Exposé de Hubert de Boisredon

Une entreprise fragilisée

L’histoire d’Armor commence à Nantes, en 1922, avec Messieurs Galland et Brochard qui s’associent pour fabriquer des encres dans le quartier ouvrier de Chantenay, sur les bords de Loire. L’entreprise s’y développe malgré la crise économique de 1929 et les destructions de la seconde guerre mondiale.

À partir des encres qu’elle fabrique, l’entreprise va d’abord développer le papier carbone, puis les rubans de machines à écrire, puis les rouleaux de fax qui, de fait, sont toujours des rubans encrés. Alors que les fax disparaissent, Armor se relance en rachetant un producteur marocain de cartouches laser pour imprimantes de bureau, puis en s’orientant vers les cartouches à jet d’encre.

Au début des années 1980, Armor investit dans la technologie de l’impression par transfert thermique. La croyance stratégique voulait alors que cette technologie – qui utilise des têtes d’impression chauffantes pour déposer des couches minces d’encre sur un film polyester – se développe dans la bureautique informatique. Armor a partagé avec IIMAK (International Imaging Materials, Inc.), son concurrent américain direct, l’achat d’une licence au japonais Fuji Copian, le marché se répartissant alors entre Fuji Copian pour l’Asie, IIMAK pour l’Amérique et Armor pour l’Europe.

En réalité, la bureautique informatique s’est finalement tournée vers les cartouches d’encre, réduisant à néant notre pari, à tel point qu’au début des années 1990, les actionnaires de l’époque, la famille d’Antoine Rufenacht, ancien maire du Havre, ont dû remettre au capital. Ce n’est que grâce à eux qu’Armor a alors pu survivre.

Par chance, un autre besoin a surgi, celui de la traçabilité d’une multitude de produits identifiés par des étiquettes avec code-barre, dès lors omniprésentes. Ce marché s’est rapidement développé et la technologie la plus efficace s’est opportunément avérée être l’impression par transfert thermique. Armor a immédiatement pu se positionner sur ce nouveau marché et se développer jusqu’aux années 2000, en dépit de certaines erreurs stratégiques. Armor n’a, en effet, pas suffisamment investi et a laissé s’implanter en Europe des “découpeurs”, c’est-à-dire des entreprises important du film polyester enduit par des concurrents pour les découper en rubans d’impression avant de les distribuer.

La technologie du transfert thermique

Le savoir-faire d’Armor est relativement unique, la technologie du transfert thermique requérant de combiner les réponses à différentes contraintes.

Au point de départ du process, il y a les jumbos, des bobines de film polyester ultramince, de 4 microns d’épaisseur, soit 1/20e de l’épaisseur d’un cheveu. Il est alors essentiel que ce film ne se déchire pas dans le processus de production, sachant que chaque jumbo totalise 55 kilomètres de film. La finesse du film et la longueur de la bobine sont donc les deux contraintes primordiales.

Il faut ensuite enduire ce film d’encre de façon parfaitement homogène et sans le moindre écart colorimétrique, afin d’obtenir entre 0,1 et 1 gramme d’encre par mètre carré. Ce film défile aujourd’hui à 70 kilomètres-heure, soit 12 fois plus vite qu’en 2004. À une telle vitesse, il faut que le process soit calé de telle sorte que le film soit parfaitement tapissé d’encre et que celle-ci y sèche instantanément.

Une fois découpé, le ruban final est placé dans une imprimante pilotée par un ordinateur qui commande l’impression d’informations sous des formes variables : codes-barres, QR Codes, étiquettes, etc. Cette impression peut aussi être réalisée directement sur un emballage. C’est le cas, par exemple, de la date de péremption sur un sachet de laitue, l’impression par transfert thermique étant propre, rapide et peu chère.

Si ces rouleaux semblent tous identiques, ils sont néanmoins tous différents, le même ruban n’étant évidemment pas utilisé pour imprimer la date de péremption d’un aliment frais vendu sous trois semaines, le code-barre d’une pièce automobile qui doit résister à la chaleur ou à la boue pendant au moins cinq ans, ou l’étiquette d’un vêtement censée tenir aux lavages successifs.

Ces contraintes font qu’Armor est l’une des rares entreprises à posséder le savoir-faire spécifique nécessaire à la mise en œuvre de ce process, difficile à maîtriser et à copier. Armor a breveté tout ce qui se voit, mais a choisi de ne pas le faire pour ce qui ne se voit pas et qui serait alors, ipso facto, exposé au regard de ses concurrents. Nous sommes évidemment tous extrêmement soucieux de protéger notre savoir-faire et très peu d’entre nous en ont une vision complète.

Au début des années 2000, l’entreprise était déjà bien implantée sur le marché de l’impression par transfert thermique, quoiqu’insuffisamment, sa production n’atteignant que 350 millions de mètres carrés par an de films, alors qu’IIMAK en produisait 500 millions. Par ailleurs, c’est à cette époque qu’Armor, IIMAK et Fuji Copian ont décidé de casser l’accord de licence qui les liait, chacun s’autorisant désormais à s’étendre sur le continent des autres. IIMAK est ainsi arrivé en Europe, Armor a démarré Armor US en 2000 et Fuji a vendu en Europe et aux États-Unis.

Cette concurrence directe est arrivée dans un contexte de tension au sein de l’entreprise, entre le management et les actionnaires, ces derniers envisageant de vendre leurs parts après trente années d’actionnariat familial. IIMAK ayant été pressenti comme repreneur, tous les documents de l’entreprise ont été mis à sa disposition, ce qui a encore plus fragilisé Armor alors que la vente ne s’est finalement pas concrétisée. Quelque temps après, en 2004, le directeur général était licencié pour des suspicions de malversations. Les équipes étaient en plein désarroi.

C’est alors que j’ai été approché par un chasseur de tête, puis recruté comme directeur général.

Seul à la barre !

En septembre 2004, je me suis donc installé à Nantes avec ma famille. J’avais souscrit à la proposition atypique du chasseur de tête et signé mon contrat en juillet, sans pouvoir préalablement rencontrer quiconque ni visiter l’entreprise, le départ de mon prédécesseur devant rester confidentiel. J’avais en grande partie pris ma décision à la suite d’une rencontre avec Antoine Rufenacht, dont j’avais pressenti qu’il allait me faire confiance et me laisser une large autonomie. Je sentais aussi qu’il y avait là pour moi l’opportunité d’une aventure à la fois entrepreneuriale et capitalistique, ma mission principale étant de préparer la cession de l’entreprise à un horizon de cinq ans.

Je n’avais cependant pas complètement pris la mesure de l’état de l’entreprise. Le 20 septembre 2004, c’est accompagné d’Antoine Rufenacht et de ses fils que j’ai découvert l’entreprise et que j’ai été présenté au comité d’entreprise (CE), où siègent les 16 représentants des partenaires sociaux. À l’époque, Armor était davantage connue pour les piquets de grève et les pneus régulièrement brûlés que pour ses résultats sur les marchés mondiaux. Le climat social était tendu, en particulier du fait des positions extrémistes d’un syndicat. Je ne m’étais donc pas encore présenté que je subissais déjà mon baptême du feu, la secrétaire du CE me déclarant solennellement : « Nous ne vous faisons pas confiance parce que vous êtes un patron. » Le chasseur de tête m’avait certes demandé si je ne craignais pas les situations sociales compliquées, mais, désormais, le ton était donné sans ambiguïté !

Sur ces entrefaites, Antoine Rufenacht, retenu par ses obligations d’ancien directeur de la campagne présidentielle de Jacques Chirac, a pris congé et je me suis retrouvé bien seul à la barre... Après le CE, j’ai rencontré le comité de direction. J’y ai découvert une quinzaine de personnes désorientées, attendant apparemment tout de moi qui ne connaissait pourtant rien de l’entreprise. Je leur ai dit que je comptais sur eux pour m’aider à définir une stratégie et pour nous engager collectivement dans cette nouvelle aventure. J’ai ensuite demandé à chacun les raisons de sa présence, en quoi il aimait Armor, et quelles étaient selon lui les forces et faiblesses de l’entreprise. Je leur ai également demandé de me suggérer quelques actions à mener. Je me suis alors rendu compte que cet exercice leur était extrêmement difficile, car ils n’avaient jamais travaillé ensemble… Mon prédécesseur voyait séparément chacun d’entre eux, tout en leur interdisant de répéter aux autres ce qu’il leur disait en privé. La méfiance régnait donc toujours entre les membres du comité de direction, avec la crainte permanente qu’en prenant la parole, ils puissent tenir des propos qui leur seraient ensuite reprochés. Mon principal enjeu a dès lors été d’établir une culture de la confiance et un management participatif tels que je les avais instaurés ailleurs, préalables indispensables pour repartir d’un bon pied.

Comme les actionnaires avaient prévu de longue date de vendre, quasiment aucun investissement n’avait été réalisé et l’entreprise perdait des parts de marché depuis plusieurs années. Il était donc primordial de relancer une politique d’investissement vigoureuse. En novembre 2004, je suis ainsi revenu vers les actionnaires en leur présentant – ce à quoi ils ne s’attendaient certes pas – un plan d’investissement de 50 millions d’euros, sans quoi l’entreprise risquerait de péricliter et de finalement perdre toute sa valeur.

À la reconquête des marchés

L’entreprise avait alors deux activités majeures, le transfert thermique, bénéficiaire, et les cartouches d’impression, très déficitaires, qui annulaient tous les bénéfices réalisés par ailleurs. Certains banquiers souhaitaient fermer l’activité des cartouches d’impression, qui employait plus de 800 personnes. Le risque social était majeur. J’ai donc défendu une autre voie, consistant à réinventer la stratégie d’Armor dans son ensemble afin de préserver le maximum d’emplois, en proposant un plan en trois points.

En premier lieu, nous devions investir massivement dans le transfert thermique en acquérant une nouvelle machine d’enduction plus rapide.

Ensuite, la vente de notre site industriel de 20 000 mètres carrés, implanté dans le centre de Nantes, devait être négociée avec la municipalité, qui souhaitait en faire une zone d’habitations. Cette opération nous a apporté les fonds nécessaires au transfert de l’usine de découpe en périphérie de la ville, au voisinage immédiat de notre site de fabrication de bobines. Elle nous a également permis de doubler la surface de cette usine de découpe et d’optimiser notre productivité en supprimant trois ruptures de charge.

Enfin, j’ai proposé d’orienter la fabrication de nos cartouches d’impression vers le développement durable, dont je commençais à percevoir l’intérêt grandissant, ce qui nécessitait de toutes les remanufacturer. Cet enjeu était majeur, sachant que rien qu’en Europe, 100 millions de cartouches laser – correspondant à 100 000 tonnes de matière – finissaient à l’époque broyées ou brûlées, engendrant un gâchis énorme de matières premières.

Les 50 millions d’euros générés par la vente de notre terrain et un endettement complémentaire, accordé du fait du faible endettement d’Armor, nous ont permis de relancer l’activité, de regagner des volumes face à nos concurrents et de redresser l’activité cartouches. Cela nous a redonné un cap et j’ai alors pu afficher notre ambition de devenir un leader, mondial pour le thermique et européen pour les cartouches. Petit à petit, les équipes ont commencé à reprendre confiance. En 2008, j’ai finalement pu convaincre nos actionnaires d’ancrer fermement le développement durable au cœur de notre stratégie d’entreprise.

Jusque-là, ma carrière avait été particulièrement marquée par la dimension internationale. Juste après ma formation à HEC, j’étais parti sept ans au Chili pour créer une banque de microcrédit avant de revenir en France, chez Rhône-Poulenc, comme responsable marketing et ventes, puis d’être envoyé deux ans au Japon comme directeur général adjoint de Rhodia, et enfin à Hong Kong, avec une responsabilité Asie-Pacifique et la mission de réaliser des acquisitions en Chine pour le compte de Rhodia. Je suis donc arrivé chez Armor convaincu qu’il fallait aller chercher la croissance là où elle était, c’est-à-dire dans les pays émergents.

Ma stratégie a alors été de protéger nos parts de marché en Europe et d’être très conquérants dans les pays émergents. Une part des 50 millions d’euros a également été utilisée pour démarrer une stratégie d’acquisition de certains de nos concurrents. J’ai ainsi racheté un petit concurrent en Chine, afin d’ajouter à notre site français une usine chinoise. Cela nous a permis de répondre aux exigences de réduction de prix formulées par certains de nos clients, avec une production d’entrée de gamme aux conditions chinoises, mais d’une qualité – garantie par Armor – meilleure que la production locale, le tout sans avoir à baisser les prix ou la qualité des productions de nos usines françaises.

Parallèlement, nous nous sommes développés un peu partout dans le monde, en poursuivant une stratégie très profitable de proximité avec nos clients. Aujourd’hui, Armor Group est donc devenue une entreprise réellement internationale avec, comme ligne directrice, la volonté de livrer tous ses clients dans un délai de trois à cinq jours maximum, où qu’ils soient.

Petit à petit, nous avons renforcé notre crédibilité non seulement quant à l’excellence de nos produits et de nos prestations, mais aussi quant à notre stratégie. Nous avons ainsi développé des partenariats étroits avec tous les grands fabricants internationaux d’imprimantes industrielles présentes sur toutes les chaînes de production dans le monde, et leur garantissons de répondre à tous leurs besoins spécifiques, où qu’ils aillent, avec une règle très stricte de confidentialité sur leurs secrets de fabrication.

L’aventure capitalistique d’Armor

Notre croissance globale est d’environ 8 % par an depuis quinze ans, soit le double de celle du marché. De 350 millions de mètres carrés de production de films en 2004, nous sommes passés à 2,8 milliards de mètres carrés aujourd’hui. De son côté, notre concurrent américain IIMAK a stagné du fait de son actionnariat. Il a ainsi subi un enchaînement de LBO financiers purs et durs lui imposant pendant vingt ans une réduction drastique des coûts et des stocks qui a complètement asséché ses dépenses d’investissements.

La famille Rufenacht est restée actionnaire jusqu’en novembre 2008, date à laquelle Armor a été cédée à Orfite, un fonds lyonnais de participations industrielles qui s’est avéré être un excellent actionnaire, ouvert aux stratégies de long terme. Orfite nous a parfaitement accompagnés, de 2008 à 2013, ce qui nous a permis de poursuivre sans heurts notre stratégie de développement. En 2013, quand Orfite m’a annoncé sa volonté de se désengager, la logique voulait que nous soyons revendus à un concurrent ou à un fonds d’investissement majoritaire. Cela nous préoccupait fortement, car nous avions commencé à innover dans le domaine des énergies renouvelables en développant deux nouveaux business, l’un concernant les films photovoltaïques souples, l’autre dans le secteur des batteries. Ces activités émergentes perdaient naturellement de l’argent et risquaient donc d’être balayées en cas de rachat par un fonds spéculatif.

Avec mon équipe, nous avons alors vécu un moment assez particulier en nous rendant compte que, même si cela s’annonçait complexe, nous disposions d’une marge étroite pour prendre le contrôle de l’entreprise. Surpris, les actionnaires nous ont fixé leur prix de cession et nous ont laissé un mois pour nous déterminer. L’engagement de l’équipe à mes côtés a été remarquable, certains acceptant de s’endetter lourdement. Nos cinq banques, appréciant sans doute le travail mené depuis dix ans, ont répondu présentes. Un mois plus tard, nous avons pu remettre une offre ferme à Orfite, conclure la vente et prendre le contrôle de 52 % des parts du capital, avec l’intention d’ouvrir ce dernier aux salariés de l’entreprise. Parmi eux, 500 sont devenus actionnaires, à hauteur de 5 % du capital. En complément, nous avons bénéficié de l’apport de cinq fonds d’investissement, Arkéa Capital, Siparex, Ouest Croissance, UNEXO et Amundi, certains de ces fonds étant régionaux.

Nous avons ainsi réussi, de 2014 à 2022, à reprendre en main notre destin industriel. L’année 2022 a vu le franchissement d’un nouveau seuil actionnarial. Pour mettre en adéquation la variété des activités d’Armor Group avec leur financement, nous avons filialisé l’ensemble de nos activités. Comme nous venions de racheter notre concurrent américain IIMAK, notre activité de transfert thermique est devenue ARMOR-IIMAK et nous avons ouvert son capital à un nouvel actionnaire, le fonds Astorg, qui s’y est engagé à hauteur de 40 %. Cet apport de fonds, remonté au niveau de la holding, a permis de rembourser les cinq fonds d’investissements précités ainsi que nos actionnaires historiques et les managers partis à la retraite. Le Groupe bénéficie donc désormais d’une nouvelle configuration. À sa tête, la holding Armor Group est détenue à 100 % par le management et les salariés actionnaires. La principale filiale, ARMOR-IIMAK, est détenue à 60 % par le Groupe et à 40 % par Astorg. Les nouvelles activités, qui ont encore besoin de temps pour se développer, sont quant à elles détenues à 100 % par Armor Group.

Avec le reliquat de cet apport de fonds, le Groupe a constitué un fonds destiné à soutenir la transformation de l’entreprise, à développer de nouvelles activités et, éventuellement, à réaliser des acquisitions structurantes et innovantes, en particulier en matière sociétale.

Armor est donc toujours en cours de renouvellement autour d’une raison d’être qui reste de mettre un savoir-faire dans les hautes technologies au service de l’innovation sociétale et environnementale.

Débat

Entre confrontation et concertation

Un intervenant : Que reste-t-il du comité de direction initial ? Comment avez-vous géré la confiance de l’encadrement intermédiaire et de la base ?

Hubert de Boisredon : Des tensions existaient entre l’ancien dirigeant et les actionnaires, qui le soupçonnaient de malversations complexes, sans toutefois parvenir à les établir. Elles ne se sont révélées à moi que petit à petit, de même que l’implication de certains membres du comité de direction. J’ai donc dû exprimer très clairement que je n’admettrai en aucun cas de tels manquements aux valeurs et j’ai fermement fixé un nouveau cap quant à la manière dont j’entendais que l’entreprise travaille à l’avenir. Certaines personnes, ne se sentant pas à l’aise dans cette nouvelle dynamique, ont souhaité négocier leur départ ; d’autres, sur la base de faits incontestables, ont été priées de partir.

Dans le même temps, soutenu par le directeur adjoint, qui avait lui-même souffert de ces comportements, j’ai constitué un socle solide avec des personnes de confiance, tels le directeur industriel, toujours présent, et le directeur marketing, récemment parti à la retraite. Les points faibles restaient le pilotage financier, l’ancien responsable et ses affidés ayant été licenciés, ainsi qu’un contrôle de gestion inexistant. J’ai proposé à un ancien directeur du contrôle de gestion de l’activité que je dirigeais chez Rhodia, qui était une référence en ce domaine, ainsi qu’à l’ex-directeur financier de Manitou, grosse entreprise de la région, de me rejoindre. À nous cinq, nous avons rebâti le Groupe, avec les appuis du dirigeant de notre filiale aux États-Unis et du directeur pour l’Asie.

Le comité de direction est ainsi passé de 16 personnes à 7, avec la conviction qu’en étant plus nombreux, il n’est guère de décision possible. Nous avons rebâti une relation de confiance en remplaçant le comité de direction par une codirection générale, baptisée groupe des managers associés, chaque membre en partageant la responsabilité avec moi et s’impliquant également très fortement au niveau du capital.

Int. : Votre comité d’entreprise vous fait-il désormais confiance ?

H. de B. : Les années allant de 2004 à 2006 ont été extrêmement difficiles, car marquées par une stratégie syndicale de confrontation permanente quelles que soient les propositions. Force Ouvrière (FO), le syndicat majoritaire, était piloté de l’extérieur par une direction régionale dont le but avoué était de faire tomber Armor. Les accords conclus en interne étaient immédiatement torpillés par l’extérieur, c’était donc très compliqué.

Cette stratégie s’est cependant retournée contre ses promoteurs. Alors que nous étions quasiment parvenus au terme de la négociation d’un plan social très favorable aux salariés, les membres de cette opposition ont profité de mon absence, liée à un deuil familial, pour mettre les salariés dans la rue, faire venir les médias et menacer de tout bloquer si nous n’augmentions pas les indemnités de départ – pourtant généreuses, puisque représentant trois ans de salaire. Choqué par cet extrémisme, et avec l’approbation de mes équipes, j’ai annoncé à tous les syndicats réunis que leur souci de préserver l’emploi avait prévalu, que la direction renonçait à toute forme de plan social et que les salariés concernés seraient donc maintenus dans leur fonction. Affolés à l’idée d’annoncer aux intéressés qu’ils allaient devoir renoncer aux trois années d’indemnités promises, les syndicats modérés m’ont supplié de maintenir le plan social. Je suis resté ferme sur ma position, les sommes ainsi économisées compensant les salaires des personnes concernées jusqu’à leur départ naturel, quitte à ce que le redressement de l’entreprise prenne plus de temps.

Aux élections syndicales suivantes, FO a été balayé au profit de la CFDT (Confédération française démocratique du travail). Lors de la réunion du comité d’entreprise qui a suivi l’élection, j’ai annoncé qu’après deux années d’opposition frontale, il était temps de faire un choix entre confrontation permanente et dialogue constructif, ma préférence étant en faveur de ce dernier. S’ils choisissaient la première voie, j’appliquerais la loi, toute la loi et rien que la loi. En revanche, s’ils optaient pour la concertation, je m’engageais à ce que nous allions bien au-delà de la loi en établissant des accords positifs pour l’ensemble des salariés. Je leur ai laissé une heure pour me donner leur réponse. Le débat fut pour le moins mouvementé, mais, à son terme, le nouveau secrétaire du CE a finalement pu me faire part de son engagement ferme en faveur du dialogue constructif.

Int. : Après la succession de LBO et la stagnation d’IIMAK, votre LMBO a bien réussi. Quelle leçon en tirez-vous ?

H. de B. : C’est la différence majeure entre la recherche de profits maximisés à très court terme et la volonté de faire prospérer l’entreprise sur le long terme par une politique soutenue d’investissements. IIMAK, notre ancien concurrent, a subi une succession de LBO de la part de financiers texans extrémistes, dont le but était de maximiser le profit à tout prix. Pour ces actionnaires, il était hors de question de faire un investissement dont ils n’auraient pas bénéficié dans le court laps de temps où ils avaient prévu de rester. Même les investissements de sécurité étaient contraints, voire bloqués.

Pour notre part, nous avons choisi de bâtir une stratégie de long terme. Dès le départ, j’ai eu la chance d’avoir comme actionnaire une famille qui m’a fait confiance. Même quand Antoine Rufenacht était très occupé, nous n’avons jamais manqué, lors d’un brief hebdomadaire, de partager nos informations et de répondre aux questions que nous nous posions. Quand j’ai été recruté, mon contrat n’incluait ni stock-options ni actions gratuites, mais, au moment de céder l’entreprise, la famille m’a laissé, singulièrement, exprimer ma préférence sur le choix final des futurs actionnaires. C’est ainsi que j’ai choisi Orfite, du fait de sa stratégie visant à accompagner le développement des entreprises sur la durée, en préservant nos équilibres et en développant notre R&D, en contrepartie d’un retour sur investissement décent.

Des innovations de rupture

Int. : En quoi la technologie de transfert thermique permet-elle de créer des films photovoltaïques souples ?

H. de B. : En 2008, nous avons choisi de mettre le développement durable au cœur de la stratégie de l’entreprise. Nous avons alors organisé une grande session de travail collectif afin de définir quels étaient nos savoir-faire réels. Les équipes en ont finalement défini deux, la formulation chimique de l’encre et l’enduction de couches minces sur films ultraminces. Je leur ai alors demandé, sans idée préconçue, comment ils envisageraient de croiser les enjeux de la transition énergétique avec ces savoir-faire.

Deux propositions m’ont été faites. La première était la réalisation de films photovoltaïques souples et minces, substituables aux lourds panneaux rigides fabriqués à 95 % en Chine. Il s’agissait d’enduire un polymère conducteur organique, sans silicium ni métaux rares, sur du film polyester souple, translucide, très léger, recyclable et pouvant être posé sur toute surface exposée à tous types de lumière. Ils complètent donc les panneaux, en couvrant des espaces qui sont inaccessibles à ces derniers, c’est-à-dire les toitures fragiles, les surfaces verticales, les façades de verre des tours de bureaux ou d’habitations, etc.

Nous sommes devenus l’un des deux principaux producteurs européens de ces films avec, comme concurrent, l’allemand Heliatek1, qui a choisi la technique de vaporisation sous vide, plus gourmande en investissements. Notre film peut être découpé au laser selon n’importe quel design et nous nous sommes spécialisés dans la réalisation de produits répondant à toutes les attentes des architectes. Je suis convaincu que, face à la réaction des populations, le développement du photovoltaïque en France et en Europe devra se détourner de la seule couverture de surfaces planes, terrains agricoles ou espaces naturels. En revanche, des millions de mètres carrés sont disponibles sur les bâtiments de toute nature et pourraient aisément être transformés en centrales photovoltaïques grâce à ces films, sans aucune atteinte à l’environnement.

Int. : Quel est le rendement des films solaires ?

H. de B. : Il est aujourd’hui de 6 à 7 %, donc plus faible que celui des panneaux classiques. Ces films sont résistants et fiables électriquement, la principale difficulté que nous rencontrons pour leur diffusion tenant à la réticence administrative à les certifier, toute la réglementation européenne ayant été élaborée en fonction des panneaux traditionnels. Lors de l’élaboration de la loi sur les énergies renouvelables, nous nous sommes battus pour n’obtenir in fine que le remplacement du terme panneau photovoltaïque par celui de dispositif photovoltaïque, ce qui nous garantit, a minima, de rentrer dans le cadre de la loi et des aides réglementaires. Reste à savoir désormais si nous allons pouvoir développer rapidement des volumes suffisants pour que cette production soit rentable.

Int. : Cette innovation de rupture a-t-elle changé votre culture ?

H. de B. : C’est effectivement une innovation de rupture et elle implique un double changement. C’en est un pour Armor qui se définit désormais comme un spécialiste de l’enduction et non plus seulement comme un fabriquant de consommables d’impression. Notre technologie nous ouvre des perspectives étonnantes dans des domaines que nous ne soupçonnions pas et, aujourd’hui, nous avons plus de 100 collaborateurs dans notre service de R&D. Nous collaborons également avec une start-up afin d’enduire, dans une solution piézoélectrique et grâce à des vibrations générées par connexion Bluetooth, des films métalliques qui permettent de créer des casques ou des vêtements aptes à contenir l’expansion des tumeurs cancéreuses. Ces diversifications de marché s’appuient toutes sur un savoir-faire commun, celui de l’ultrafin. Les industriels, dans un souci de réduire les consommations de ressources, s’orientent de plus en plus vers ce domaine et nous consultent désormais régulièrement. À partir de 2008, lorsque nous avons mis l’innovation au service du développement durable, une culture commune très forte s’est développée chez Armor. Nos comités de direction ont aujourd’hui tous à traiter au moins un sujet sur ce thème.

Le deuxième changement, induit par la seconde innovation proposée par nos équipes, porte sur les batteries et, plus précisément, sur les collecteurs de courant. Nous nous sommes aperçus qu’en appliquant sur ces collecteurs en aluminium, par enduction, certaines solutions facilitant le transfert des ions dans les batteries de nouvelle génération, on évitait qu’elles chauffent, voire qu’elles brûlent, tout en gagnant de 15 à 20 % de performance.

Aujourd’hui, notre technologie est tout à fait mature et nous fournissons plusieurs fabricants en Europe et aux États-Unis. Notre but est de devenir le fournisseur de référence de ces collecteurs pour l’ensemble des gigafactories de demain, à tel point que, même si notre chiffre d’affaires sur cette activité est encore modeste, nous avons lancé un investissement de 35 millions d’euros afin de construire un nouveau site de production, qui devrait ouvrir fin 2023 et qui permettra de multiplier par 10 notre capacité de production en vue de devenir le leader mondial sur cette technologie.

Nous avons également développé une petite production de filaments premium pour la fabrication additive en 3D qui contribue à la relocalisation industrielle de ces produits et permet la réalisation, par Alstom ou Airbus, de pièces pour les secteurs ferroviaire ou aéronautique, alternatives au moulage de ces pièces en Chine.

Int. : Avez-vous été tentés par le dispositif cherchant à attirer sur le sol américain les entreprises étrangères, européennes en particulier ?

H. de B. : Pour nous, la question se pose essentiellement pour les batteries. À ce jour, rien ne nous empêche de vendre nos produits outre-Atlantique, mais nous nous demandons si, tôt ou tard, nous ne serons pas obligés d’y implanter une autre usine. Cela nous amène surtout à nous interroger sur ce que sera la réponse européenne. En matière de photovoltaïque, la législation ne nous favorise pas vraiment en tant que fabricant européen, l’une des premières décisions de la Commission européenne ayant été de supprimer tous les droits de douane sur les panneaux chinois.

Une entreprise managériale à esprit familial

Int. : Quelles sont votre dynamique de recrutement et l’attractivité de vos propositions ?

H. de B. : Dans la très dynamique région nantaise, nos principales difficultés de recrutement portent sur les opérateurs, d’autant que nous faisons les trois-huit pendant la semaine et les deux-huit durant le week-end. Nous avons pourtant une stratégie salariale favorable, aucun salaire n’étant inférieur à 150 % du SMIC. En revanche, nous n’avons aucun problème pour les cadres et nous recevons énormément de demandes, les jeunes percevant clairement que nous sommes une entreprise à l’état d’esprit à la fois familial et dynamique, avec de grandes ambitions, un fort goût pour l’innovation et le désir de fabriquer des produits qui ont du sens pour l’avenir de la planète. Le fait que 500 de nos salariés de tous niveaux sont actionnaires de l’entreprise constitue aussi un fort facteur d’attractivité et une promesse d’évolution professionnelle, de même que notre internationalisation.

Pour le personnel opérateur de production, nous avons créé l’Université Armor, qui nous a fait gagner en compétitivité quand il nous a fallu automatiser et robotiser l’usine. Cette usine 4.0 est aujourd’hui devenue plus compétitive que n’importe quelle usine chinoise. Pour y parvenir, il nous a d’abord fallu nous accorder avec les partenaires sociaux, en leur garantissant que cette transformation se ferait sans aucun licenciement. Ceci acquis, notre impératif a été de transformer, grâce à cette université, tous les opérateurs manuels en pilotes de machines robotisées selon différents niveaux de formation allant du bac au bac +4. Cela s’est traduit par des gains non seulement de compétences, mais aussi de salaires et de promotions. Toute cette évolution est extrêmement bien perçue et nous avons, à ce jour, plus de 300 opérateurs qui sont déjà passés par cette université. Nous avons également 80 alternants, essentiellement dans nos équipes industrielles.

Int. : Entretenez-vous des liens avec d’autres acteurs régionaux ?

H. de B. : Nous sommes très bien implantés dans la région via différents canaux. Nous avons des liens avec la région Pays de la Loire, avec le Medef local, etc. Avec un collègue chef d’entreprise, nous avons créé l’Association des dirigeants responsables de l’Ouest, qui regroupe aujourd’hui près de 150 dirigeants dans l’Ouest et 300 dans toute la France. Tous ont décidé de mettre la R&D, le développement durable, la RSE et l’innovation sociale au cœur de leur stratégie d’entreprise. Cette association constitue un réseau d’entreprises engagées qui, collectivement, ont un impact notable sur la vie de la région.

Int. : Quelle est la place des femmes chez Armor Group ?

H. de B. : Globalement, nous atteignons un seuil d’environ 40 % de personnel féminin. Cette proportion est beaucoup plus élevée dans les équipes R&D, ressources humaines, finances et marketing. En revanche, nous n’avons que peu d’opératrices de ligne et nous ne sommes pas à parité dans l’équipe de direction. Atteindre la parité n’est en effet pas toujours évident. Ainsi, le poste de DRH de notre principale activité étant ouvert au recrutement, mon souhait était que ce soit une femme qui l’occupe. Pour diverses raisons, les deux candidates pressenties ont décliné l’offre et c’est finalement un homme extrêmement compétent qui prend le poste.

Int. : Les cadres qui s’étaient lourdement endettés lors de la reprise de l’entreprise le sont-ils encore ?

H. de B. : Heureusement, nous nous sommes fortement désendettés après une période initiale très compliquée. Ces personnes sont soulagées, car un tel engagement personnel finit par peser sur les familles. Nous ne nous versons pas de dividendes, ceux-ci étant évidemment entièrement consacrés au remboursement de notre dette, qui reste importante. Nous n’en sommes donc pas encore au point de pouvoir les utiliser pour abonder au capital, où le management et les salariés sont désormais majoritaires.

Nous nous définissons aujourd’hui comme une entreprise managériale à esprit familial. Certains me suggèrent de préparer mes enfants à prendre ma suite, mais cela ne correspond pas à mes convictions. Je respecte les entreprises familiales, leurs traditions et leur souci que le capital reste au sein de la famille, mais ce ne sont ni mes parents ni mes grands-parents qui ont créé Armor et je n’y suis arrivé qu’en tant que salarié. Dans mon cas, je pense que les membres des équipes en place seront bien plus légitimes pour me succéder que mes enfants, qui ont leur propre chemin à tracer. Je souhaite donc permettre aux équipes de monter progressivement en puissance dans le capital et, peut-être, d’en acquérir elles-mêmes la majorité, comme j’ai pu le faire progressivement moi-même.

Int. : Pourriez-vous envisager la création d’une fondation ?

H. de B. : Nous n’en sommes pas là. Notre motivation collective est plutôt de consolider l’entreprise en diminuant le poids de sa dette, l’actuelle montée des taux d’intérêt étant une forte contrainte supplémentaire. Par ailleurs, nous serions tous très heureux si, à partir de notre savoir-faire historique, nous parvenions à faire pivoter l’entreprise afin que de nouvelles technologies, comme les batteries ou d’autres à venir, puissent jouer un rôle dans la transition écologique globale, à partir d’une activité créatrice d’emplois en France.

1. Cf. Thibaud Le Séguillon, « Heliatek : les films photovoltaïques, de la paillasse à l’usine », séminaire Management de l’innovation de l’École de Paris du management, séance du 23 mai 2018.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE