Exposé de Jean-Louis Bergey

L’objectif de l’exercice de prospective mené par l’ADEME entre 2019 et 2021, « Transition(s) 2050 – Choisir maintenant, agir pour le climat »1, était de rendre plus concrètes les options encore envisageables pour atteindre l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050. Chacun comprend bien, en théorie, qu’il est nécessaire d’émettre moins de carbone, mais comment cela doit-il se traduire en pratique ? Dans le contexte de l’élection présidentielle, nous souhaitions éclairer les candidats, mais aussi les collectivités territoriales, les entreprises et nos concitoyens sur les avantages et les inconvénients de différentes options.

Pour cet exercice de prospective, nous sommes partis des quatre grands scénarios proposés par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) dans son rapport spécial sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5 degrés Celsius, publié en 2018. Chacun d’eux emprunte une voie distincte, correspondant à des choix de société différents. Nous les avons appliqués au territoire métropolitain seulement, car le contexte énergétique des départements d’outre-mer est très différent, et nous nous sommes intéressés uniquement aux émissions territoriales de GES (gaz à effet de serre), et non à l’empreinte matière. Cette dernière sera prise en compte dans une nouvelle version du rapport, à paraître à l’automne 2022.

Le travail interne a été confié à des pilotes sectoriels chargés de coordonner l’analyse sur chaque thème pendant deux ans. Nous avons également consulté des experts externes afin de vérifier la cohérence des différents scénarios. Par ailleurs, nous avons recouru à divers logiciels et tableurs développés par des partenaires comme l’INRA (Institut national de recherche agronomique), pour l’alimentation ; Solagro, pour la matière organique ; ou encore négaWatt, pour l’industrie. Enfin, nous avons recueilli les avis de 31 personnes sur les quatre scénarios afin d’évaluer la désirabilité de ces derniers.

Les quatre scénarios

Le premier scénario, Génération frugale (S1), repose sur une évolution rapide et de grande ampleur de nos modes de vie. La transition est pilotée par la contrainte (règlementaire ou fiscale) et passe à la fois par la sobriété, c’est-à-dire par une forte réduction de la consommation de biens et de services, et par le recours aux technologies, en particulier numériques. En effet, celles-ci favorisent une économie dans laquelle les gens sont plus des usagers de services que des propriétaires de biens (économie de la fonctionnalité). La neutralité carbone est atteinte grâce aux puits naturels de carbone que constituent les forêts et les sols (les océans n’ont pas été pris en compte, faute d’outils adaptés). L’agriculture est extensive et bio à hauteur de 70 %. Le principal défi est la capacité d’adaptation et de mobilisation individuelle autour d’une nature sanctuarisée et d’une économie du lien plutôt que du bien.

Le deuxième scénario, Coopérations territoriales (S2), vise une évolution d’ampleur et concertée de nos modes de vie. La société se transforme grâce à une gouvernance partagée qui oriente le système économique vers une voie durable, sobre et efficace, en misant moins sur la contrainte que sur un effort de conviction, de coopération et de travail collectif. En contrepartie, ce processus est moins rapide. Des investissements massifs sont consacrés au renforcement de l’efficacité, aux énergies renouvelables et aux politiques de réindustrialisation en ce qui concerne certains secteurs ciblés. L’agriculture est extensive et recourt à peu d’intrants. La neutralité carbone est atteinte principalement grâce aux puits naturels, auxquels s’ajoutent le captage du CO₂ dans certaines industries comme les cimenteries, ainsi que sa réutilisation, pour l’essentiel.

Le troisième scénario, Technologies vertes (S3), mise sur le développement technologique pour répondre aux défis environnementaux. Les manières d’habiter, de se déplacer ou de travailler ressemblent à celles d’aujourd’hui. L’État planifie la mise en place de politiques favorisant la décarbonation de l’économie dans un contexte de concurrence internationale et d’échanges mondialisés. La surface des forêts diminue, car le bois est exploité à la fois comme matériau et comme source d’énergie. La neutralité carbone n’est atteinte que grâce au captage du CO₂ à la sortie des cheminées et des chaufferies fonctionnant à partir de biomasse. Le défi est de réussir à trouver la ligne de crête d’une décarbonation sans modification d’ampleur de nos modes de vie.

Le quatrième scénario, Pari réparateur (S4), permet de conserver nos modes de vie et de consommation actuels en pariant sur des solutions techniques. La société place sa confiance dans sa capacité à gérer, voire à réparer, les systèmes sociaux et écologiques, en y consacrant davantage de ressources matérielles et financières, et en misant sur le numérique et sur des technologies encore peu matures aujourd’hui. La poursuite de l’urbanisation se fait au détriment des forêts et des espaces agricoles. La neutralité carbone n’est atteinte que grâce à la technologie DAC (Direct Air Capture), qui consiste à extraire le CO₂ de l’air grâce à de gros aspirateurs, dont il n’existe que deux exemplaires pilotes à ce jour dans le monde. Le défi est de mener à bien la mise en œuvre d’innovations d’ampleur afin de ne pas modifier nos modes de vie.

Comparaison entre les scénarios

Au fil des scénarios, la contrainte joue un rôle de moins en moins central, de façon inversement proportionnelle à l’efficacité technologique, qui devient prépondérante dans le quatrième scénario.

Tous ces scénarios permettent d’atteindre la neutralité carbone en 2050, mais avec des volumes d’émission de GES très différents. Entre S1 et S4, l’écart représente l’équivalent de cinq années d’émissions de GES, en prenant comme référence l’année 2019.

Dans les deux premiers scénarios, la demande en énergie est réduite de moitié par rapport à celle de 2015 (- 56 % pour S1 et - 53 % pour S2). Dans les deux derniers, elle diminue plus faiblement tout en restant inférieure à celle de 2015 (- 40 % pour S3 et - 24 % pour S4). Si l’on compare le premier scénario avec le quatrième, la réduction de la demande repose de façon inversement proportionnelle sur l’évolution des comportements et sur les gains d’efficacité technologique. Dans S3 et S4, la chasse au gaspillage permet d’assurer une croissance du PIB découplée de la demande en énergie.

En 2050, dans les quatre scénarios, l’électricité est le premier vecteur énergétique. Elle représente 42 % de la consommation finale d’énergie dans S1, 44 % dans S2, 52 % dans S3 et 56 % dans S4, contre 27 % en 2015.

La hausse proportionnelle de la part de l’électricité dans la consommation finale énergétique s’explique, notamment, par le développement de la mobilité électrique. Entre 2015 et 2050, celle-ci entraîne une consommation supplémentaire de 40 térawattheures dans S1, de 60 térawattheures dans S2, de 100 térawattheures dans S3 et de 170 térawattheures dans S4. À ceci s’ajoute, dans S2 et S3, un fort développement de la production d’hydrogène par électrolyse (environ 75 térawattheures supplémentaires entre 2015 et 2050). Dans S4, les technologies de captage du CO₂ dans l’air représentent 6 à 7 % de la demande d’électricité totale en 2050, ce qui n’est pas négligeable.

Dans S3 et S4, le bois est beaucoup plus exploité (en tant que matériau et source d’énergie) que dans les deux premiers scénarios, où la forêt sert de puits de carbone. Or, la forêt remplit de nombreuses autres fonctions : elle assure le filtrage et l’épuration de l’eau, la préservation de la biodiversité, offre des lieux de promenade, etc. L’un des enjeux des quatre scénarios est de trouver un équilibre entre ces différents usages de la forêt.

Contrairement à l’idée reçue selon laquelle sobriété est synonyme de décroissance, aucun des scénarios, pas même le premier, n’engendre de récession par rapport au niveau actuel de l’activité économique. En d’autres termes, le découplage entre PIB et émissions de GES est possible. S1 est le scénario le moins performant de ce point de vue, dans la mesure où les fortes contraintes imposées vont réduire très rapidement la demande en biens et services. En particulier, le secteur du bâtiment se concentre à 80 % sur la rénovation plutôt que sur la construction. Par ailleurs, les importations et exportations sont fortement réduites. Toutefois, au bout d’une dizaine d’années, la croissance redémarre grâce aux gains de productivité de l’industrie et au réinvestissement, dans les services marchands, d’une partie des économies réalisées via la réduction des importations de biens et d’énergie. Ce premier scénario est également le moins favorable à l’emploi.

Impact sur quatre grands domaines économiques

Nous avons étudié l’impact des quatre scénarios sur quatre grands domaines économiques, en prenant comme référence l’année 2019.

Le premier est la consommation de viande, qui diminue des deux tiers dans S1, de moitié dans S2, de 30 % dans S3 et de 10 % dans S4. Cet aspect est très important, car l’alimentation, en France, représente 25 % des émissions de GES. Si nous ne modifions pas notre régime alimentaire, nous allons devoir reporter sur d’autres secteurs les réductions des émissions de GES.

Le nombre de constructions neuves diminue de plus des deux tiers dans S1 : environ 80 % des résidences secondaires deviennent des résidences principales et 2 millions de mètres carrés de bâtiments existants et vides sont réinvestis. Les constructions neuves baissent également, à hauteur de 60 %, dans S2. Dans ces deux scénarios, l’ensemble de la chaîne de valeur du bâtiment, depuis les carrières jusqu’aux entreprises de maintenance, doit se transformer. Non seulement construire ou rénover n’implique pas les mêmes gestes, mais la démolition est remplacée par la déconstruction, qui permet de récupérer les équipements, comme des portes, des cloisons ou des faux plafonds, pour les réemployer. En revanche, dans S3, on détruit pour rebâtir et le nombre de constructions neuves est légèrement en dessous de 2019. C’est un peu moins vrai pour S4, où ce nombre ne représente que 80 % du chiffre de 2019, mais, dans ce scénario, la construction consomme davantage d’espace, car elle est plutôt individuelle, alors que S3 privilégie les immeubles collectifs.

Le troisième domaine étudié est la vente de véhicules neufs. Elle diminue de près de moitié dans S1, de 25 % dans S2, reste stable dans S3 et augmente de 20 % dans S4. Pour les deux premiers scénarios, l’ensemble de la chaîne de valeur doit également évoluer : un nombre inférieur de voitures vendues se traduit par une moindre production de pneus, de plastique, d’acier, d’aluminium, etc.

Le quatrième domaine est celui des neuf activités industrielles considérées comme les plus énergivores. Ces activités diminuent de 38 % dans S1, de 26 % dans S2, de 13 % dans S3 et de 2 % dans S4.

La sobriété selon l’ADEME

L’ADEME définit la sobriété de la façon suivante : « Dans un contexte où les ressources naturelles sont limitées, la sobriété consiste à nous questionner sur nos besoins et à les satisfaire en limitant leurs impacts sur l’environnement. Elle doit nous conduire à faire évoluer nos modes de production et de consommation et, plus globalement, nos modes de vie, à l’échelle individuelle et collective. » L’ADEME insiste beaucoup sur l’idée que le choix des modes de vie ne relève pas seulement de l’individu, mais également du collectif. Il est plus difficile d’être sobre lorsque la publicité nous vante en permanence de nouveaux produits, ou en l’absence d’infrastructures adaptées à proximité (piste cyclable, par exemple)…

L’ADEME distingue la sobriété de l’efficacité (liée à la technique) et de la contrainte (imposée par la règlementation), qui aboutissent toutes deux également à une diminution de la consommation, mais aussi de la précarité, qui est une situation subie et non une démarche volontaire. À ce propos, on estime que 15 % de la population française et les deux tiers de la population mondiale n’accèdent pas à la satisfaction de leurs besoins de base (se nourrir, se loger, s’éduquer, se soigner, se cultiver…). Même dans S1, ces personnes devront parvenir à satisfaire leurs besoins primaires, ce qui signifie que leur consommation augmentera et que la population plus aisée devra consentir à davantage d’évolutions pour atteindre collectivement la neutralité carbone.

Contrainte, efficacité, sobriété

En matière de mobilité individuelle, la contrainte peut prendre la forme d’une réduction de la vitesse autorisée sur autoroute, qui passerait de 130 à 110 kilomètres-heure. L’efficacité peut consister à acheter une voiture à faible consommation d’essence ou un véhicule électrique, tout en effectuant le même nombre de kilomètres. Au contraire, la sobriété vise à réduire les déplacements en voiture individuelle, que ce soit grâce au télétravail, au report modal (vélo, marche, transports en commun) ou au covoiturage, par exemple dans les zones rurales où les autres options ne sont pas envisageables.

S’agissant des entreprises industrielles, la contrainte peut prendre la forme d’une législation obligeant à moderniser l’outil de production ou à passer d’une énergie carbonée à l’électricité. L’efficacité consiste à investir dans des process consommant moins d’eau ou d’énergie, ou à opter pour des composants moins polluants, tout en fabriquant les mêmes objets. La sobriété se traduit par une réduction des quantités produites, soit en augmentant la durabilité des objets, leur réparabilité et leur recyclabilité, soit en optant pour l’économie de la fonctionnalité, qui consiste à vendre l’utilisation du produit plutôt que le produit lui-même.

L’ère du “moins”

Concrètement, la pratique de la sobriété se traduit par une série de “moins” dans les scénarios : moins de viande consommée (- 70 % pour S1, - 50 % pour S2), moins de kilomètres parcourus au quotidien en voiture (- 30 % pour S1, - 17 % pour S2), moins de véhicules en circulation (- 50 % pour S1, - 30 % pour S2), des véhicules moins lourds (- 30 % pour S1, - 15 % pour S2), moins de constructions neuves (- 70 % pour S1, - 60 % pour S2), moins de matériaux de construction (deux fois moins pour S1 et S2 que pour S3 et S4), moins d’eau d’irrigation (- 32 % pour S1, - 17 % pour S2), moins de production industrielle (- 38 % pour S1, - 26 % pour S2), moins d’énergie consommée (- 56 % pour S1, - 53 % pour S2), moins de sols consommés (deux fois moins pour S1 et S2 que pour S3 et S4).

En amont de l’adoption de la SFEC (Stratégie française sur l’énergie et le climat), le ministère de l’Écologie a lancé, entre novembre 2021 et février 2022, une consultation publique sur 12 thématiques différentes, au cours de laquelle l’option de la sobriété semble avoir été plébiscitée. Sur 14 000 contributions, 2 500 portaient sur le thème « Sobriété versus technologies nouvelles », contre 1 700 pour « Culture du bas-carbone », 1 350 pour « Souveraineté économique » et 1 250 pour « Transition juste ». Selon l’analyse du ministère : « Le recours à la sobriété est largement perçu comme une solution pérenne et efficace. La future Stratégie française sur l’énergie et le climat devra donner toute sa place à la sobriété comme levier d’atteinte de nos objectifs climatiques et énergétiques (dans tous les secteurs émetteurs de GES et à toutes les échelles). »

Une inconnue : la demande de matières premières

L’IRP (International Ressources Panel), l’équivalent du GIEC dans le domaine des matières premières, a mesuré l’évolution de la consommation de quatre grandes ressources naturelles : les minéraux non métalliques – c’est-à-dire, pour l’essentiel, les matériaux de construction –, les minerais métalliques, les combustibles fossiles et la biomasse. Entre 1900 et 2015, l’ensemble des volumes consommés est passé de 7 à 85 milliards de tonnes annuelles. Au niveau individuel, la consommation est passée, sur la même période, de moins de 2 tonnes par habitant et par an à plus de 12 tonnes, avec de fortes disparités selon les régions (2 tonnes en Afrique, 27 tonnes en France, 30 tonnes en Europe).

On évoque souvent le problème de l’approvisionnement en métaux rares nécessaires à la transition énergétique et numérique, mais le problème le plus crucial concerne les matériaux de construction, qui représentent la moitié de toutes les ressources naturelles extraites. On assiste par exemple, d’ores et déjà, à une “guerre du sable” dans certaines régions du monde.

L’une des fragilités de nos scénarios, en particulier S3 et S4, est qu’ils ne prennent pas en compte les éventuelles difficultés d’approvisionnement pour certains matériaux, ni le renchérissement des matières premières lié au fait d’aller éventuellement les chercher aux pôles ou au fond des océans, sans parler d’expéditions sur la Lune.

D’après les projections de l’IRP, entre 2015 et 2060, la consommation globale devrait atteindre 180 milliards de tonnes annuelles et passer de 12 à 19 tonnes par habitant et par an, ce qui, à l’évidence, n’est pas tenable. Pour être durable, la consommation par habitant devrait, selon l’IRP, descendre à un niveau compris entre 3 et 6 tonnes par an, ce qui représente une réduction d’un facteur 5 à 9 en ce qui concerne la France.

De nombreuses questions autour de la sobriété

La mise en œuvre de la sobriété soulève de nombreuses questions : jusqu’où doit aller l’effort de sobriété ? qu’est-ce qu’un régime alimentaire durable ? quelle sera l’économie du bâtiment demain ? quel modèle industriel pourra émerger ?

La sobriété remet en question toute la chaîne de valeur économique : production, consommation, rapport au prix et au coût. Par exemple, on peut être tenté d’acheter un produit en raison de son faible prix, tout en sachant que le coût global pour la planète sera important.

Par ailleurs, la sobriété va faire des gagnants et des perdants. Les gagnants seront ceux qui, aujourd’hui, n’accèdent pas à la satisfaction de leurs besoins et qui, demain, en fonction des choix qui seront faits, pourront peut-être manger à leur faim, se loger et se soigner. Les perdants seront les populations actuellement les plus riches, qui consomment le plus et ont le plus d’impact sur l’environnement, car elles devront transformer radicalement leurs modes de vie. Comment structurer et accompagner ces transformations ?

La sobriété pose la question des représentations et des valeurs, au plan non seulement individuel, mais également collectif. Chacun d’entre nous fait partie de différents collectifs (notre famille, nos amis, nos collègues de bureau…) qui ont leurs propres valeurs et systèmes de reconnaissance. Si j’appartiens à un groupe d’amis qui adorent regarder les matchs de foot sur écran géant, que diront-ils lorsque je les inviterai à assister à un match sur ma petite télévision ? Si tous mes collègues obtiennent de magnifiques voitures de fonction et que je réclame un vélo, de quoi aurai-je l’air ? Suis-je obligé de porter tout le temps des vêtements neufs ou puis-je continuer à les utiliser lorsqu’ils sont un peu usés ? Comment faire évoluer toutes ces représentations pour faire en sorte que l’image de la sobriété devienne positive ?

1. Ce rapport est téléchargeable sur le site transitions2050.ademe.fr, sous trois formats : le document complet de 687 pages, une synthèse de 44 pages et un résumé exécutif de 12 pages, rédigé de façon volontairement très accessible.

Débat

La méthode de travail

Un intervenant : Votre méthode semble très originale en ce qu’elle propose des scénarios à la fois cohérents et différenciés, qui permettent de se faire une représentation concrète des différentes options envisageables, de nourrir la réflexion et d’ouvrir le débat. Comment avez-vous procédé pour construire ces scénarios ?

Jean-Louis Bergey : Notre approche a d’abord été littéraire. Nous avons commencé par définir, dans les grandes lignes, la société de 2050 selon les quatre scénarios, puis nous avons travaillé, secteur par secteur, à la description de ce qui pourrait se passer.

Pour ma part, j’ai été chargé d’animer le groupe de travail sur les déchets. Nous avons dû fournir un gros effort d’imagination pour nous représenter ce que pourraient être la production de déchets, la mise en décharge, le recyclage, par exemple, et ce, pour chacun des quatre scénarios. D’autres groupes ont travaillé sur le bâtiment, l’industrie, les transports, l’agriculture, etc.

L’étape suivante a consisté à mettre toutes ces descriptions en commun, ce qui a suscité beaucoup de débats. Par exemple, pour S1, le groupe de travail sur le bâtiment avait prévu une forte utilisation du bois de construction, mais nos collègues travaillant sur la forêt ont souligné que l’exploitation du bois devait être limitée afin de préserver les puits naturels de carbone.

Après cette “mise en cohérence littéraire”, nous nous sommes attelés aux chiffrages, ce qui a provoqué de nouvelles discussions. Ainsi, dans le domaine des déchets, nous avions donné la priorité à la valorisation matière par rapport à la valorisation énergétique. À l’heure actuelle, la France produit 250 000 tonnes par an de CSR (combustibles solides de récupération) à partir des déchets et nous avions imaginé passer à 3, 4 ou 5 millions de tonnes de CSR, selon les scénarios. Or, nos collègues de l’industrie avaient prévu, pour S3, 18 millions de tonnes de CSR, destinées essentiellement à la fabrication de carburant et un peu aux cimenteries. Nous avons alors modifié nos priorités et diminué la part du recyclage du plastique en faveur de la valorisation énergétique, ce qui n’est pas cohérent avec la priorité donnée au recyclage.

Au bout du compte, l’intérêt de cet exercice est de montrer que chaque scénario présente des avantages et des inconvénients, que le choix n’est pas neutre et que, selon le chemin qui sera privilégié, nous ferons émerger des sociétés très différentes. Une chose est sûre : si nous nous contentons de laisser les choses suivre leur cours, il sera impossible d’atteindre la neutralité carbone en 2050.

Les limites de l’exercice

Int. : Les différents scénarios prennent-ils en compte la dérive climatique ? La forêt, par exemple, subit de plus en plus d’épisodes de sécheresse et risque de ne plus pouvoir remplir son rôle de puits de carbone.

J.-L. B. : Nous avons pris en compte le changement climatique dans les domaines pour lesquels nous disposions de données. C’est le cas, par exemple, pour l’évolution des forêts et des rendements agricoles. Pour la production d’électricité, nous avons pris en considération neuf modèles météorologiques différents. L’augmentation des températures a été intégrée, notamment, au calcul des besoins de chauffage ou de refroidissement dans les bâtiments.

En revanche, nous ne disposions d’aucun élément, par exemple, sur l’augmentation du volume des déchets qui risque de résulter de la multiplication des événements climatiques exceptionnels entraînant des destructions de bâtiments. Pour chaque secteur, nous indiquons, dans le rapport, les limites liées aux carences des données dont nous disposons.

De nombreux autres aspects n’ont pu être pris en compte. Par exemple, nous n’avons pas exploré le type de politique publique qui pourrait être mis en place pour contraindre les gens à renoncer à leur résidence secondaire ni réfléchi à l’évolution de la fiscalité, dont une partie est actuellement adossée à la puissance des moteurs des automobiles ou à la consommation d’énergies fossiles, ni à l’impact des différents scénarios sur la santé physique et mentale de la population.

Int. : Avez-vous pris en compte les effets rebonds ?

J.-L. B. : Non, nous ne l’avons pas fait. L’existence des effets rebonds n’est plus à démontrer, mais ils sont difficiles à chiffrer, et leur intégration aux scénarios aurait pu conduire à des hypothèses discutables.

Les disparités entre territoires

Int. : Les territoires présentent de grandes disparités entre eux. Tous seront-ils logés à la même enseigne vis-à-vis de l’exigence de sobriété ?

J.-L. B. : L’État peut fournir des lignes directrices pour parvenir à l’objectif de neutralité carbone en 2050, mais cette neutralité ne sera pas atteinte par chacun des territoires. Par exemple, certains d’entre eux, très forestiers, contribueront davantage à l’absorption du carbone, quand d’autres seront en pointe pour la géothermie profonde ou l’éolien.

Int. : Avez-vous pris en compte la possibilité que les populations réagissent de façon plus ou moins vigoureuse selon les territoires ?

J.-L. B. : Nous n’avons pas pu intégrer cette dimension régionale, sauf dans certains domaines pour lesquels nous disposions de données. Par exemple, nous savons qu’il sera difficile, dans certaines régions, d’aller au-delà d’un certain nombre d’éoliennes. Nous allons travailler avec l’Agence nationale de la cohésion des territoires pour analyser l’impact de deux de nos scénarios, couplés avec des scénarios de RTE, sur trois types de territoires (un territoire très urbanisé, un territoire rural et un territoire très touristique), de façon à pouvoir apporter des éléments pour la prise de décision des collectivités.

Les gagnants et les perdants

Int. : J’ai été surpris de vous entendre dire que les perdants seront les populations les plus riches actuellement… Je crains que les perdants soient surtout les populations déjà précarisées, comme les personnes en situation de handicap et disposant de peu de revenus, dont les marges de réduction de la consommation sont extrêmement faibles.

J.-L. B. : En aucun cas il ne s’agit de demander aux plus pauvres de renoncer à la satisfaction de leurs besoins de base. Quand je parle des “perdants”, je pense par exemple aux personnes qui ont pris l’habitude de prendre l’avion quatre fois par an pour aller voir des expositions au bout du monde et qui pourraient, à l’avenir, se voir affecter un budget carbone qui ne leur permettra plus de prendre l’avion qu’une fois tous les quatre ans.

Contrainte et démocratie

Int. : Imaginons une commune dans laquelle une double voie de circulation s’avère être saturée. Certains usagers demandent la création d’une troisième voie, d’autres celle d’une piste cyclable. Comment allez-vous accompagner les collectivités locales pour les aider à prendre les meilleures décisions ?

J.-L. B. : Nous mettons à leur disposition une documentation extrêmement fournie, afin de les aider dans leurs décisions en matière d’urbanisme, d’énergie, ou encore d’économie circulaire. Sur le site de l’ADEME, à l’onglet “sobriété”, vous trouverez la présentation d’une dizaine de cas dans lesquels l’ADEME a apporté un accompagnement concret à des collectivités qui en avaient fait la demande. En Normandie, par exemple, nous avons cofinancé un chargé de mission sobriété au sein d’une collectivité. Outre nos propres opérations de communication, nous nous appuyons beaucoup sur les fédérations professionnelles pour faire passer des messages.

Int. : Au début de la crise de la Covid-19, le président de la République a demandé aux Français de limiter les contacts physiques entre eux. Nos concitoyens ont continué à fréquenter les parcs comme si de rien n’était et, deux jours plus tard, le président a annoncé un confinement général. Les gens ont alors obtempéré, d’autant plus que les hôpitaux étaient saturés et que le danger était perçu comme réel. S’agissant du changement climatique, comment les élus pourront-ils exercer des contraintes sur nos concitoyens face à un danger ressenti comme beaucoup plus lointain ?

J.-L. B. : Il est certain que, pour les élus, cela représente une prise de risque importante. Ils doivent trouver le bon dosage entre éducation, incitation et contrainte.

Int. : L’exigence de sobriété ne va-t-elle pas conduire à la remise en cause de la démocratie ?

J.-L. B. : Nous avons mené cet exercice de prospective en restant dans un cadre démocratique. Contrainte ne signifie pas despotisme : les lois sont votées démocratiquement, avec des possibilités de recours, puis elles s’appliquent à tous.

Lorsque l’on demande aux gens de transformer leur mode de consommation, nombre d’entre eux se sentent bousculés, ce qui est normal. Aucune transformation ne se fait sans heurts, ce qui ne signifie pas qu’elle doit nécessairement passer par une révolution…

Certaines des évolutions souhaitées se produisent d’ailleurs très naturellement, en l’absence de toute contrainte. C’est le cas, par exemple, pour la consommation de viande, qui diminue continuellement depuis une douzaine d’années.

On ne peut cependant pas compter sur ce type d’évolution spontanée pour parvenir à la neutralité carbone et il faudra donc prendre un certain nombre de décisions.

Dans nos scénarios, par exemple, nous avons considéré comme acquis qu’une taxe carbone serait imposée aux frontières de l’Europe.

Le bilan carbone individuel

Int. : Existe-t-il des applications permettant de calculer son empreinte carbone individuelle ?

J.-L. B. : L’ADEME s’est associée à l’Association Bilan Carbone pour proposer aux particuliers de simuler leur empreinte carbone sur le site nosgestesclimat.fr, en fonction de leurs habitudes alimentaires, de leur type de chauffage, de leur mode de déplacement, etc.

Int. : Certains de nos concitoyens peuvent avoir envie de continuer à se déplacer en voiture, mais être prêts à réduire leur consommation de viande. Plutôt que d’appliquer à tous les individus les mêmes critères, peut-être serait-il envisageable d’imaginer des compteurs individuels de carbone ? Sachant que le contenu carbone de tous les biens et services est à peu près connu, on pourrait affecter à chaque personne un budget carbone qu’elle ne pourrait pas dépasser, et chacune ferait son propre arbitrage en fonction de ses priorités.

J.-L. B. : Il ne s’agit pas d’imposer à tout le monde les mêmes critères ou actions. Lorsque nous présentons les résultats, il s’agit de ceux d’un “Français moyen” qui, en réalité, n’existe pas. Les crédits carbone individuels sont une réponse parmi d’autres pour aller collectivement vers une réduction des GES, mais avec des parcours individuels libres et différents.

Une place pour le plaisir

Int. : Serait-il possible de compléter vos scénarios en évoquant le plaisir que l’on peut trouver dans les nouveaux modes de vie proposés ? Le plaisir est un moteur capital dans l’envie d’agir !

J.-L. B. : Vous avez raison. Nous devrons chercher à présenter chaque scénario de façon aussi positive que possible.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT