ils savent former leurs adhérents à des valeurs, à des comportements et à des savoir-faire qui les conduisent à la victoire, et qui nous intéressent également.

Ceci m’a conduit à constituer un noyau d’entreprises locales dont l’objectif, avec l’accord du maire de Massy, est de monter un centre de performance sportive et de reconversion professionnelle. Il apportera à ces jeunes une couche de compétences techniques qui s’ajouteront à leurs soft skills, et permettra aux entreprises porteuses de cette initiative de se connecter à leur territoire.

La succession

Int. : Comment préparez-vous votre succession ?

P. L. : Ma première préoccupation est de protéger le mode de gouvernance spécifique que nous avons choisi. Si un groupe comme Honeywell rachetait l’entreprise, j’imagine qu’il ne conserverait pas longtemps les particularités de notre organisation…

J’ai donc décidé de confier une partie du capital à une fondation actionnaire qui jouira de droits préférentiels aux dividendes et apportera des garanties contre des changements d’actionnaires susceptibles de remettre en cause notre modèle. Cette fondation aura deux grandes vocations : favoriser toute initiative d’entreprise industrielle en Afrique et aider à la reconversion des sportifs de haut niveau. Les salariés qui le souhaiteront pourront contribuer à ces missions, ce qui donnera encore plus de sens à leur travail.

Mes enfants vont hériter de 70 % du capital et le reste sera détenu, à travers une holding, par les hauts dirigeants du réseau.

Un de mes enfants dirige actuellement une de nos filiales anglaises et prendra peut-être ma suite. Il est cependant difficile de succéder seul à quelqu’un qui a dirigé une entreprise pendant quarante ans, connaît une grande partie des collaborateurs pour les avoir embauchés lui-même, et a monté toute sorte de projets et traversé de nombreuses crises avec eux. C’est pourquoi ce sera probablement une équipe qui prendra ma place, plutôt qu’un seul dirigeant.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT