Exposé de Patrice Geoffron

Quel paysage énergétique en 2050 ?

Quelles voies privilégier pour aboutir de la façon la plus efficace et socialement acceptable à la décarbonation ? Plusieurs scénarios de long terme éclairent la réflexion. Si tous visent un horizon à 2050, leurs périmètres diffèrent quelque peu : RTE (Réseau de transport d’électricité) se focalise en toute logique sur l’électricité, tandis que l’ADEME (Agence de la transition écologique) s’intéresse aux évolutions sociétales induites par la politique énergétique et que négaWatt met un accent particulier sur les efforts de sobriété. Dans tous les cas, il en ressort que les choix devant lesquels nous sommes placés ne sont pas strictement énergétiques, mais bel et bien sociétaux. Ils impliquent des décisions politiques majeures. Malheureusement, le débat public ne semble guère s’en emparer, et ne saurait être circonscrit à une opposition entre nucléaire et éolien. Un constat s’impose : notre société connaîtra des transformations profondes à brève échéance, jalonnées de points de tension durant la décennie qui s’amorce. Il s’agira pour la France de rattraper son retard, en tenant compte de son interdépendance avec ses voisins, en particulier l’Allemagne – également en retard…

Les scénarios de RTE

RTE modélise six scénarios, dans lesquels la décarbonation est atteinte en 2050 grâce à des transferts d’usages vers l’électricité. Selon les options retenues, la consommation énergétique totale varie sensiblement – plus ou moins 15 % par rapport au scénario de référence –, l’écart tenant soit à des efforts de sobriété, soit, au contraire, à un accroissement de la demande d’électricité lié à une dynamique de réindustrialisation.

Une bonne nouvelle apparaît à la lecture des scénarios : nous avons l’embarras du choix !

Tous les scénarios tablent sur un haut niveau de développement des énergies renouvelables – jusqu’à 100 % pour l’un d’entre eux – et sur une combinaison de stratégies nucléaires : prolongement du parc nucléaire actuel, déploiement de nouveaux EPR (réacteurs nucléaires à eau pressurisée) ou de SMR (petits réacteurs modulaires). Toutes les pistes n’impliquent pas les mêmes exigences de flexibilité et d’interconnexion. Plus la part accordée aux énergies renouvelables – par définition non pilotables – est importante, plus nous devrons échanger des flux avec nos voisins, et plus nous dépendrons de nos capacités de stockage et de “flexibilisation” de la demande – cette dernière impliquant une évolution des comportements et des relations contractuelles. Les choix des autres pays européens ne seront pas sans conséquences sur notre propre stratégie. Ainsi, la décision de l’Allemagne de sortir du charbon non plus en 2038, mais aux alentours de 2030 sera également à prendre en compte dans les choix qui s’offrent à la France.

Les scénarios de l’ADEME

L’ADEME définit quatre types de sociétés, ayant respectivement pour mot d’ordre une génération frugale, des coopérations territoriales, des technologies vertes et un pari réparateur. Si tous accordent une part prépondérante aux énergies renouvelables – plus de 70 % de la consommation finale d’énergie au minimum –, aucun ne table exclusivement sur elles.

Le scénario frugal fait apparaître un effondrement de la consommation d’énergie, impliquant des efforts colossaux dans le résidentiel et la mobilité, mais aussi un impératif de sobriété dans tous les domaines de la vie, allant de la diminution de la consommation de viande à la stabilisation de la consommation énergétique des data centers… Plus on s’approche du scénario du pari réparateur, plus les contraintes sociétales se détendent, mais plus se renforce la nécessité de développer des solutions de capture du CO₂ par la biomasse ou dans des process industriels.

Le scénario négaWatt

Le scénario de négaWatt mobilise trois leviers : la sobriété, l’efficacité et les énergies vertes. Dans cette optique, le nucléaire disparaîtrait en 2045, tandis que la consommation d’énergies primaires serait divisée par trois. La consommation d’acier diminuerait de 20 % – cet acier étant recyclé à 80 % – et le recours au béton serait réduit de moitié.

Ce scénario présente l’intérêt d’analyser les conséquences de la transition énergétique sur l’approvisionnement en matières premières. Après nous être essentiellement souciés de la disponibilité du pétrole et du gaz, nous pourrions en effet être confrontés à des tensions dans l’approvisionnement en minerais critiques, qu’il s’agisse du lithium ou de matières premières plus communes, comme le cuivre.

Comme l’ADEME et RTE, négaWatt s’intéresse aux bénéfices locaux et immédiats de l’action climatique, au-delà de la réduction des émissions de gaz à effet de serre. La production locale d’énergies renouvelables induirait ainsi une nette diminution des importations de pétrole et de gaz, lesquelles coûtent chaque année 30 à 70 milliards d’euros à la France. Aux économies afférentes s’ajouterait donc un intérêt assurantiel non négligeable, en réduisant la sensibilité aux chocs de prix et aux risques de rupture d’approvisionnement. En outre, la pollution atmosphérique provoque 50 000 décès prématurés par an, pour un coût de 50 milliards d’euros, équivalent à 2 % du PIB de la France. La transition énergétique réduira donc les coûts de santé. Il serait important d’en faire état dans le débat public.

Fit for 55, la feuille de route européenne

Le paquet Fit for 55 de la Commission européenne, visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre de 55 % en 2030, implique un investissement de l’ordre de 1 000 milliards d’euros par an – contre 700 milliards d’euros durant la précédente décennie –, puis de 1 200 milliards au-delà de 2030. Ne nous laissons pas impressionner par ces chiffres : ils représentent quelques points du PIB européen, qui peuvent être assumés si la charge est bien répartie et si les bénéfices locaux sont correctement intégrés à l’analyse et clarifiés dans le débat public. La crise énergétique que subit durement l’Union européenne doit permettre de bien comprendre ce qui se joue.

Exposé de Pierre Germain

Y aura-t-il du chauffage à Noël ?

À l’horizon de 2030, saurons-nous surmonter les pointes de demande énergétique ? Courons-nous un risque de black-out ? Telle est la question à laquelle E-CUBE et l’EWI (Institut d’économie de l’énergie de l’université de Cologne) se sont attachés à répondre, à la demande d’ENGIE. Il s’agissait d’analyser la façon dont les pays de la plaque électrique de l’Europe du Nord-Ouest (la France, l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et le Danemark, qui fonctionnent quasiment comme un seul et même système, tant ils sont interconnectés) réagiraient à un pic de consommation.

Cet exercice a été conduit parallèlement aux travaux du Réseau européen des gestionnaires de réseau de transport d’électricité (ENTSO-E), qui est chargé par les institutions communautaires de planifier le développement du réseau à dix ans. Il s’agissait d’apporter un second regard sur les hypothèses retenues par l’ENTSO-E – qui n’étaient pas toutes rendues publiques à l’époque –, notamment celles relatives à la “thermosensibilité” de la demande.

Des interruptions possibles par grand froid

Nous avons étudié la robustesse du système électrique décrit par l’ENTSO-E à l’horizon 2030 en cas de vague de froid extrême, à savoir une température inférieure à -5 degrés Celsius de façon continue pendant au moins dix jours. Sur le continent européen, la plus récente de ces vagues s’est produite du 2 au 13 février 2012. En utilisant une méthode comparable à celle appliquée par RTE pour ses scénarios à 2050, nous avons analysé l’équilibre de l’offre et de la demande à pas de trente minutes. Nous avons retenu les hypothèses de parc électrique consolidées par l’ENTSO-E à 2030, ainsi que des hypothèses de demande liées, entre autres, au taux d’équipement en chauffage électrique et au développement des véhicules électriques à cet horizon. De même, nos hypothèses sur la structure du parc de production et de flexibilité (batteries, effacement de consommation) étaient calées sur celles de l’ENTSO-E. Enfin, nous avons reproduit le scénario climatique extrême de la première quinzaine de février 2012.

Il en ressort que par grand froid, la demande n’est pas toujours satisfaite par l’offre. Le risque de défaut du système électrique représente 100 à 250 heures d’interruption ; il n’entraînerait pas un black-out généralisé, mais des interruptions organisées. La capacité de production manquante est comprise entre 35 et 70 gigawatts (GW), à comparer à une production totale de 100 à 120 GW (dont 50 GW de nucléaire). En d’autres termes, il manquerait l’équivalent du parc nucléaire pour satisfaire la demande durant une vague de froid.


Nous avons, par ailleurs, valorisé économiquement cette défaillance du système électrique. Rappelons que, de façon conventionnelle, une valeur est attribuée à l’énergie non distribuée au regard de nombreux critères : coût social, indisponibilité d’un outil industriel, obligation de fermer une surface commerciale... À titre de comparaison, ce coût conventionnel est de 6 euros par kilowattheure non distribué pour un industriel, de 20 euros pour un particulier et de 40 euros pour une surface commerciale. Sur la période étudiée, le coût de l’énergie non distribuée n’atteint pas moins de 30 milliards d’euros.

Compenser la puissance perdue

La pointe historique de demande électrique en France, qui a atteint 102 GW, a eu lieu le 8 février 2012 à 19 heures. Les moyens électriques alors mobilisés comprenaient le nucléaire (60 GW), l’hydroélectricité (13 GW), le gaz (8 GW), le charbon (5 GW), le fioul (6 GW), le biogaz (2 GW), l’éolien (3 GW), ainsi que des importations à hauteur de 7 GW. J’ai refait l’exercice pour le 24 janvier 2021 à 11 heures 15 : 80 GW étaient appelés, et seuls 54 GW de nucléaire étaient disponibles – conséquence du retard de maintenance du parc nucléaire d’EDF, lié à la Covid-19 et au problème de corrosion découvert récemment. L’hydroélectricité a été appelée à hauteur de 5 GW, alors que 14 GW étaient disponibles. Si la production hydroélectrique au fil de l’eau, dite fatale, a été mobilisée, l’hydroélectricité de barrage ne l’a pas été : son exploitant, EDF, a en effet jugé qu’elle aurait davantage de valeur plus tard, et a préféré importer de l’électricité. L’appel de charbon est descendu à 2 GW, et le fioul a disparu. Et en cette journée ensoleillée du 24 janvier 2021, 5 GW de solaire ont bouclé le système électrique.

Cette comparaison révèle combien la structure du parc électrique s’est transformée en une décennie. La puissance qui est à la main de RTE pour équilibrer le système, que l’on peut dispatcher à la demande (à distinguer de la puissance électrique totale, qui inclut la production fatale éolienne et solaire), est passée de 92 GW en février 2012 à 80 GW le 24 janvier 2022. Nous avons perdu 10 GW de thermique à flamme, ainsi que les deux réacteurs nucléaires de Fessenheim, soit deux tranches de 900 mégawatts (MW). Le système électrique offre donc moins de flexibilité en cas de vague de froid.

Entre 2016 et 2030, la France perdra 5 GW de puissance “dispatchable” (passant de 79 à 74 GW). L’Allemagne, qui accélère sa sortie du charbon, en perdra quant à elle 40 GW. Au total, les six pays de la plaque nord-ouest perdront 65 GW en dix ans, ce qui est considérable. Or, cette puissance perdue ne sera pas compensée par la puissance renouvelable intermittente solaire et éolienne. En 2030, ces six pays compteront 320 GW de puissance installée en solaire et en éolien. Si l’on applique les conditions climatiques de 2015 et que l’on se projette dans le parc installé en 2030, il apparaît que 59 GW d’énergie renouvelable seront disponibles en moyenne (sachant que 65 GW auront par ailleurs disparu). En d’autres termes, les moyens renouvelables ne compensent pas l’énergie qui aurait été produite par les actifs ayant disparu.

Si nos travaux ont mis en évidence une fragilité du système électrique, c’est notamment en raison de divergences sur les hypothèses de performances attendues des pompes à chaleur lors de températures négatives. Le scénario 2030 de l’ENTSO-E envisage une transition du chauffage au gaz vers le chauffage électrique, avec un déploiement massif des pompes à chaleur. Il s’avère que la performance de ces dernières se dégrade quand la température devient négative, entraînant un regain de consommation. Or, la modélisation de cette détérioration fait l’objet d’un débat d’experts : les écarts entre les chiffres avancés par les constructeurs, les données mesurées sur les bancs d’essai par des organismes indépendants et les observations en situation réelle sont très significatifs.

Ces travaux suggèrent qu’il serait préférable pour la sécurité du système électrique que des politiques publiques permettent de piloter le déploiement des pompes à chaleur en encourageant l’adoption de pompes hybrides – qui fonctionnent au gaz quand les températures deviennent très froides – pour une fraction du parc. Avec le développement des gaz verts, l’impact carbone de ces pompes hybrides, qui n’utilisent du gaz que lorsque les températures sont négatives, restera limité.

Les politiques publiques doivent donc s’attacher à définir le compromis le plus pertinent entre coûts pour le consommateur et risques sur le système. Les différents instruments de flexibilité, dont le système électrique aura de plus en plus besoin, présentent des coûts et des performances différents : le stockage électrochimique ne permet pas d’apporter la puissance nécessaire durant les dix jours d’une vague de froid – ou alors, au prix d’un parc de batteries d’une taille démesurée avec une utilisation très faible ; les solutions gazières le peuvent, mais il faudra payer pour un gaz décarboné. Des politiques mal dimensionnées pourraient conduire à éroder l’adhésion des citoyens à la transition énergétique, soit parce qu’elles se révèlent trop coûteuses, soit parce qu’elles se traduisent par des coupures.

Exposé de Didier Holleaux

Nous n’avons plus le luxe du choix

ENGIE tire un constat sans appel du tableau qui vient d’être brossé : nous n’avons plus le luxe du choix entre la sobriété, l’efficacité énergétique, le nucléaire, le solaire et l’éolien. Si nous voulons éviter une pénurie lors de pointes de froid ou de façon plus globale, il faut actionner tous les leviers au maximum. Sinon, nous risquons de subir une sobriété forcée.

En matière de sobriété, nous devrons interroger certains usages. À titre d’illustration, si les appareils électroniques consomment de l’électricité lorsqu’ils sont en veille, c’est pour pouvoir démarrer instantanément quand on les rallume. Les clients ne pourraient-ils pas accepter un retard de trois secondes au démarrage ? De même, une transaction en bitcoins consomme 200 kilowattheures, contre 10 wattheures pour une transaction visa. Peut-on accepter que des opérations de transfert d’argent entre comptes consomment 20 000 fois plus d’électricité que nécessaire ou faut-il se passer du bitcoin ? Nous n’échapperons pas à ce type de question. La Chine interdit d’ailleurs maintenant le minage de cryptomonnaies.

L’efficacité consiste à rendre les mêmes services avec moins d’énergie. Ainsi, les réseaux de froid remplissent-ils la même fonction que la climatisation, à un coût énergétique deux fois moindre – sans compter leurs bénéfices annexes, comme la possibilité d’employer de multiples sources de froid ou de chaleur, ou encore de renvoyer la chaleur à un endroit bien choisi, pour ne pas créer d’îlot de chaleur.

Néanmoins, l’efficacité ne suffira pas. Certains industriels signalent ainsi qu’ils ont déjà réalisé l’essentiel des gains d’efficacité possibles. Peut-être l’envolée actuelle des prix de l’énergie les incitera-t-elle à inventer de nouvelles pistes d’économies ? Elle pourrait toutefois aussi donner le sentiment à certains acteurs d’être dans une impasse et susciter des réactions violentes ainsi que des reculs – souvenons-nous des Gilets jaunes – s’ils ne voient pas de moyen de réduire leur facture. L’acceptabilité de la transition est centrale. Peut-être faudra-t-il donc encore renforcer les aides à la rénovation énergétique.

Concernant la production électrique, nous devons viser un objectif bien supérieur aux 645 térawattheures du scénario de référence de RTE. La demande risque d’être plus importante – RTE lui-même propose un scénario à 755 térawattheures . Il sera toujours plus facile de freiner la production d’énergies renouvelables pour s’ajuster aux besoins que de l’accélérer. En outre, le déploiement de moyens de production ne se déroule jamais comme prévu. Le solaire et l’éolien peuvent rencontrer des problèmes liés au changement climatique : le régime des vents sera-t-il affecté par le réchauffement de l’atmosphère ? La pluviométrie sera-t-elle constante dans les barrages ? Si le prix du gaz a augmenté cette année, c’est d’ailleurs en partie parce que la pluviométrie a été faible en Amérique latine, en Chine et en Turquie, et que ces pays ont consommé massivement du gaz en remplacement de l’électricité hydraulique. Nous pourrions aussi manquer de certains matériaux pour construire des éoliennes et des panneaux photovoltaïques. En matière de nucléaire, des interrogations pèsent sur la prolongation des moyens actuels et sur les délais de construction de nouveaux réacteurs, si bien que nous ignorons sur quelle puissance totale nous pouvons compter.

Prenons le scénario dit N1 de RTE, qui prévoit une quantité modeste de nucléaire, du fait du temps nécessaire pour construire des EPR. Il implique de mettre en place de la production solaire à hauteur de 4 GW par an et de la production éolienne en mer à hauteur de 1,5 GW par an. Ce n’est pas impossible : l’Allemagne l’a fait pour le solaire, et le Royaume-Uni pour l’éolien. C’est toutefois bien supérieur à ce que la France a jamais réalisé. Il faut donc mobiliser tous les moyens, et au plus vite. La décision de prendre une trajectoire ambitieuse est sans regret. Elle nous offrira des marges de manœuvre si un segment de production est à la peine, et permettra une réindustrialisation plus massive si elle conduit à dépasser l’objectif.

Parmi les énergies renouvelables, il ne faut négliger ni la géothermie ni les gaz verts, en particulier le biométhane et l’hydrogène renouvelable. Tous les scénarios imposent une production thermique, alimentée notamment en biométhane, pour compenser l’intermittence de l’éolien et du solaire.

Notre raisonnement doit, en outre, intégrer les critères de résilience et de robustesse des systèmes, notamment à la pointe ou en cas d’incident. Cela donne l’avantage aux scénarios diversifiés, qui permettent de surmonter plus facilement d’éventuels écueils. À cela doit s’ajouter une intégration sectorielle énergétique, permettant de faire le meilleur usage des réseaux au meilleur moment. Le Québec mène une expérimentation intéressante en la matière, dans laquelle le producteur-distributeur d’électricité paie le producteur-distributeur de gaz pour installer des pompes à chaleur chez ses clients déjà équipés d’une chaudière à gaz, afin de constituer des systèmes hybrides. Une telle solution optimise l’utilisation des deux réseaux et de l’énergie disponible.

Enfin, nous devons renforcer la maîtrise de la demande d’électricité, en rendant les appareils intelligents et effaçables. La recharge pilotée (smart charging), qui se déclenche lorsque la demande est basse – la nuit, par exemple – doit devenir la règle pour les véhicules électriques, et éventuellement pour d’autres usages.

À ces conditions, ENGIE est optimiste. Nous pensons qu’il est encore temps d’adopter un rythme de déploiement des énergies renouvelables (éolien, solaire, géothermie, biogaz...) qui nous permettra d’éviter une pénurie d’électricité et de soutenir la réindustrialisation du pays.


Débat

Michel Berry : L’opinion ne semble pas prête à accepter une augmentation massive de la production d’énergie solaire et éolienne. Cela ne demande-t-il pas un débat public ?

Didier Holleaux : Ces projets ne sont pas faciles, en tout cas pas partout. Il faut lancer davantage de chantiers que nécessaire, car certains échoueront. Il conviendrait aussi de raccourcir les délais de recours. Alors que la France a décidé, en 2012, de développer des parcs éoliens en mer, le premier d’entre eux ouvrira au large de Saint-Nazaire en 2022, dix ans plus tard ! Les citoyens doivent aussi être associés aux projets plus en amont, pour éviter certaines oppositions. ENGIE croit beaucoup au dialogue local : il épargne de nombreuses difficultés – pas toutes, certes. Nombre de nos projets éoliens ou solaires sont lancés sans la moindre action en justice.

Patrice Geoffron : Au-delà des aspects techniques, le débat énergétique interroge notre modèle de société et la façon dont nous nous projetons dans l’avenir. En trois décennies, nous devons reconstruire en profondeur ce que nous avons bâti en deux siècles. Toutes les composantes de la société y sont-elles disposées ? La Convention Citoyenne pour le Climat a prouvé que la pédagogie et l’implication des citoyens dans l’élaboration des solutions étaient de nature à susciter l’adhésion à la transition énergétique, à condition d’en faire un objet politique.

Pierre Germain : Voyons les choses sous un autre angle. Serait-il dramatique qu’en 2030 puisse survenir une coupure d’électricité de 150 heures ? Ce pourrait être une solution politique soutenable, le prix à payer pour décarboner notre économie.

Michel Berry : Quelles seraient les conséquences d’une telle coupure ?

Pierre Germain : Elle prendrait la forme de délestages organisés touchant d’abord les grandes industries électro-intensives, puis des industriels moins consommateurs d’énergie, et enfin, de façon tournante, des quartiers, des surfaces commerciales, voire des particuliers.

Didier Holleaux : Une coupure de cinq fois deux heures survenant tous les vingt ans, touchant l’ensemble des citoyens (hormis ceux qui habitent près d’un hôpital), n’est pas nécessairement dramatique. Peut-être décidera-t-on collectivement d’accepter ce risque. Cela mérite un débat.

L’Union fait-elle la force ?

Un intervenant : Quels seraient les bénéfices d’une plus grande interconnexion de la France avec les réseaux d’Europe du Sud, voire d’Afrique du Nord ?

Pierre Germain : Cela renvoie à une question plus générale : faut-il faire foisonner l’éolien et le solaire en y ajoutant les parcs d’Europe du Sud et d’Afrique du Nord, où les régimes de vent sont différents, afin de lisser la production ? Il convient aussi de savoir si les vagues de froid se produisent simultanément dans le nord et le sud de l’Europe. Notez également que chaque pays a un héritage propre en matière de chauffage. En raison de la prédominance du chauffage électrique, le système français affiche une thermosensibilité très forte (soit un gradient de 2,4 GW par degré), nettement supérieure à celle des autres pays européens. Il n’en reste pas moins que plus on élargit le système électrique par des interconnexions, mieux on couvre le risque à la pointe.

Didier Holleaux : Les États européens ne se sont pas concertés avant de fermer des moyens de production de pointe et de renforcer le chauffage électrique ou les pompes à chaleur. Il aurait été souhaitable que chacun s’assure, par l’intermédiaire de l’ENTSO-E, que son hypothèse était complémentaire avec celles des autres. Chacun a préféré considérer qu’en cas de froid extrême, il compterait sur ses voisins.

Patrice Geoffron : En vertu du traité de Rome, chaque État membre décide de son mix énergétique. L’Allemagne fermera ses derniers réacteurs nucléaires fin 2022 et accélère sa sortie du charbon. Cela la conduira à débrancher un tiers de sa capacité en une dizaine d’années.

Int. : La logique européenne du marché et de la concurrence ne favorise-t-elle pas les stratégies de court terme, au détriment des investissements de long terme ?

Didier Holleaux : Il n’y a aucune raison que le prix d’équilibre à court terme d’un marché dit energy only, où seule la quantité d’électricité effectivement fournie est rémunérée (et non la mise à disposition de capacités), soit égal au coût marginal de développement à long terme, qui, d’après la règle de Ramsey-Boiteux, doit guider la tarification de l’électricité dans une planification équilibrée. Aussi vivons-nous dans un marché cyclique où alternent les phases de surinvestissement et de sous-investissement. Reconnaissons toutefois que le soutien au renouvelable a atténué le rôle du marché pour favoriser des développements supposément conformes au bien commun. Cette politique reste à certains égards maladroite et incomplète ; elle reflète des choix implicites entre les différentes énergies qui ne correspondent pas toujours à leur réel bénéfice pour la collectivité. Elle soutient, par exemple, très insuffisamment le biogaz, qui est pourtant aisément stockable et fournit des revenus aux agriculteurs. En outre, elle n’assure pas une homogénéité du coût d’abattement du carbone. Nous prônons un soutien au renouvelable piloté de telle sorte qu’il remplisse des objectifs de long terme, ce qui implique de mettre le marché quelque peu de côté.

Pierre Germain : Dans le secteur du nucléaire où les investissements s’envisagent à quarante, soixante, voire quatre-vingts ans, on peut douter que l’économie de marché soit très pertinente. Rappelons qu’à l’inverse, l’économie administrée a conduit à construire un parc nucléaire surdimensionné. Elle n’est donc pas exempte de tout défaut.

Des défis, et des solutions

Int. : Quels défis technologiques la transition énergétique implique-t-elle encore de surmonter ?

Patrice Geoffron : RTE observe que tous les scénarios comportent des défis technologiques à l’horizon 2050. C’est aussi bien le cas du scénario 100 % renouvelable – qui demande des capacités de flexibilité et de stockage – que des scénarios avec une forte composante nucléaire – qui impliqueront un déploiement significatif d’EPR et le développement des SMR qui sont seulement à l’état de projets actuellement.

Pierre Germain : Le développement massif d’une production intermittente, notamment solaire, présente l’inconvénient de ne pas créer d’inertie pour le système. Pour rappel, les centrales à cycle combiné gaz et les centrales nucléaires sont équipées d’alternateurs qui tournent simultanément au même rythme, à 50 hertz, de façon synchronisée. Quand une nouvelle machine tournante se couple au réseau pour produire de l’électricité, elle se conforme au rythme commun. À l’inverse, les machines assurant la production solaire ne sont pas synchrones avec le système électrique. Elles ne créent donc pas d’inertie, ce qui peut engendrer les variations de fréquence autour de 50 hertz pouvant avoir des effets redoutables. Des solutions pouvant combler cette lacune sont maîtrisées en laboratoire, mais n’ont pas été déployées à l’échelle. Les équipementiers y travaillent.

Didier Holleaux : En la matière, les gaz verts jouent tout leur rôle. Ainsi, nous pouvons faire fonctionner les centrales à cycle combiné gaz dans un premier temps au gaz naturel, puis, dans un deuxième temps, soit au biogaz, soit à l’hydrogène, sachant que ces machines tournantes apportent une certaine inertie au système. Cela étant, les 8 GW actuellement produits en France de cette façon ne suffiront pas. Il faut donc envisager de nouveaux moyens de production électrique à partir du gaz renouvelable à terme.

Int. : Qu’en est-il de la solution de l’effacement ?

Pierre Germain : L’effacement désigne la capacité à supprimer une demande de puissance. Il est envisagé de façon différente selon le type de client. Ainsi, un industriel électro-intensif peut se voir proposer un accord économique qui le conduise à accepter d’arrêter sa production le lendemain, un pic de demande étant attendu. Dans certains cas, il peut gagner davantage à ne pas produire qu’à produire. Cette pratique se développe significativement. Notez toutefois qu’en raison de l’envolée des prix de l’énergie, un tiers des capacités de l’industrie métallurgique sont actuellement à l’arrêt en Europe. Cela réduit la possibilité pour RTE de recourir au délestage.

À l’autre bout du spectre, il est possible d’effacer temporairement des clients particuliers ayant un chauffage électrique, avec des conséquences minimes pour leur confort. Cet effacement diffus est déjà pratiqué et son usage sera accentué à mesure que seront déployés des pompes à chaleur et des dispositifs de contrôle du chauffage à distance. Il existe par ailleurs des solutions de flexibilité permettant de rehausser la production, auxquelles s’ajoutent les grandes batteries électrochimiques. Des sites de stockage de 100 MW, qui interviennent dans l’équilibre du réseau, sont actuellement construits en France.

Didier Holleaux : Il faut distinguer le délestage, consistant à couper tous les utilisateurs de façon tournante pendant deux heures – ce qui pose problème aux personnes sous dialyse ou sous assistance respiratoire à domicile –, et l’effacement diffus, auquel adhèrent certains clients en échange d’un tarif plus avantageux. La recharge pilotée des véhicules électriques, au moment où de l’électricité est disponible sur le réseau, relève de cette logique. Si la flexibilité et l’effacement diffus ne se développent pas suffisamment vite, le délestage restera la solution ultime.

Une transition “dans le sang et les larmes” ?

Michel Berry : Le scénario de sobriété de négaWatt est-il réalisable grâce à la seule bonne volonté de tous ou impose-t-il des mesures très coercitives ?

Patrice Geoffron : Forts des avancées technologiques réalisées au XXe siècle dans les systèmes énergétiques, nous n’imaginions sans doute pas devoir résoudre tant de difficultés au siècle suivant, à un tel degré de complexité et avec un tel effet de transformation sur l’organisation de notre société (urbanisme, habitat, transports, industrie...). Je crains que, en regard de ces enjeux, ne se développe un discours de sacrifice, annonçant une transition “dans le sang et les larmes”. C’est pourquoi il faut absolument mettre en avant les bénéfices que nous tirerons rapidement de ces efforts, ne serait-ce qu’en matière de réduction de la pollution de l’air, qui engendre des dizaines de milliers de morts prématurées et coûte 50 milliards d’euros par an à la France.

Int. : Comment les scénarios de sobriété envisagent-ils l’évolution des prix pour les particuliers ? Faut-il actionner le vecteur du prix pour faire évoluer les comportements ?

Didier Holleaux : On ne doit utiliser l’arme des prix que si les consommateurs ont les moyens d’agir et d’adopter des solutions plus durables. Sinon, on s’expose à un vent de révolte et, in fine, à un recul. Il faut encore renforcer les aides au remplacement des chauffages et à l’isolation de l’habitat. Notez toutefois que selon RTE, les économies induites par les efforts d’isolation des logements, tels qu’ils sont prévus par la réglementation environnementale 2020 (RE2020), se montent à 600 euros la tonne de CO₂ évité : c’est cher payé, et ce coût sera supporté par nos concitoyens, car la RE 2020 entraînera un renchérissement des maisons neuves.

D’autres leviers sont de nature réglementaire. L’Europe a ainsi pris des directives visant à remplacer les véhicules thermiques par des voitures électriques. L’ensemble des citoyens européens financeront cette transformation du marché, dont le coût par tonne de CO₂ est sans doute élevé.

Patrice Geoffron : RTE estime qu’aucun des scénarios n’est hors de portée économiquement. Reste à savoir comment amorcer la pompe durant la présente décennie. La solution des boucliers tarifaires qui est déployée actuellement (face aux chocs énergétiques) résulte de l’incapacité qu’a démontré notre pays à protéger les 5 millions de ménages en situation de précarité énergétique. Le coût des diverses mesures de ces derniers mois pourrait avoisiner les 20 milliards d’euros – mesures sur les tarifs de l’électricité et du gaz, rehaussement du chèque énergie… Par ailleurs, le seul critère du coût de la tonne de CO₂ évité ne donne qu’une vision partielle des bénéfices pour la collectivité. Par exemple, la mise à l’abri des plus précaires dans des logements décents et correctement chauffés réduirait divers problèmes de santé publique, ainsi que les coûts afférents. Dans ces conditions, nous pourrons instaurer des mécanismes de prix plus adaptés et plus dynamiques qu’un bouclier universel.

Int. : Avec les compteurs intelligents, peut-on s’attendre à des modulations de prix complexes ?

Didier Holleaux : Nous pouvons effectivement nous y attendre. Une directive prévoit que les fournisseurs d’électricité doivent proposer une tarification dynamique reflétant les prix de marché. Or, vu la récente hausse – le prix spot de l’électricité est passé de 50 à 160 euros –, les fournisseurs craignent qu’une telle pratique ne soit pas acceptable pour les clients. Elle entraînerait non pas un triplement du prix pour le consommateur domestique, car une partie du prix, liée au transport et à la distribution, est fixe, mais une augmentation d’au moins 50 %. Les compteurs intelligents de type Linky permettront surtout de mieux gérer et de mieux rémunérer l’effacement diffus.

Michel Berry : Comment expliquer le retard de la France ? Tient-il à une absence de choix politiques au moment opportun ?

Patrice Geoffron : En juillet 2021, le Conseil d’État a pointé le retard pris par la France sur les cycles précédents de la stratégie nationale bas-carbone. Dans le même temps, la Cour constitutionnelle fédérale allemande portait un jugement similaire sur l’Allemagne. Nous peinons à transformer des systèmes qui étaient jusque-là assez performants. Il n’est pas étonnant que la transition vers un nouveau système soit difficile. C’est pourquoi ce sujet ne doit pas être “capturé” par les techniciens, mais doit faire l’objet d’un débat public et politique.

Didier Holleaux : Tous les scénarios montrent que des systèmes recourant de façon équilibrée aux vecteurs de l’électricité, du gaz et de la chaleur coûtent moins cher à la collectivité qu’un système tendant vers le tout-électrique, qui présente des contraintes coûteuses d’équilibrage instantané. Ces systèmes sont en outre plus résilients face à diverses difficultés, notamment à un retard de la rénovation énergétique des bâtiments. Quand RTE juge le scénario nucléaire moins coûteux que les scénarios renouvelables, il retient le postulat – que tous les financiers sont loin de partager – selon lequel le taux de rémunération est identique pour des investissements dans le nucléaire, dont le temps de retour est d’au moins quarante ans, et dans le renouvelable, où il est d’une dizaine ou d’une quinzaine d’années. Tout cela devrait être débattu.

Pierre Germain : Selon le droit français, RTE est responsable de l’équilibrage de l’offre et de la demande. Or, EDF actionne ses moyens de production hydroélectriques – dont il est propriétaire – non pas en vue d’un tel équilibrage, mais sur la base de l’évolution anticipée des prix de marché. En cas de défaut du système électrique, certains pourraient considérer qu’EDF détient une part de responsabilité.

Nucléaire vs ENR : enterrer la hache de guerre

Int. : Quelle est la position d’ENGIE sur le nucléaire ?

Didier Holleaux : La position d’ENGIE est claire. Nous avons proposé au gouvernement belge de prolonger certaines centrales durant une dizaine d’années, pour lisser la sortie du nucléaire sans devoir construire des centrales à gaz en remplacement. Le gouvernement et le parlement belges n’ont pas approuvé cette solution. Aussi nous apprêtons-nous à fermer nos unités nucléaires en Belgique. Pour le reste, nous avons décidé de ne pas développer de nouvelle centrale, considérant que le risque, y compris politique, était trop élevé pour une entreprise à capitaux privés.

Int. : Comment sortir de la guerre de tranchées entre les énergies renouvelables et le nucléaire ?

Didier Holleaux : Le rapport de RTE devrait sonner l’armistice. De toute évidence, le scénario qui prévoit 50 % de nucléaire en 2050 est inatteignable. Il demanderait de prolonger la durée de vie des centrales à soixante ans, voire davantage, tout en construisant quatorze EPR et des SMR. Il convient donc de privilégier les scénarios combinant les énergies renouvelables et le nouveau nucléaire, qui impliquent de produire du biométhane, de construire des structures permettant la production de 4 GW de solaire et 1,5 GW d’éolien en mer par an, et de multiplier la puissance éolienne à terre par 2,6 – soit une augmentation de 80 % du nombre de mats d’éoliennes, pour le porter à 15 000. Songez que sous le règne de Napoléon, la France comptait plus de 15 000 moulins à vent. Nul doute qu’à l’époque, les possesseurs de belles demeures se plaignaient de leur bruit et du danger qu’ils représentaient – un moulin à vent pouvant exploser sous l’effet de la poussière de grain en suspension et de l’échauffement des engrenages ! Néanmoins, ces moulins ont tourné et fourni de l’énergie. Il faudra construire des éoliennes et développer le photovoltaïque, même dans l’hypothèse où plus de six EPR seraient construits. Il faut sonner l’armistice entre le nucléaire et le renouvelable, car, je le répète, nous n’avons plus le luxe du choix. Si nous voulons approvisionner la France en électricité dans des conditions décentes et être capables de soutenir une réindustrialisation, toutes les sources d’énergie seront nécessaires, et en grande quantité.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN