Exposé de Philippe Renaudi

J’ai 60 ans et je dirige une entreprise de travaux publics créée par mon père, Antoine Renaudi, en 1964, sous le nom de TAMA. Cette entreprise de terrassement, très locale, exerçait aussi une activité de transport de matériaux pour la construction. Dans les années 1970 et 1980, elle a participé activement à l’installation des cabines téléphoniques dans les Alpes-Maritimes.

Une entreprise familiale

J’ai rejoint l’entreprise en 1984, à l’issue de mes études à l’ESTP (École spéciale des travaux publics, du bâtiment et de l’industrie). J’effectuais mon stage de fin d’études chez SAE (Société auxiliaire d’entreprises électriques et de travaux publics), devenu ensuite le groupe Eiffage, lorsque l’on m’a proposé de signer un contrat de quatre ans pour aller travailler dans une filiale américaine à Houston. Cette idée m’enthousiasmait, mais elle n’était pas du goût de mon père : « Si tu t’en vas, quand tu reviendras, j’aurai tiré le rideau. » Je suis donc resté.

Aujourd’hui, mes trois enfants travaillent à mes côtés. Clémence et Morgane, jumelles, ont 28 ans. Après des études à l’EDHEC (École des hautes études commerciales du Nord) et un master en gestion d’entreprise, Clémence est devenue l’adjointe du directeur des affaires financières du Groupe en 2017. Morgane nous a rejoints en 2021, après des études dans une école de commerce avec une spécialisation en marketing, et s’occupe de la communication interne et externe du Groupe. Elle est par ailleurs influenceuse et son compte Instagram compte plus de 100 000 followers !

Mon fils Anthony, âgé de 26 ans, est titulaire d’un diplôme d’ingénieur en génie civil, obtenu dans le cadre d’une formation en alternance chez Vinci Construction. Il a intégré le Groupe en 2019, en tant qu’ingénieur responsable des opérations et il travaille sous les ordres du directeur d’exploitation.

L’impact de la loi de décentralisation

Jusqu’en 1986, date de la loi de décentralisation, la gestion des routes départementales était assurée au niveau régional. La direction régionale de l’Équipement de Marseille lançait des appels d’offres et, pour des PME locales comme la nôtre, il était pratiquement impossible d’emporter ces marchés. Avec la loi de décentralisation, la compétence sur les routes départementales a été transférée aux conseils généraux. Désormais, les appels d’offres sont lancés par la direction départementale de l’Équipement de Nice et il nous est devenu beaucoup plus facile d’y accéder. Nous sommes ainsi passés du statut de sous-traitant de grands groupes ou d’ETI de la région à celui d’entreprise de travaux publics à part entière, intervenant pour des collectivités locales et des syndicats intercommunaux.

Notre proximité nous permettait d’être beaucoup plus réactifs qu’un grand groupe basé, par exemple, à Marseille, et nous a rendus progressivement incontournables localement. Nous avons ainsi eu l’opportunité de participer à des groupements d’entreprises et d’accéder à des marchés avec des chiffres d’affaires beaucoup plus importants, y compris dans des domaines nouveaux pour nous, comme le gros génie civil et les ouvrages d’art.

Nous avons rapidement investi dans de nouveaux matériels et recruté de nouvelles compétences, afin de pouvoir travailler en totale autonomie. Au cours des années 1990, nous avons ainsi mis en place une organisation qui alliait l’ingénierie, les compétences et la force de frappe des grands groupes avec l’hyperréactivité et le sens du service des entreprises locales.

À la tête de l’entreprise

En 1996, alors que j’avais 34 ans, mon père m’a cédé la direction de l’entreprise, sans toutefois vraiment prendre sa retraite. Il est resté à mes côtés pendant vingt ans, en gardant toujours un œil sur les affaires. De mon côté, je le consultais chaque fois que j’avais une décision importante à prendre et je le mettais toujours à l’honneur. Il me laissait développer l’entreprise à ma façon, mais savait me freiner quand je me laissais emporter par la fougue de la jeunesse.

J’ai commencé à tisser un relationnel important avec les maîtres d’ouvrage et à me focaliser de plus en plus sur les marchés publics, qui représentent aujourd’hui 90 % de notre activité, contre 60 % à l’époque.

Lorsque je répondais à des appels d’offres, j’étais souvent obligé de m’associer avec des entreprises spécialisées dans la réalisation d’ouvrages d’art. J’étais ainsi en contact régulier avec Mathias Mariotti, un chef d’entreprise de 75 ans dont la société avait compté plus de 400 salariés dans les années 1970. À l’époque, il avait participé à la réalisation de l’autoroute entre Nice et la frontière italienne, une voie composée presque exclusivement de tunnels et de viaducs. À la fin des années 1990, il lui restait une trentaine de salariés, un peu de matériel, des dépôts et des ateliers. Souhaitant céder son affaire, il était sollicité par de grands groupes comme Vinci, Bouygues ou Eiffage, mais il savait que, s’il leur vendait son entreprise, le nom Mariotti disparaîtrait. Or, il tenait absolument à ce que celui-ci perdure. Au terme de négociations acharnées, j’ai fini par le convaincre de me céder sa société, en prenant l’engagement contractuel que le nom Mariotti serait conservé indéfiniment. Cela se passait en 1997 et, aujourd’hui, c’est la deuxième plus grosse filiale du Groupe, après TAMA.

Cette acquisition nous a permis d’accéder à davantage encore de marchés publics, sans avoir forcément besoin de nous associer à de grands groupes, avec lesquels il était toujours difficile de négocier.

En 2003, nous avons créé le Groupe Renaudi, une holding animatrice qui nous a permis de mutualiser les services administratifs des deux sociétés. J’ai, notamment, mis en place un service de ressources humaines et recruté un directeur des affaires financières.

L’opération Happy

Entre 2011 et 2013, nous avons connu une période difficile. L’activité était en baisse, les marges réduites et le moral des troupes en berne, aussi bien chez les encadrants que chez les exécutants. Ceci engendrait une baisse de productivité qui nous rendait moins compétitifs et nous ne parvenions pas à sortir de cette spirale négative.

Dans une situation de ce genre, il existe deux sortes de réponses. La première est l’austérité, qui se traduit par la réduction des frais de fonctionnement, mais également des effectifs, que ce soit à travers des départs volontaires ou des licenciements. Cette option n’était pas vraiment envisageable dans un groupe familial qui a toujours mis en avant des valeurs affectives et développé une culture paternaliste. L’autre option consistait à chercher des moyens pour remotiver les troupes, renforcer la convivialité, convaincre chacun que nous étions sur le même bateau et que nous devions nous relancer tous ensemble.

J’en étais là de mes réflexions quand, en novembre 2013, j’ai vu le clip d’une chanson de Pharrell Williams, Happy, qui passait en boucle sur toutes les radios. Cette vidéo montrait des personnes de tous âges et de tous milieux en train de danser, et, parmi elles, un ouvrier du BTP en train d’esquisser quelques pas dans la rue. Cela m’a donné l’idée de proposer à nos salariés de se mettre en scène, eux aussi, sur leurs chantiers ou dans leurs bureaux, en train de danser sur cette chanson, et d’en faire une vidéo. Quand j’ai soumis cette idée à mon encadrement, je me suis dit : « Ou ça passe, ou ça casse. » Certains ont trouvé la suggestion géniale, mais d’autres ont franchement traîné les pieds : « Non mais moi, tu vas pas me faire danser ! C’est quoi cette histoire ? Il n’en est pas question. »

J’ai réussi à trouver une stagiaire issue d’une école de communication et je lui ai proposé de se charger de la réalisation du projet : « Tu devras te rendre sur tous les chantiers avec la musique, filmer ceux qui seront volontaires et faire le montage. Puis on le visionnera, on apportera des améliorations si nécessaire et on mettra la vidéo en ligne. » Ravie de se voir confier ce projet, elle a démarré le tournage au mois de janvier. Je voulais aller vite, car, dès le mois de décembre, quelques collectivités locales avaient commencé à utiliser cette même chanson pour tourner des clips, mais sous un format court de 15 à 20 secondes. Nous avons passé janvier et février à faire la tournée des chantiers. L’engouement a été fulgurant ! Depuis les ouvriers jusqu’à l’encadrement, en passant par les employés de bureau, tout le monde voulait participer. Ce n’était pas rien que d’avoir, notamment, réussi à faire danser des chefs de chantier de 50-55 ans, des “durs de durs” qui n’ont pas peur du froid ni du chaud, qui exercent une autorité incontestée sur leurs équipes et sont rarement pris en défaut… Nous avons vécu deux mois extraordinaires et, en racontant ce souvenir, j’ai encore des tremblements dans la voix, bien qu’il date d’il y a dix ans…

La vidéo a été mise en ligne en mars 2013 et elle est toujours visible sur YouTube, sous le titre « Happy Côte d’Azur (TAMA) ». Elle a fait l’objet d’un buzz incroyable, d’abord parmi les salariés, leurs familles et leurs amis, puis dans la presse écrite, à la radio, à la télévision… Tout le monde voulait nous interviewer. Le président du syndicat du BTP m’a appelé pour me féliciter : « C’est exceptionnel ! Ça change radicalement l’image du bâtiment et des travaux publics ! »

Au début du mois d’avril, l’avocat parisien de Pharrell Williams m’a contacté. Après m’avoir rappelé que nous n’avions aucun droit sur cette musique, il m’a dit qu’en échange de son indulgence, Pharrell Williams nous demandait de participer à la journée mondiale du Happy, prévue pour la fin du mois d’avril 2014 : toutes les vidéos réalisées sur cette chanson allaient être diffusées sur son site pendant vingt-quatre heures, chacune à l’heure correspondant à son fuseau horaire. La nôtre a tourné en boucle pendant une heure, avec trois autres vidéos, sur le fuseau horaire de Paris. Après cette diffusion, Sony Music nous a également demandé l’autorisation de mettre la vidéo sur son site internet, ce qui était pour nous une sorte de consécration. Tout cela a inspiré une fierté incroyable à tous les salariés du Groupe. Nous avions réussi notre coup : ils avaient retrouvé leur motivation !

Cette vidéo a aussi été l’occasion de mettre à l’honneur les femmes de l’entreprise, car, depuis 2010, je m’efforce de leur donner de plus en plus de place, y compris aux postes réputés les plus masculins. Nous avons ainsi des femmes ingénieurs travaux, géomètres topographes, chefs de chantier, chefs d’équipe, conducteurs d’engins, ou encore chauffeurs de poids lourds.

Grâce à ce moyen de type managérial, qui aurait pu faire chou blanc et qui a été un succès inouï, nous avons réussi à sortir de la spirale négative : tout le monde est reparti à fond.

La croissance externe

En 2014, l’entreprise comptait une centaine de salariés et réalisait un chiffre d’affaires de 20 millions d’euros. À partir de ce moment-là, tout s’est accéléré. On nous a proposé le rachat d’une PME spécialisée dans les travaux routiers, c’est-à-dire dans la pose des enrobés, ces produits bitumineux qui recouvrent les voies de circulation.

À la suite de cette opération, j’ai décidé de miser sur la croissance externe plutôt qu’interne, car cela me permettait d’acquérir des parts de marché sans trop gêner les grands groupes. Je ne faisais que racheter des sociétés qui existaient déjà et avaient déjà un chiffre d’affaires.

Entre 2014 et 2022, nous avons fait l’acquisition de deux autres sociétés de travaux publics, également situées sur la Côte d’Azur et spécialisées dans l’adduction d’eau potable, les réseaux d’assainissement ainsi que les réseaux d’eaux pluviales. Nous avons aussi racheté une société de services qui était une filiale de Véolia basée à Monaco, ce qui constitue une ouverture à l’international ! Enfin, nous nous sommes dotés de deux sociétés d’ingénierie, l’une située à Nice et l’autre en Corse.

La pandémie de Covid-19

En 2020, nous avons, comme tout le monde, été touchés par la pandémie de Covid-19. Le 17 mars 2020 à 13 heures, à la suite de la déclaration d’Emmanuel Macron, qui imposait le confinement à toutes les entreprises ne pouvant pas protéger suffisamment leurs salariés, j’ai réuni nos 220 salariés pour leur annoncer l’arrêt de l’activité et répondre à leurs questions. Ils étaient très inquiets pour leurs salaires et pour la survie du Groupe. Je leur ai expliqué que nous avions suffisamment de réserves pour nous permettre d’interrompre la production pendant plusieurs mois et que, pendant le confinement, l’encadrement allait continuer à travailler, en pratiquant le télétravail. Nous allions chercher à nous approvisionner en masques et en gel hydroalcoolique, et adopter toutes les mesures nécessaires à la reprise de l’activité.

Par exemple, il était interdit d’être plus de deux personnes dans un même véhicule : une à l’avant, une à l’arrière. Nous ne pouvions donc plus utiliser nos fourgons à 7 places pour amener les ouvriers sur les chantiers. Nous avons alors fabriqué, dans nos ateliers, des parois de plexiglas permettant d’isoler les trois rangs de sièges les uns des autres et de séparer le conducteur des passagers, ce qui nous permettait de transporter 4 personnes par fourgon. Équiper tous les véhicules nous a cependant pris du temps. Nous sommes restés à l’arrêt pendant quatre semaines, puis le travail a progressivement repris. Au bout de huit semaines, nous avions retrouvé pratiquement 100 % de notre activité. Je peux vous assurer que personne n’a rechigné à retourner à son poste !

La tempête Alex

Le samedi 3 octobre 2020, la tempête Alex a touché les Alpes-Maritimes et ravagé les vallées de la Vésubie, de la Tinée et, surtout, celle de la Roya, la plus proche de l’Italie. Le dimanche, en voyant les images, j’ai compris que c’était une véritable catastrophe. Dès le lundi, j’ai réuni mes cadres à ce sujet. Sachant que nous avions l’habitude de travailler dans cette vallée, nous devions, à mon sens, être les premiers à réagir.

Un reportage photo sur le terrain

J’ai demandé à mon fils de monter dans la vallée de la Roya et de prendre des photos pour nous permettre de proposer des solutions techniques aux collectivités. Il s’est rendu sur le site chaque jour pendant une semaine, de 6 heures du matin jusqu’à la tombée de la nuit. À partir de la sortie de Breil, la route était coupée et il devait poursuivre à pied, parfois en longeant la rivière parce qu’il n’y avait plus du tout de route. Certains jours, il marchait 20 kilomètres, 10 à l’aller et 10 au retour. Les photos étaient impressionnantes : à certains endroits, on ne pouvait même plus deviner qu’il y avait eu une route… Pendant ce temps, les villages en amont de Breil étaient approvisionnés par des hélicoptères.

Au bout de cinq jours, nous avions une assez bonne représentation des 10 premiers kilomètres de la route, mais pas des 25 suivants, qui mènent jusqu’au dernier village, Tende. Ultérieurement, on a dénombré au total plus de 120 brèches, c’est-à-dire des zones où la route avait été emportée, parfois sur 10 mètres, mais parfois aussi sur 800 mètres. Les dégâts sur l’espace public et les propriétés privées ont été estimés à 1 milliard d’euros.

Agir tout de suite et créer des emplois dans la vallée

Avec quelques fonctionnaires de la DDE, nous avons commencé à réfléchir à la façon de procéder pour réparer les 10 premiers kilomètres. J’ai contacté 7 autres entrepreneurs prêts à s’associer avec nous, puis proposé au président du conseil général et au préfet d’intervenir sur le terrain dès la semaine suivante, à condition qu’ils acceptent le principe d’un marché de gré à gré, bien que le budget prévisible dépasse largement le seuil prévu par le code des marchés publics. Quelques grands groupes se sont également manifestés auprès d’eux, mais ils n’avaient pas d’engins sur place et devaient les faire venir de Toulouse, Lyon, Nantes ou Brest, alors que nous étions opérationnels immédiatement.

Un autre argument a pesé pour nous faire obtenir ce marché. Nous estimions que le chantier des 10 premiers kilomètres, sur lesquels nous avions recensé une cinquantaine de brèches, allait nécessiter l’emploi de 200 personnes pendant un an. Nous proposions d’en recruter au moins 50 dans la vallée et, avec l’aide d’une entreprise spécialisée dans l’intérim, de les former aux différents métiers : maçon, conducteur d’engin, chauffeur de poids lourds, etc. De cette façon, tout en reconstruisant les infrastructures de la vallée, nous participerions à sa relance économique. Au passage, recruter localement réduisait, pour nous, le problème de l’hébergement des salariés.

Ces deux arguments, la possibilité de démarrer immédiatement les travaux et le fait de recruter localement, ont convaincu le président du conseil général et le préfet. Ils ont donné leur accord pour un marché de gré à gré d’un budget de 50 millions d’euros, ce qui n’est vraiment pas commun. Lorsque le président de la République a nommé un préfet délégué à la reconstruction des trois vallées, un mois plus tard, le contrat était déjà signé, mais ce dernier l’a validé : « C’est une idée magnifique, et je ne vois pas qui pourrait venir contester ce marché. »

Un chantier de 300 personnes

Au total, nous avons employé, en période de pointe, près de 300 personnes, dont 80 ont été recrutées sur place, et 200 ont été hébergées dans la vallée de la Roya, parfois dans des conditions un peu folkloriques, dans des Airbnb ou même chez l’habitant, et cela pendant près de deux ans.

C’est mon fils, alors âgé de 25 ans, qui a piloté le chantier, dans un premier temps coaché par un directeur technique et accompagné par une cellule chargée de réfléchir aux solutions à mettre en œuvre. Anthony était, par ailleurs, le mandataire du groupement, chargé de le représenter auprès des collectivités locales et des institutionnels. Il s’est prêté au jeu, a fait ses preuves et, peu à peu, s’est imposé comme le patron du chantier. Au bout d’un an, mes confrères ont estimé qu’il n’y avait plus besoin de le faire accompagner par un directeur technique. Il a ainsi eu la responsabilité de diriger entre 200 et 250 personnes à l’âge de 26 ans.

La visite du président de la République

Le préfet délégué à la reconstruction était issu du monde consulaire. Ancien directeur général des services de la chambre de commerce et d’industrie de Lyon, il était très abordable et nous nous sommes tout de suite tutoyés. Au mois de décembre, il m’a appris que le président de la République, qui avait survolé la vallée de la Roya en hélicoptère juste après la tempête, voulait revenir sur place en janvier, afin de visiter le chantier. Le préfet souhaitait que je me charge de l’accueillir, mais je lui ai proposé de confier cette tâche à mon fils, car je ne me rendais sur le chantier qu’une fois par semaine, alors qu’Anthony y était tous les jours. Ils ont consacré deux ou trois week-ends à visiter l’ensemble du chantier pour définir à quels endroits ils s’arrêteraient avec le Président.

Le 10 janvier 2022, le Président est venu sur place, accompagné de plusieurs ministres, des différents préfets concernés et de tous les élus locaux, notamment Éric Ciotti et Christian Estrosi. Le cabinet de l’Élysée souhaitait qu’à l’écran, on ne voie que le Président, mon fils et cinq ouvriers représentant les différentes entreprises. Le profil des salariés pressentis avait été soigneusement vérifié, pour s’assurer notamment qu’ils n’avaient pas de casier judiciaire et n’étaient pas fichés S…

Mon fils a passé quarante-cinq minutes en tête à tête avec le Président et a pu lui montrer différents aspects du chantier puis, devant les journalistes, il a pu décrire l’ensemble de l’opération et répondre aux questions. Le préfet délégué à la reconstruction m’a présenté au Président en lui disant : « Voilà le papa d’Anthony » et le Président m’a dit : « Bonjour le papa d’Anthony. » Heureusement, Éric Ciotti et Christian Estrosi lui ont tout de suite expliqué que j’étais aussi l’entrepreneur qui avait monté le groupement d’entreprises pour réaliser les travaux…

Vers une mobilité décarbonée

En 2014, nous avons emménagé dans notre nouveau siège social et nous en avons profité pour nous engager dans le développement durable. Sur notre nouveau site, d’une superficie de 2,5 hectares, nous avons créé une plateforme de recyclage des matériaux issus des chantiers. Nous les trions et nous en réutilisons une partie, ce qui nous permet de réaliser des économies et, en même temps, de contribuer à la transition écologique.

Nous avons décidé de nous focaliser sur la mobilité décarbonée au cours des trois ans qui viennent. Une vingtaine de nos voitures de fonction sont équipées de moteurs électriques ou hybrides, et le siège du Groupe est équipé de bornes de recharge. S’agissant des poids lourds, le recours à l’électrique est possible quand ils ne font que de l’autoroute, mais, pour rouler dans les ornières des chantiers, des camions électriques manqueraient de puissance. C’est pourquoi, en ce qui concerne la cinquantaine de poids lourds de l’entreprise, nous nous orientons plutôt vers les biocarburants. Je suis en train de préparer un contrat avec un producteur de colza qui me permettra de disposer de suffisamment de biocarburant, de surcroît à un prix inférieur à celui du pétrole.

Compte tenu de l’explosion des coûts de l’énergie, nous nous orientons aussi vers l’autoconsommation, avec la mise en place de panneaux photovoltaïques sur les toits du siège, des bureaux et des ateliers, afin de produire notre propre électricité. Sur nos parkings, des panneaux placés sur les ombrières permettront de recharger directement les véhicules pendant leur stationnement.

Les activités syndicales

En parallèle de mes activités de chef d’entreprise, j’ai exercé pendant quatorze ans différentes responsabilités au tribunal de commerce, d’abord comme juge assesseur, puis juge commissaire, puis vice-président. Quand on m’a proposé la présidence, j’ai préféré m’orienter vers la CCI (chambre de commerce et d’industrie) Nice Côte d’Azur et je la dirige depuis douze ans maintenant. Au cours de mon troisième mandat, j’ai également été élu président de la CCI de la région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur, qui regroupe les sept chambres de commerce territoriales (Aix-Marseille Provence, Nice Côte d’Azur, Toulon Var, Avignon, Gap, Dignes, Pays d’Arles) et représente près de 500 000 entreprises.

J’ai également passé six ans à la tête de l’Union patronale azuréenne, ce qui avait pour corollaire le fait de siéger à l’assemblée générale du MEDEF national, qui compte près de 500 membres. Cette assemblée désigne en son sein un comité exécutif de 45 membres, dont les 13 présidents régionaux et les représentants des principales branches d’activité (métallurgie, travaux publics, banques, assurances…). J’ai siégé au comex pendant trois ans, ce qui a été pour moi une expérience formidable. Les 45 membres sont assis autour d’une immense table par ordre alphabétique, de sorte que je me trouvais à proximité de Christian Peugeot, président du conseil de surveillance du constructeur automobile, un homme exceptionnel et pourtant très abordable.

J’ai siégé pendant deux ans au bureau du comex du MEDEF, qui ne compte que 12 membres, dont la représentante nationale des compagnies d’assurances, celle des banques, le représentant de l’UIMM, celui du bâtiment et celui de la grande distribution, le président de Sanofi, etc. Toutes ces personnes fréquentent assidument les cabinets ministériels et ont bien d’autres réseaux que ceux que l’on peut avoir en province, même en tant que président d’une CCI régionale. Tous les lundis, le président, Geoffroy Roux de Bézieux, nous expliquait qu’il avait passé son dimanche au téléphone avec Édouard Philippe ou Jean Castex, et nous détaillait les points qu’ils avaient abordés et les annonces qui allaient être faites dans la semaine. Cela m’a permis d’avoir une vision vraiment macroéconomique de la France. Quand j’ai demandé à Geoffroy Roux de Bézieux pourquoi il m’avait propulsé à ce poste, il m’a répondu : « Les autres membres du bureau sont un peu hors-sol. Je voulais quelqu’un qui nous remonte les problèmes concrets du terrain, par exemple ce qui se passe quand un chef d’entreprise rencontre le préfet, à quelles difficultés de recrutement ou de formation il est confronté, etc. »

Le président du MEDEF m’a également confié la création et la présidence du comité des MEDEF des 22 métropoles de France. Ce dispositif a été créé pour faciliter les relations entre les syndicats et les métropoles, car, depuis les dernières élections municipales, certains syndicats ont du mal à accéder aux décideurs des municipalités passées à l’écologie, une partie des élus refusant de discuter avec des industriels qui leur apparaissaient essentiellement comme des pollueurs… Avec France Urbaine, association qui rassemble toutes les métropoles de France, nous avons engagé la rédaction d’une charte des bonnes pratiques entre métropoles et syndicats patronaux métropolitains.

Débat

Les tensions politiques

Un intervenant : Comment gérez-vous les tensions entre les différents élus auxquels vous avez affaire ?

Philippe Renaudi : Celles entre Éric Ciotti et Christian Estrosi ne datent pas d’hier et ont tendance à s’aggraver. Je ne fais pas de politique et j’ai toujours décliné les appels de l’un et de l’autre à rejoindre leurs listes. Je défends les entreprises de mon département et de ma région. Dernièrement, j’en parlais avec le préfet : « En ce moment, ça ne va pas trop mal pour moi, je ne me fais engueuler ni par Christian Estrosi ni par Éric Ciotti. » Il m’a répondu : « Pareil pour moi. Je me fais engueuler par l’un et l’autre, ce qui prouve bien que je ne prends parti ni pour l’un ni pour l’autre ! »

Pourquoi maintenir des sociétés différentes ?

Int. : Pourquoi avoir maintenu plusieurs sociétés différentes plutôt que de les fusionner ?

P. R. : La société TAMA est située à Cagnes-sur-Mer ; Mariotti Génie civil est implantée à Menton ; CEFAP TP se trouve à Saint-Laurent-du-Var ; Brosio TP à Mougins ; Roatta à Villeneuve-Loubet. Tous les maires de ces municipalités tiennent beaucoup à conserver leurs entreprises sur place, avec leurs noms historiques et leurs salariés. Par exemple, lorsque j’ai racheté la société Brosio TP, il y a cinq ans, le maire de Mougins m’a dit : « Ne t’amuse pas à la déménager à Nice ! Elle emploie 40 salariés, je connais personnellement les chefs de chantier et je veux qu’elle reste là. » Chacune doit conserver son identité, même si leurs salariés s’identifient au Groupe Renaudi.

Int. : Si ce n’est le nom de leur entreprise, qu’est-ce qui rattache les salariés au Groupe ?

P. R. : Dans chaque région, il existe quelques familles d’entrepreneurs qui ont compté dans l’histoire économique locale. Sur la Côte d’Azur, c’est le cas des Ippolito, des Ragni, et aussi, désormais, des Renaudi, même si nous avons démarré une ou deux générations plus tard que ces deux familles. En outre, mes différents mandats font que j’apparais souvent dans les médias. Les salariés sont fiers d’appartenir à un groupe qui a une certaine notoriété.

Int. : Vous avez également laissé entendre que la gestion des ressources humaines est centralisée.

P. R. : En effet, ce qui n’empêche pas quelques disparités entre les différentes filiales. TAMA et Mariotti dépassent toutes deux le seuil des 50 salariés, ce qui vaut à leurs collaborateurs d’avoir droit à l’intéressement, contrairement à ceux des autres sociétés. Depuis quelques années, pour éviter ces écarts de rémunération, nous accordons davantage de primes à ceux qui ne bénéficient pas de la participation.

L’arbitrage entre intéressement et investissement

Int. : Comment arbitrez-vous entre l’intéressement que vous accordez à vos collaborateurs et la nécessité d’accumuler de la trésorerie pour d’éventuels investissements ?

P. R. : Les salariés du Groupe sont correctement rémunérés. Aucun d’entre eux ne gagne moins de 1 800 euros nets et c’est normal, car les prix des logements sur la Côte d’Azur ne sont pas très éloignés des prix parisiens. En 2022, nous avons fait une très bonne année, et leur intéressement et leurs primes ont avoisiné les deux mois de salaire. Ils avaient le sourire ! Quand les résultats sont moins bons, il n’y a pas d’intéressement et la prime de fin d’année est moins élevée. Je leur rappelle, à cette occasion, que, pour ma part, je ne prends jamais de dividendes, ce qui est également vrai de mes enfants. J’ai hérité ce principe de mon père : « Tu es bien payé et tu as des avantages, ça suffit. » Ce qui valait à l’époque où l’entreprise comprenait 30 salariés vaut encore aujourd’hui, où elle en compte 250.

Les dividendes des différentes sociétés ne remontent que jusqu’à notre holding, où ils alimentent une trésorerie destinée au rachat de nouvelles sociétés. Je rappelle régulièrement aux salariés que notre Groupe, grâce à cette trésorerie accumulée, a la capacité de les amener tous tranquillement jusqu’à la retraite.

Int. : Avez-vous de nouvelles pistes de croissance externe ?

P. R. : En 2018, j’ai répondu à un appel d’offres de DSP (délégation de service public) pour la rénovation et l’exploitation du port de plaisance Marina Baie des Anges, de Villeneuve-Loubet. Notre groupement a fini deuxième, mais je ne désespère pas de gagner un appel d’offres de ce type, car ils vont se multiplier dans les années à venir, la plupart des ports de plaisance ayant été aménagés dans les années 1970 et 1980, avec des DSP courant sur cinquante ans.

La fin de la corruption ?

Int. : À l’époque où j’étais chargé du développement de Sophia Antipolis et où Jacques Médecin était maire de Nice et président du conseil général, j’avais rencontré un promoteur qui prétendait avoir la carte des “prix” de chaque maire des Alpes-maritimes. Comment vous prémunissez-vous de la corruption ?

P. R. : Quand j’ai pris la tête de l’entreprise, dans les années 1990, c’était la fin du système Médecin, qui empêchait les PME locales d’accéder aux marchés.

Les nouveaux maires ont eu envie de “laver plus blanc que blanc” et, avec la décentralisation, ils ont pu s’adresser à des entreprises locales qui n’avaient jamais obtenu ce type de chantiers. C’est dans cette brèche que je me suis engouffré !

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT