Exposé de Cécile Thévenet

Mes parents ont monté une entreprise de conception et de fabrication de vêtements pour l’industrie du nucléaire, qui a été une grande réussite sur le plan professionnel et beaucoup moins sur le plan de leur vie privée. Ils travaillaient énormément, ramenaient à la maison les problèmes de l’entreprise et à l’entreprise les problèmes de la maison. Cela m’avait convaincue de ne jamais entrer dans l’industrie et, pour m’en assurer, j’ai entrepris des études littéraires. Après une formation dans la communication, j’ai travaillé dans une agence comme attachée de presse pour de gros clients. Je me suis épanouie dans mon travail et il m’arrivait de veiller toute la nuit pour terminer un dossier. Au bout de quelques années, toutefois, j’avais fait un peu le tour de cette activité.

Une passion pour la peinture

Je me suis mariée et, à la naissance de mes enfants, j’ai décidé d’arrêter de travailler pour m’occuper d’eux, toujours dans l’idée de ne pas reproduire le modèle de mes parents. Mes fils sont aujourd’hui tous deux ingénieurs et je suis fière de leur réussite.

Entre-temps, j’ai suivi une formation en graphologie et je me suis passionnée pour la peinture à l’huile. J’ai même travaillé pour une école de peinture où mes enfants prenaient des cours et, en parallèle, je visitais des musées et je rencontrais énormément de peintres.

J’ai réussi à convaincre l’un d’entre eux de s’associer avec moi pour créer notre propre école de peinture, pour adultes, celle-ci. Elle a vu le jour en 2006 et elle proposait de nombreuses activités, y compris des stages en Tunisie.

Cette expérience me comblait, mais, trois mois après l’ouverture de l’école, mon mari, qui travaillait dans l’ancienne entreprise de mes parents, cédée à un grand groupe, m’a annoncé qu’il voulait quitter son emploi pour monter sa propre société et qu’il avait besoin de moi pour l’aider à réaliser son projet. Malgré mes préventions contre l’industrie, j’ai accepté.

Un premier business model presque parfait

Grâce à mes relations dans le milieu de la peinture, j’ai trouvé des personnes qui voulaient bien devenir nos associés, en particulier un expert-comptable qui nous aidait bénévolement, le dimanche matin, à travailler sur notre business model.

Des pompiers nous avaient expliqué que, lorsqu’ils intervenaient sur un accident en bord de route par mauvais temps, deux d’entre eux devaient se charger de tenir une bâche au-dessus du matériel de cardiologie pour éviter qu’il ne soit endommagé par la pluie : « Il nous faudrait une petite tente qui se déploie en quelques secondes pour protéger le matériel. » Nous avons calculé le nombre d’interventions de pompiers sur la route, le nombre de jours de pluie, puis mon mari a développé le concept, nous avons déposé un brevet et créé l’entreprise, en 2006, sous le nom de Securotec. Notre business model était parfait, ou presque : nous n’avons pas vendu le moindre exemplaire de cette tente.

Nous nous sommes alors tournés vers les entreprises du BTP et nous leur avons proposé notre produit, un peu transformé, sous la forme d’une tente rapidement déployable qui servait à couvrir les tranchées pour protéger les ouvriers à la fois de la pluie et de la chaleur. La tente, qui pouvait être personnalisée au nom de l’entreprise, permettait d’éviter de recourir à des barrières, pouvait être décalée progressivement en fonction de l’avancée du chantier et, le soir, être rangée dans un sac pour l’emporter dans le camion. Quelques clients nous ont fait confiance et nous avons démarré la production. Nous assurions la conception et la commercialisation du produit, mais, faute de volumes suffisants, nous confiions la fabrication à deux sous-traitants, l’un pour la partie textile et l’autre pour la partie gonflable. Nous vendions généralement ces tentes à l’unité, en sorte que mon mari était perpétuellement sur les routes.

Le statut éprouvant du sous-traitant

Au bout d’un an et demi, nous avons rencontré un fabricant de tentes pour l’armée qui était en difficulté car son directeur commercial s’était associé avec le sous-traitant pour monter sa propre entreprise. Notre interlocuteur nous a proposé de prendre le relais, ce qui n’était pas évident, nos propres sous-traitants n’étant pas équipés pour cette taille de produit. La surface des tentes en question étant de de 56 mètres carrés, nous aurions eu besoin de machines destinées à confectionner des bâches de camion. Or, celles de nos fabricants étaient plus adaptées pour souder des protège-cahiers... Nous avons cependant relevé le défi.

Assez vite, notre client nous a encouragés à monter notre propre usine. Nous avons lancé une augmentation de capital et nos associés nous ont suivis. Nous avons réussi à louer une usine vétuste et sordide, et acheté trois vieilles machines.

Peu à peu, les relations se sont tendues avec notre client. Il nous incitait à acheter de nouvelles machines pour qu’il puisse nous confier davantage de volumes, mais nous savions que nous n’étions pas son seul sous-traitant et, quand nous lui demandions des garanties sur les volumes en question afin de ne pas prendre de risques démesurés, il ne donnait pas suite. Par ailleurs, comme il représentait 95 % de notre chiffre d’affaires, il a commencé à nous étrangler sur les prix. Notre rythme quotidien était infernal : le soir, je récupérais les enfants et, après les avoir couchés, je retournais à l’usine, où nous travaillions parfois jusqu’à 3 heures du matin. Un chauffeur polonais nous attendait sur le parking, chargeait la marchandise, nous rentrions à la maison et, le lendemain, cela recommençait. Nous étions complètement épuisés.

L’essor de Securotec

C’est alors qu’un colonel du Service de santé des armées est venu frapper à notre porte. Il souhaitait nous faire réparer une tente gonflable utilisée lors d’opérations extérieures. Je lui ai précisé que, n’ayant pas fabriqué la tente, nous ne pouvions pas garantir la réparation, mais que, en revanche, nous serions certainement capables de lui fournir un matériel de qualité bien supérieure.

Nous avons commencé à concevoir ensemble un nouveau produit et, grâce à sa passion pour son travail, en cinq mois, nous avons mis au point une tente innovante avec des murs droits et non inclinés, gonflables et néanmoins capables de supporter 400 kilos de matériel. Nous avons obtenu le marché et, même si le volume de commandes était faible, cela a constitué une magnifique référence pour nous, sachant que l’armée a un niveau d’exigence extrêmement élevé.

Munis de cette référence, nous avons décliné notre produit pour en faire une chaîne de décontamination utilisable par les services d’urgences lorsqu’ils accueillent des patients présentant un risque de contamination radioactive, chimique ou biologique. Ces tentes répondent à des protocoles précis, avec une zone où le patient se déshabille, une zone où il est douché et une zone où il est rhabillé avec d’autres vêtements.

Grâce à ce nouveau développement, à partir de 2017, 95 % de notre chiffre d’affaires étaient réalisés avec nos propres produits. Nous avions réussi à nous libérer de notre dépendance vis-à-vis de notre client historique.

Aujourd’hui, Securotec continue à concevoir et fabriquer des tentes spécifiques pour le Service de santé des armées, des chaînes de décontamination pour les hôpitaux, mais aussi des bulles de transport étanches pour les patients contaminés, ainsi que des unités d’isolement étanches et ventilées, soit pour mener des expériences dans des laboratoires, soit pour soigner des patients, notamment ceux atteints de la maladie à virus Ebola en République démocratique du Congo. Grâce à ce produit, le taux de guérison de cette maladie est passé de 20 % à 50 %, ce qui nous a valu un prix de la Fondation Bill et Melinda Gates, ainsi que l’homologation du produit par l’Organisation mondiale de la santé.

Vendre l’entreprise ou en acheter une deuxième ?

L’obtention de ce résultat avait nécessité énormément de travail et nous avait valu beaucoup de tracas et de fatigue. Notre couple a commencé à battre de l’aile. Nous avons décidé de nous séparer, mais de continuer à travailler ensemble. Mon mari assurait l’essentiel de la partie technique. De mon côté, je m’occupais de l’administratif et du commercial, et un peu de la technique également.

Alors que nos associés commençaient à s’inquiéter de cette situation, l’ancien concurrent de mes parents nous a contactés. Il venait de vendre son entreprise et souhaitait entrer au capital de notre société. Nos associés ont envisagé de lui céder la place, mais le projet de cet investisseur consistait à délocaliser l’activité au Portugal, ce qui ne me plaisait pas beaucoup. Je me suis toujours battue pour le made in France et une telle décision était de nature à transformer radicalement l’ADN de l’entreprise.

Assez vite, après avoir demandé 35 % des parts, cet investisseur a commencé à en réclamer 51 %, ce qui signifiait qu’il voulait nous mettre dehors. Lors d’une réunion, ses avocats se sont permis de me faire des observations sur la tenue de la comptabilité, dont je me chargeais moi-même, le week-end, afin d’éviter des frais supplémentaires. Quand leur secrétaire m’a glissé : « Vous êtes quand même un peu en difficulté », j’ai posé mon crayon et j’ai expliqué à l’investisseur que je n’acceptais pas d’être traitée de cette façon, et que la réunion s’arrêtait là pour le moment.

J’ai alors reçu l’appel d’un autre industriel, rencontré sur un salon. Âgé de 72 ans, il cherchait quelqu’un de plus jeune pour développer son entreprise, Tair, qui fabrique de la petite bagagerie : « Nous avons de la trésorerie, nous pouvons prendre des risques sur de nouveaux secteurs. » Il m’a invitée à déjeuner avec un autre candidat. Ce dernier ne parlait que d’audit, alors que j’évoquais des pistes de nouveaux produits. J’ai revu l’industriel en tête à tête et je lui ai expliqué que j’étais intéressée par sa proposition, à condition d’entrer progressivement au capital pour, à terme, reprendre la société. Pendant trois semaines, j’ai consacré un jour par semaine à cette entreprise afin d’observer son fonctionnement et me former. Ce faisant, j’ai appris que le PDG était également propriétaire d’un terrain situé de l’autre côté du parking.

À l’occasion d’une réunion avec mes associés pour faire le point sur la proposition de rachat de notre entreprise, je leur ai dit : « Soit on vend tout, soit je vous propose de racheter avec moi une société qui dispose d’un terrain sur lequel nous pourrions construire une nouvelle usine pour Securotec et organiser des synergies. » Tous deux m’ont répondu : « Ça, c’est un vrai projet d’entreprise ! On te suit. »

La reprise difficile de Tair

En octobre 2018, mon mari m’a annoncé qu’il quittait Securotec. Or, il détenait la plus grande partie du savoir-faire technique, notamment en matière de soudure haute fréquence, un procédé de chauffe permettant de faire fondre deux films plastique (PVC ou polyuréthane), de sorte que l’endroit de la soudure soit plus résistant que chacune des deux feuilles de plastique.

Je me suis souvenue que, dans mon enfance, mon père me montrait les machines de ce type. Je lui ai demandé de m’initier à ces techniques et il a été ravi de se rendre utile. Par la suite, lorsque je recrutais de nouveaux collaborateurs, j’exigeais qu’ils aillent se former auprès des concepteurs des machines, afin de maîtriser parfaitement cette technologie. J’ai un peu suivi ces formations et, désormais, j’en sais suffisamment pour me charger moi-même d’acheter les machines.

J’ai repris la société Tair en 2019, ce qui m’a amenée à y passer deux jours par semaine, tout en m’occupant du projet de construction de la nouvelle usine pour Securotec. Je me suis rendu compte, à cette occasion, de la difficulté d’obtenir un permis de construire en France. Chaque jour, je découvrais une nouvelle réglementation ! Mon père s’était heurté au même obstacle, en 1972, avec 30 personnes qui attendaient de reprendre le travail. Il avait fini par construire son usine sans permis et par régulariser celui-ci après coup. Cinquante ans plus tard, la situation est encore pire.

Quand nous avons enfin pris possession des locaux, en 2020, une partie du personnel de Securotec n’a pas suivi, car la nouvelle usine était située à 30 kilomètres de l’ancienne. Puis, alors que les machines venaient d’être livrées et que les bureaux n’étaient pas encore aménagés, le gouvernement a imposé le confinement en raison de la pandémie de Covid-19. Du côté de Securotec, le téléphone n’arrêtait pas de sonner et nous n’avions pas assez de personnel pour répondre aux commandes. Du côté de Tair, le personnel a instantanément arrêté de travailler en raison des risques sanitaires et, de toute façon, plus aucun client ne nous sollicitait.

J’ai recruté de nouvelles personnes pour Securotec et je leur ai expliqué que nous allions devoir créer des synergies avec Tair, aussi bien pour les moyens de production que pour les équipes, le bureau d’études, le design ou l’administration. Trouver des synergies sur le plan de la conception et de la fabrication n’avait rien d’évident. En effet, Securotec fabrique des petites séries de produits qui peuvent peser une centaine de kilos, demandent beaucoup de travail en bureau d’études et répondent à des normes très exigeantes, quand Tair propose de la bagagerie relativement technique également, mais de bien plus petite taille avec, par exemple, des étuis d’une vingtaine de grammes destinés à des terminaux de paiement ou à des postes de radio de police, et réalisés parfois à plusieurs milliers d’exemplaires.

En définitive, l’année 2020 a été excellente à la fois pour Securotec, avec de grosses commandes de l’armée pour nos bulles de transport de patients contaminés, et pour Tair, avec beaucoup d’exports. En cours d’année, toutefois, le plus gros client de Tair est passé de 65 % du chiffre d’affaires à 0 %, en raison de la pandémie. À la fin de l’année, il a recommencé à passer des commandes et nous avons pu liquider nos stocks, mais j’ai compris que cette situation était trop dangereuse et que je devais capitaliser sur les clients de Securotec dans l’armée pour essayer de trouver de nouveaux clients pour Tair.

De belles perspectives pour 2023

Dès le début de l’année 2019, le deuxième plus gros client de Tair nous a laissé tomber : il avait décroché un appel d’offres de 20 000 pièces pour la gendarmerie et avait choisi de faire appel à un sous-traitant anglais. En pleine période de Brexit, j’ai trouvé cela un peu “fort de café” !

J’ai alors demandé à l’ancien dirigeant de Tair de m’aider à obtenir un rendez-vous avec les acheteurs de la gendarmerie nationale, à qui j’ai présenté des prototypes de nos produits : « Vous avez passé commande, au nom de l’État français, à un Anglais qui fabrique en Asie, avec un intermédiaire qui vous prend 75 % de marge, alors que vous pouviez traiter directement, à un prix inférieur, avec une PME française qui fabrique des produits de qualité et fait vivre des familles françaises ! » C’était trop tard, car le marché était déjà conclu, mais la discussion a néanmoins duré une heure et demie.

Il y a un mois, j’ai recontacté ces acheteurs, qui se souvenaient très bien de moi et m’ont réservé un très bon accueil. En arrivant, j’ai remarqué, sur leur bureau, un téléphone pour lequel nous avons déjà confectionné un étui lorsque Tair a commencé à travailler pour la défense : « Nous avons l’article qu’il vous faut pour cet appareil. Vous n’avez pas besoin d’aller chercher des Anglais, cette fois ! » Quand je leur ai indiqué notre tarif, ils ont été très surpris : « Nous nous attendions à 2,5 fois plus ! » Je leur ai expliqué qu’en travaillant directement avec nous, ils bénéficieraient du tarif fabricant, au lieu de verser des marges exorbitantes à des intermédiaires.

Nous sommes en bonne voie d’obtenir ce marché, qui nous ouvre de très belles perspectives pour 2023. En revanche, nous nous trouvons, en ce moment, dans le creux de la vague, ce qui m’a conduite à accepter une commande de torchons. En effet, je voulais absolument éviter de licencier mes équipes, car j’aurais du mal, ensuite, à retrouver des couturières disposant d’un tel savoir-faire et d’une telle dextérité. Pendant un mois, elles ont donc cousu des ourlets de torchons. Le designer de l’entreprise a jugé que c’était « humiliant » pour elles, sachant qu’elles ont l’habitude de fabriquer des produits extrêmement techniques. Je lui ai répondu : « Ce qui aurait été humiliant pour moi, c’est de leur dire de rester chez elles ! Nous allons fabriquer des torchons le temps qu’il faudra avant de pouvoir rebondir. »

Les leçons de l’expérience

En réalité, le designer a été le seul à me tenir ce discours. Les couturières, elles, étaient plutôt soulagées. Lorsque nous avons racheté Tair, j’ai compris que c’était sur elles que je devais m’appuyer, plutôt que sur le personnel administratif, davantage enclin à me glisser des peaux de banane.

Les salariées de la production avaient toujours été un peu négligées dans cette entreprise. Dès 2019, je leur ai accordé de belles primes en juillet et en décembre, pour les valoriser, en leur expliquant : « J’ai besoin de vous, c’est vous qui faites la richesse de l’entreprise. » Aujourd’hui, alors que nous traversons une période de vaches maigres, elles savent que si je leur demande des efforts, ce n’est pas pour les exploiter, mais parce que je ne peux pas faire autrement, et que, lorsque nous aurons de meilleurs résultats, je partagerai à nouveau les bénéfices avec elles.

Pendant toutes ces années, chaque fois que je devais aborder un nouveau marché, j’ai dû me bagarrer contre ceux qui m’objectaient : « On sait pas faire, on l’a jamais fait ! » Dans ces situations, il était précieux pour moi de pouvoir m’appuyer sur les opératrices pour faire face à ceux qui refusaient de sortir de leur zone de confort.

Un jour, un de mes collaborateurs m’a dit : « En fait, vous avez juste racheté la boîte. C’était facile, ça tournait déjà. » Je lui ai demandé pourquoi il ne l’avait pas fait lui-même, puisqu’il était dans l’entreprise depuis vingt ans et qu’il connaissait à la fois les clients, les produits et les collaborateurs. Il m’a répondu : « Oui, c’est vrai, cela m’aurait été facile, mais bon, il fallait prendre le risque. » Je lui ai objecté que c’était juste cela, la différence : la prise de risque. C’est une fois que l’on a pris le risque que tout devient “facile”, car, alors, on n’a pas le choix et on est obligé d’avancer. Dans ces moments-là, je me rappelle la phrase de Romain Gary : « La faiblesse a toujours vécu d’imagination. La force n’a jamais rien inventé, parce qu’elle croit se suffire. C’est toujours la faiblesse qui a du génie. »

J’aime aussi me référer à une formule de Jacques Attali, entendue lors d’une interview : « Ce que vous devez faire vous-même, et que vous ne faites pas, ne sera pas fait. » C’est tout simple, mais la dernière partie de la phrase m’angoisse suffisamment pour m’inciter à ne pas procrastiner et à prendre des risques. Je me lance, j’y vais et, à la fin, c’est fait…

Débat

Les chiffres

Un intervenant : Pourriez-vous nous préciser votre chiffre d’affaires, la surface de vos usines et le nombre de salariés ?

Cécile Thévenet : Les deux sociétés emploient au total 19 personnes, sur une surface de 987 mètres carrés pour Securotec, et de 800 mètres carrés pour Tair. En 2021, Securotec a réalisé un chiffre d’affaires de 1,24 million d’euros, et Tair, de 1,31 million d’euros.

Les erreurs

Int. : Avec le recul, pensez-vous avoir commis des erreurs que vous ne referiez pas aujourd’hui ?

C. T. : Je n’accepterais probablement pas de travailler avec mon mari…

Les cercles d’entrepreneurs

Int. : Vous appuyez-vous sur des cercles d’entrepreneurs ?

C. T. : J’adhère à la Facim, une fédération d’entreprises industrielles françaises de 50 à 300 salariés qui fabriquent du textile, des vêtements, des chaussures et des équipements pour la défense. Le climat est très bienveillant et les membres de la Fédération échangent volontiers leurs expériences, car la filière textile a tellement souffert, dans notre pays, que personne n’a honte de parler de ses difficultés.

J’ai également participé au cluster EDEN (European Defense Economic Network) en espérant bénéficier de son réseau pour développer l’entreprise à l’international, mais j’ai été déçue, car la fabrication de tentes n’était manifestement pas une activité suffisamment technologique pour ce cluster.

Enfin, l’an dernier, j’ai rejoint le syndicat Unitex, qui regroupe les industriels du textile de la région Rhône-Alpes. Le président, qui est le PDG de Balas Textile, est lui aussi très bienveillant et s’efforce constamment de mettre les membres du syndicat en relation.

Int. : Avez-vous des concurrents parmi les membres de ces cercles ?

C. T. : Dans le secteur des tentes, les leaders du marché, qui ne sont pas français, réalisent un chiffre d’affaires de 20 ou 30 millions d’euros, voire de 300 millions d’euros, pour l’un d’entre eux. Je n’ai pas la prétention de penser que nous sommes leur concurrent. Tout au plus les avons-nous un peu égratignés sur l’un de nos marchés.

Le secteur des bulles de transport est un marché de niche pour lequel nous n’avons que deux concurrents, l’un américain et l’autre israélien. Nous faisons en sorte de respecter toutes les normes possibles, ce qui nous permet d’être mieux classés qu’eux.

Au sein de la Facim et d’Unitex, je n’ai pas vraiment de concurrents. Certaines sociétés, qui sont nos fournisseurs, sont devenues nos partenaires : elles nous conseillent à partir de ce qu’elles ont vu ailleurs et, parfois même, nous recommandent à certains de leurs clients.

Être une femme patron dans l’industrie

Int. : À votre poste, le fait d’être une femme a-t-il été plutôt un inconvénient ou un avantage ? Avez-vous rejoint des associations de femmes patrons ?

C. T. : J’en ai fréquenté une, mais l’association en question comprenait surtout des femmes avocates ou consultantes, et très peu d’industrielles. J’aimerais échanger avec d’autres femmes patrons de mon secteur, mais le milieu du textile est très masculin. Sur les salons comme Eurosatory ou Milipol Paris, on ne voit que des costumes gris. Je mets d’ailleurs le même uniforme…

Récemment, alors que je discutais avec un industriel du rachat de son entreprise, j’ai compris que mon interlocuteur ne supportait pas de traiter de ce sujet avec une femme et, la fois d’après, je lui ai envoyé un de mes associés. En contrepartie, quand je discute avec des fabricants de machines et qu’ils constatent que je connais parfaitement mon sujet, je marque d’autant plus de points !

L’innovation

Int. : D’où viennent les innovations dans vos deux entreprises ?

C. T. : Les deux ingénieurs en textile de Securotec se chargent de tout ce qui est modélisation, faisabilité, plans, mais ils ont un peu de mal à innover. Je ne cesse de leur dire que dans ingénieur, il y a génie… Peut-être leur formation constitue-t-elle un carcan dont ils ont du mal à sortir. Comme je n’ai pas la même formation, nous nous complétons assez bien. Quand je rencontre les clients, j’ai tendance à dire à mes interlocuteurs : « Je pense que ça va être possible. » Ensuite, je réunis les ingénieurs et le designer et je leur explique qu’il va falloir trouver des solutions. Quand ils me disent : « On n’a jamais fait ça », je leur rétorque que ce n’est pas une réponse. En général, nous y arrivons.

Récemment, nous avons eu à développer un produit destiné au Centre de transfusion sanguine des armées (CTSA). Sur les terrains d’opération ou dans les sous-marins, il n’y a pas de banque de sang. Il faut donc transfuser directement le sang du donneur au receveur. La générale en charge du CTSA m’a expliqué que, pour le moment, le matériel de test et de transfusion était simplement rangé dans un vulgaire sac de congélation avec un zip. Le fait que tout le matériel soit mélangé était une source de stress pour ceux qui procédaient à la transfusion. Notre designer a conçu une magnifique mallette où tout était bien rangé, mais la générale m’a fait observer que « quand on est sur le terrain, chaque gramme compte. Nous allons éliminer tout le superflu, d’autant que cet équipement doit être jetable ».

En travaillant toutes les deux, nous avons conçu une trousse qui sépare bien la partie test de la partie perfusion, celle correspondant au donneur de celle correspondant au receveur, avec des détrompeurs obligeant à accomplir chaque étape avant de passer à la suivante. Le tout est très léger : nous avons même pesé le bouton-pression qui ferme l’ensemble !

Int. : En tant que peintre et artiste, vous êtes certainement dotée d’une grande créativité.

L’export

Int. : Prospectez-vous à l’export ?

C. T. : Je prospecte pour Securotec. Nous essayons actuellement de mettre en place un réseau de distribution, plus efficace et moins chronophage que la participation à des salons.

Pour Tair, c’est plus difficile, car, en tant que fournisseur d’accessoires, nous sommes un peu la dernière roue du carrosse. Le marché que je viens d’obtenir consiste à fabriquer des protections de téléphone qui doivent aussi permettre de fixer le téléphone au gilet, de le transférer au bras pour ramper, puis à la cuisse quand le soldat est en position de sniper, etc. Nous nous sommes chargés de sa conception et, désormais, notre client nous dit qu’il ne sait plus vendre son téléphone sans cet accessoire. Pour nous, c’est l’idéal ! C’est lui qui va se charger de vendre notre produit aux différentes armées.

Le recrutement

Int. : Comment procédez-vous pour vos recrutements ?

C. T. : Je suis convaincue qu’il faut recruter une personnalité plutôt que des compétences. On peut acquérir des compétences ; on ne peut suivre une formation pour changer de personnalité.

Avant de recruter quelqu’un, par exemple un ingénieur, je commence par le prendre en stage, ce qui me permet d’observer sa personnalité. J’observe, entre autres, s’il se mêle à l’équipe à l’heure du déjeuner ou s’il ne fréquente que des personnes de même niveau d’étude, ou encore s’il montre de la curiosité ou non.

J’ai actuellement deux stagiaires ingénieurs qui ont le même âge et sortent de la même école. L’un des deux est déjà dans sa voiture à 17h01, l’autre m’envoie parfois des textos à 21h00. Quand celui-ci vient me parler d’un problème, il me propose en même temps des solutions et je sens que je peux vraiment m’appuyer sur lui. Lors de son entretien annuel, je lui ai dit que, dans dix ans, j’aimerais lui passer les clés de l’entreprise.

Int. : Vous est-il arrivé de vous séparer de certaines personnes ?

C. T. : Avec la personne qui était le bras droit de l’ancien dirigeant de Tair, j’ai tout essayé : être à son écoute, participer à des salons avec elle, lui confier la responsabilité de représenter l’entreprise sur un salon, lui accorder une prime, me montrer ferme, mais rien n’a fonctionné. Je lui ai demandé de quitter l’entreprise, ce qui ne m’a pas empêchée de la recommander à son nouvel employeur. Elle avait candidaté comme commerciale, mais je trouvais qu’elle ne souriait pas suffisamment pour cela et j’ai suggéré à l’employeur de lui confier plutôt les achats, domaine dans lequel, avec son air très froid, elle excellait. Ma formation en graphologie m’a appris qu’un défaut dans un domaine peut être une qualité dans un autre. Être bavard est un défaut pour une secrétaire, mais une qualité pour un commercial.

Int. : Si votre activité se développe, réussirez-vous à recruter suffisamment de couturières ?

C. T. : Nous avons la chance d’avoir un lycée professionnel dédié aux métiers de la mode à proximité de l’usine. La plupart des élèves, essentiellement des filles, rêvent de travailler dans la haute couture et croient qu’il n’existe rien entre ce rêve et les boutiques de retouche où elles réaliseront des ourlets de jeans toute la journée. Je vais régulièrement leur présenter mon entreprise et j’accueille chaque année quelques élèves en stage. Plutôt que de les faire travailler sur nos commandes, ce qui pourrait les dégoûter du travail en série, je leur propose de se servir de nos outils pour réaliser quelque chose qu’elles ne pourraient pas fabriquer chez elles. Une stagiaire, par exemple, a réalisé un superbe sac en cuir et en corde. L’un des rares garçons du lycée est en train de réaliser une housse de table de ping-pong, avec des rabats, une fermeture éclair, un protège fermeture éclair, des œillets, etc. : il “s’éclate” ! Une autre stagiaire a réalisé des housses pour tableaux avec des matériaux utilisés pour les airbags. Certains reviennent pour des jobs d’été. Ils savent que plus tard, s’ils ne trouvent pas de travail dans la haute couture, ils pourront chercher un emploi dans l’industrie.

Int. : Le fait que vous fabriquez des produits “nobles”, que ce soit pour l’armée ou pour les hôpitaux, doit vous aider à attirer des jeunes, qui sont aujourd’hui à la recherche de métiers ayant du sens.

C. T. : Cela joue aussi pour les moins jeunes. Quand nous avons commencé à produire des tentes pour l’armée, les couturières se prenaient en photo dedans. Je n’avais aucun mal à leur faire comprendre l’importance de tout vérifier plutôt trois fois qu’une : « Quand un soldat se trouvera à l’intérieur de cette tente, au Mali, pour se faire enlever une balle de la cuisse, ce ne sera pas le moment qu’elle s’effondre sur lui ! »

Inversement, nous avons récemment été sollicités pour fabriquer des tobogans gonflables pour des yachts et les salariés étaient beaucoup moins enthousiastes. J’essaie de les motiver en mettant en avant le défi technique, mais je comprends leur quête de sens, que je retrouve chez mes fils.

Se réaliser dans son travail

Int. : Vos enfants travaillent-ils dans l’industrie ?

C. T. : L’aîné est consultant dans un gros cabinet et, récemment, il m’a annoncé qu’il envisageait de rejoindre l’industrie. Je suis très heureuse qu’il se prépare à participer à la réindustrialisation de notre pays ! En tant que consultant, il apprend énormément de choses. Dans l’industrie, ces connaissances seront très précieuses.

Le cadet a une formation d’ingénieur en BTP et un master en finance ; il travaille dans la promotion immobilière à Berlin. Il y a quelques années, il me disait : « Vous avez travaillé comme des fous avec papa. Vous ne faisiez que bosser ! Jamais je ne ferai comme vous. » Quand je vois ses horaires de travail aujourd’hui, cela me fait sourire… Je n’aurais pas aimé que mes fils soient du genre à quitter le travail à 17h01. Travailler, c’est une des façons de se réaliser.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT