Exposé de Paul Lhotellier


J’ai 54 ans et j’ai eu quatre enfants avec mon épouse Nathalie, qui est ma compagne depuis que nous avons 15 ans. En 1994, après l’École polytechnique de Montréal et un troisième cycle dans les métiers de l’environnement, j’ai rejoint l’entreprise familiale, fondée il y a maintenant cent trois ans, qui se définit aujourd’hui comme un opérateur global en construction, avec des métiers très concrets et liés à la terre : nous sommes, en quelque sorte, des “paysans mécanisés” ! C’est ce qui nous ancre de façon indéracinable dans nos territoires.

Notre chiffre d’affaires s’élève à 300 millions d’euros et nous employons environ 2 000 collaborateurs, répartis sur 20 sites industriels entre la France et le Canada, et 15 sites pour les métiers support. Nous intervenons sur plus de 200 chantiers chaque jour, avec plus de 1 000 engins.

En France, nous sommes essentiellement implantés dans deux régions, les Hauts-de-France et la Normandie, même si nous intervenons un peu dans le nord de la région parisienne.

Le fait que cette entreprise soit plus que centenaire nous donne le respect du temps passé, mais aussi le sens du temps à venir. Une entreprise comme la nôtre s’inscrit dans la durée au lieu d’être soumise à la pression de l’instant.

Des successions douloureuses

Dans la famille, nous nous appelons Paul ou Jean-Paul de père en fils. C’est mon arrière-grand-père, Paul Lhotellier, qui a créé l’entreprise en 1919, puis l’a transmise à son fils, Paul, en 1955, avant que mon père, Jean-Paul, en prenne la direction en 1965. Je l’ai rejointe en 1994, après une expérience au Canada, où j’avais fait mes premières armes dans le traitement des déchets pour une grosse entreprise de Houston. J’ai pris la direction du groupe familial en 2003.

Ces transmissions successives ne se sont pas opérées dans la sérénité : elles ont toutes été liées à des disparitions tragiques. Mon arrière-grand-père est décédé à 50 ans, sur un chantier. Mon grand-père est mort, au même âge, dans un accident de voiture qui a également coûté la vie à ma grand-mère. À seulement 21 ans, mon père a dû se résoudre à reprendre les rênes de l’entreprise sans avoir terminé ses études d’ingénieur, alors que, de surcroît, l’entreprise traversait une passe difficile. Ses effectifs, qui avaient été de 700 collaborateurs à une époque antérieure, étaient tombés à 13 personnes. Il a dû tout reconstruire, pratiquement à partir de rien. Mon arrivée à la tête de l’entreprise a été liée à un nouveau drame, la mort de ma petite sœur. Mon père, qui avait alors 50 ans, s’est interrogé sur ce qu’il voulait faire de la suite de sa vie et m’a présenté deux possibilités : « Soit tu rentres en France et tu reprends l’entreprise avec mon aide, soit je la vends. » J’ai choisi la première option.

Une transmission en dix ans

Nous avons conçu un scénario de transmission en deux phases, d’une durée de cinq ans chacune. Pendant la première phase, mon père continuait de diriger le Groupe, au sein duquel je créais ma propre société afin d’acquérir de la légitimité. Pendant les cinq années suivantes, je prenais la direction du Groupe et il restait à mes côtés pour m’accompagner. Enfin, au bout de dix ans, il se retirait de l’opérationnel pour rejoindre le conseil de surveillance et me laisser l’entière maîtrise de l’entreprise.

En m’appuyant sur l’expérience que j’avais acquise au Canada, j’ai créé Ikos Environnement, une société dédiée à la collecte et au traitement des déchets, que j’ai dirigée pendant cinq ans. J’ai ensuite pris la direction du Groupe, et j’ai eu la chance que mon père s’efface de façon progressive, mais assez rapide. Il m’a laissé faire mes expériences et, au passage, commettre quelques erreurs. Au bout des dix ans, en 2003, j’ai pris les rênes de la totalité du Groupe. Entre 1994 et aujourd’hui, notre chiffre d’affaires est passé de 165 millions de francs à 300 millions d’euros. J’explique cette progression par deux grands facteurs : la diversification et la mise en place d’une gouvernance solide.

L’urgence de se diversifier

Mon père avait structuré l’entreprise autour de deux métiers seulement, d’un unique territoire et d’un unique client, dans la mesure où 96 % de notre activité reposait sur les marchés publics. Aujourd’hui, l’entreprise exerce neuf grands métiers et ne dépend plus qu’à 50 % de la commande publique.

Les travaux publics représentent 60 % de notre activité globale. Mon arrière-grand-père et mon grand-père avaient développé des activités en bâtiment et génie civil, que j’ai réactivées il y a quelques années et qui sont en plein développement, avec un chiffre d’affaires de 50 millions d’euros prévu en 2022. Du fait des nouvelles règlementations en faveur de la densification urbaine, nous avons également développé les métiers de la déconstruction et du désamiantage, ainsi que ceux de la dépollution, dans lesquels nous avons acquis une grande expertise. Dans le domaine de l’eau, nous assurons aussi bien l’adduction en eau potable que le traitement des eaux usées. La production de granulats était un autre métier de mon grand-père, que nous avons largement industrialisé. Nous continuons à transformer des sables et des graviers pour en faire des matériaux de construction, mais nous produisons aussi des matériaux plus modernes, comme les agrégats et les enrobés. Il y a une quinzaine d’années, nous avons commencé à nous intéresser à l’énergie, d’abord à travers l’éolien et la méthanisation, et désormais à travers le photovoltaïque.

La société Ikos Environnement, dédiée à la collecte et au traitement des déchets, que j’avais créée en 1994 et que nous avons pu développer jusqu’en 2018, était arrivée à une sorte de plafond de verre. J’ai décidé de la céder pour nous recentrer sur nos métiers historiques. J’ai eu la chance de pouvoir mener cette opération dans de très bonnes conditions, ce qui nous a donné les moyens de redévelopper notre métier de bâtisseur, avec l’ambition de devenir l’entrepreneur bâtisseur de référence en Normandie et dans les Hauts-de-France.

À nos sept grands métiers opérationnels s’ajoutent le support administratif et financier, ainsi que le support technique (laboratoires, ateliers de gestion de matériel…). On a souvent tendance à considérer que les métiers support doivent être “au service de la production”. J’estime que c’est une erreur. Les métiers support sont la véritable colonne vertébrale de l’entreprise. Ils offrent des perspectives de différenciation qui peuvent représenter un atout majeur face à des tempêtes comme celles que nous venons de traverser avec la pandémie de Covid-19. Il y a déjà longtemps, par exemple, que nous avions recours aux visioconférences, dans le but de réduire le nombre de déplacements physiques, notamment vers le Canada, ce qui s’est avéré précieux pendant la pandémie. Ces activités support sont, par ailleurs, gérées avec un système de client/fournisseur interne et externe assez innovant, et plutôt rare dans les ETI.

La gouvernance

J’ai aussi rapidement compris que j’avais besoin d’une gouvernance forte, reposant sur des personnes que j’aurais moi-même choisies, et qui me permettrait de démultiplier mon impact sur l’organisation et d’assurer la stabilité de l’ensemble.

Pendant une dizaine d’années, j’ai travaillé d’arrache-pied à la construction de cette équipe, composée, hélas, uniquement d’hommes : Christophe Gaudillot, Jean-Philippe Lemesle, Sébastien Sacavin, Olivier Lesenne et Christophe Schumer. Tous sont vice-présidents chargés, respectivement, de l’innovation et du matériel, de l’industrie, des finances et de l’administration, de la construction, et enfin, du développement. Pendant 20 à 30 % de leur temps, ils exercent aussi une responsabilité globale sur les fondamentaux de l’entreprise, sa stratégie, sa présentation, son rayonnement, sa réflexion, l’affectation des moyens. Ils sont également directeurs généraux de fonctions support ou de métiers opérationnels.

Pour constituer cette équipe, j’ai sélectionné des personnes qui étaient expertes dans leur métier, mais montraient également une capacité à travailler ensemble et à s’enrichir mutuellement. Nous sommes tous extrêmement différents et nous connaissons nos qualités et nos faiblesses. C’est cette richesse qui nous a permis, pendant vingt ans, de développer l’entreprise avec sérénité et en y prenant beaucoup de plaisir.

Le comité de surveillance est également composé d’experts, ce qui nous permet d’avoir un regard extérieur en “miroir” sur le comité de direction.

Une fois par an, nous organisons une “réunion de transparence”, durant laquelle nous présentons à nos financeurs le fonctionnement de l’entreprise au cours de l’exercice budgétaire. À cette occasion, nous parlons aussi bien de ce que nous avons réussi que de ce que nous avons raté, et de la façon dont nous allons atteindre les objectifs de l’année suivante.

Nos plans stratégiques, établis par phases de sept ans, nous permettent de présenter un projet clair à nos collaborateurs. Le but est que tout le monde, à tous les échelons de l’entreprise, soit capable de partager l’élan qui nous fait avancer. Les 1 200 collaborateurs en CDI de France, auxquels s’ajoutent 200 à 250 collaborateurs en CDD et intérimaires, ainsi que les 850 salariés du Canada, sont ainsi imprégnés de notre stratégie. C’est ce qui alimente notre dynamique et notre croissance. Nos plans stratégiques sont également présentés à nos partenaires extérieurs, maîtres d’œuvre et maîtres d’ouvrage.

Celui que nous avons lancé en 2019 et qui va se terminer en 2026 s’appelle Ensemble vers 2026 et s’articule autour des 3 axes suivants : bétonner, c’est-à-dire « être l’entreprise de référence sur nos métiers historiques » ; bouger, au sens de « nous remettre en question sur nos métiers et innover dans les processus » ; explorer, c’est-à-dire « être capables de détecter les signaux faibles émis par nos clients en matière de nouvelles exigences sociétales et de les traduire en business ».

La pandémie, une occasion de prendre le temps de réfléchir

La pandémie de Covid-19 a été un épisode très stressant, qui a ralenti nombre de nos projets. Elle a cependant aussi représenté une source de progrès et nous a même donné une impulsion nouvelle. Nous nous sommes à nouveau penchés sur ce que notre entreprise pouvait apporter à nos territoires, tout particulièrement face à un événement comme celui-là.

Dans les premiers temps de la pandémie, j’ai pris la plume et rédigé un Traité d’optimisme pour nos territoires. Je suis parti du constat que, aussi bien en Normandie que dans les Hauts-de-France, nous assistons depuis de nombreuses années à l’exode des habitants et à la baisse de la natalité. Nos villages et nos territoires se vident, alors que nous avons tout pour y vivre heureux. Les gens devraient se battre pour habiter ici !

Ce livre, que j’ai distribué à nos interlocuteurs, maîtres d’œuvre, maîtres d’ouvrage et clients, visait à proposer des pistes pour provoquer un regain de dynamisme sur nos territoires. Je l’ai également diffusé en interne et, à cette occasion, j’ai constaté que, malgré nos 103 ans, la raison d’être de notre entreprise n’était peut-être pas tout à fait claire pour tout le monde. Nous avons donc utilisé la période de confinement pour réinterroger nos principes fondamentaux et pour nous demander comment faire en sorte que notre raison d’être soit davantage connue et assimilée par tous. Nous nous sommes posé des questions très simples : « Pourquoi existons-nous ? », « Qu’apportons-nous à nos territoires ? », et même, très immodestement, « En quoi le monde en général et nos communautés en particulier seraient-ils différents si nous n’étions pas là ? »

Le travail que j’ai mené avec une petite équipe pour rédiger un nouveau document, « La raison d’être Lhotellier », a été très révélateur de l’énergie qui existe dans l’entreprise. Cette énergie s’est manifestée même pendant cette période de doute, où chacun était un peu reclus chez lui ! Nous sommes tombés d’accord sur quatre engagements très forts : placer l’humain au cœur de la raison d’être de l’entreprise ; être l’entreprise experte et engagée de référence ; participer avec enthousiasme au développement de nos territoires ; assurer, pour au moins encore cent ans, la vie de l’entreprise.

Préparer la transmission

À l’occasion de mon 55e anniversaire, j’ai décidé de traverser l’Atlantique en bateau. Je viens de terminer ce voyage, qui symbolise pour moi l’entrée dans une phase de nouveaux enjeux pour l’entreprise.

À mes yeux, le plus important est d’assurer la pérennité de l’entreprise à travers sa transmission à mes enfants. Le contexte n’est pas facile : sur l’ensemble de nos métiers, les grandes entreprises internationales accaparent 80 % du marché. De plus, nous sommes dépendants des grands enjeux sociétaux nationaux, car ce sont les directives politiques qui créent la commande publique, et cette dernière représente 50 % de notre activité. Comment contribuer à faire naître des projets qui ne soient pas des impasses, comme l’ont été certains projets autoroutiers, mais également des projets énergétiques, le canal Seine-Nord Europe, etc. ? Au niveau national, nous devons réussir à susciter de grandes ambitions qui se traduisent par des projets d’infrastructures substantiels.

Le troisième défi est local. Face à la tendance qui n’a fait que s’étendre, ces dernières années, de s’opposer, au nom de l’environnement, à tous les projets nouveaux, qu’il s’agisse d’infrastructures ferroviaires, routières ou numériques, comment contribuer à faire naître, dans les collectivités rurales, une dynamique et une ambition qui les conduisent à développer les infrastructures qui feront vivre ces communautés demain ? Il faut, pour cela, faire de “l’environnementalisation” un vrai projet de société et transformer des territoires en déclin en territoires d’avenir grâce à des expérimentations sur les nouvelles mobilités, ou encore sur le numérique.


Débat

Repartir de presque rien

Un intervenant : Je suis impressionné par la façon dont votre père a réussi à relancer une entreprise qui était tombée de 700 à 13 salariés, c’est-à-dire à presque rien. L’ADN de l’entreprise était-il resté vivant malgré cette forte réduction des effectifs ?

Paul Lhotellier : L’histoire de l’entreprise a été une succession de recommencements. Mon père a dû reprendre l’entreprise sans avoir terminé ses études, avec des effectifs très réduits et une montagne de dettes, ce qui créait une situation d’extrême fragilité. D’un autre côté, il bénéficiait de la notoriété du nom de l’entreprise et surtout de l’expérience d’une série d’erreurs qui ont pu être “métabolisées” pour en faire de la valeur. La “trouille de manquer de cash”, en particulier, l’a porté pendant toute sa carrière, et c’est ce qui a permis à l’entreprise de se reconstruire.

Commencer à partir de quelque chose est donc très différent de commencer à partir de rien. C’est l’une des leçons du petit fascicule que nous avons rédigé sur notre raison d’être. Même lorsque, dans certains domaines, nous avons l’impression de démarrer de zéro, l’histoire que nous transportons dans notre sac à dos est d’une richesse extraordinaire. Ce bagage nous permet de construire de nouvelles activités de façon beaucoup plus facile qu’un entrepreneur qui, réellement, partirait d’une feuille blanche.

Une pépinière pour les hauts potentiels

Int. : Pour accompagner votre diversification, j’imagine que vous avez mis en place un système très puissant de formation interne ?

P. L. : Nos deux régions comptent beaucoup de jeunes (et de moins jeunes) présentant de forts potentiels, mais ce sont aussi des territoires où l’offre d’études supérieures n’est pas très abondante. C’est pourquoi nous avons pris l’habitude, depuis longtemps, de proposer des parcours de formation en interne, dans le cadre de la Lhotellier Académie.

Au sein de cette structure, nous avons également créé une pépinière dédiée aux personnes à haut potentiel, qui connaît un énorme succès. Ayant constaté que beaucoup de jeunes n’ont pas conscience de leurs propres compétences et ne savent pas vers quel métier s’orienter, nous leur proposons une sorte de parcours initiatique, d’une durée de six, neuf ou douze mois, qui leur permet de découvrir à la fois des métiers de support et de production, de chiffres et de clés à molette, aussi bien en extérieur qu’en intérieur. En général, ils ne parviennent pas à terminer leur parcours, car ils sont “captés” par un métier, un secteur d’activité ou une agence, qui ne veut absolument plus les laisser repartir. Nous avons souvent la surprise de les voir choisir un métier auquel nous n’aurions jamais pensé pour eux. Ils démarrent ainsi leur carrière en découvrant différentes facettes de l’entreprise et en se constituant un réseau d’interlocuteurs-ressources qui leur sera très utile pour la suite.

Ce parcours s’est avéré particulièrement précieux dans le cadre de la pandémie de Covid-19, qui a souvent empêché les jeunes de faire des stages intéressants. Ils débutent dans le monde professionnel avec une certaine appréhension, mais, au bout de deux mois, cinq mois, douze mois, ils ont trouvé leur bonheur et découvrent le plaisir d’apporter leur contribution à une entreprise comme la nôtre.

Int. : Ces jeunes en formation travaillent-ils véritablement pendant leur parcours ou sont-ils surtout en posture d’observation ?

P. L. : Ils sont tous affectés à des projets concrets sur lesquels ils travaillent en étant accompagnés par un parrain.

Int. : Pendant leur parcours de formation, qui les rémunère : l’unité qui les accueille ou le Groupe ?

P. L. : Ils sont embauchés en contrat à durée indéterminée par la holding, qui prend en charge leur rémunération en attendant de la confier à l’entité qu’ils vont finalement choisir. Il arrive qu’une agence détecte, après l’embauche, qu’elle a recruté un haut potentiel et lui propose de rejoindre la pépinière. Dans ce cas, nous avons de grands débats pour savoir qui doit prendre en charge la rémunération. Nous trouvons généralement des solutions, sachant que le taux de succès est de 100 %. D’une manière générale, il existe très peu de turnover dans l’entreprise.

Int. : Comment caractérisez-vous une personne à haut potentiel ? J’imagine que vous ne vous fondez pas seulement sur ses diplômes ?

P. L. : Notre entreprise compte assez peu de diplômés. Les gens progressent par promotion interne, leur légitimité venant de ce qu’ils ont réalisé. Certains connaissent une progression fulgurante. Le vice-président en charge de la construction n’a qu’un diplôme de technicien et a démarré sa carrière en poussant des brouettes d’enrobé. Nos managers sont formés à la détection des hauts potentiels. Une fois que nous les avons identifiés, nous essayons de leur fournir des parcours adaptés afin qu’ils puissent révéler tous leurs talents et monter jusqu’aux plus hauts niveaux de la hiérarchie.

Les ETI du BTP

Int. : Votre entreprise constitue un phénomène assez original, dans un secteur caractérisé par quelques géants et par une multitude de très petites entreprises.

P. L. : Effectivement, les ETI sont une espèce rare dans le monde du BTP. Cela nous a conduits, il y a cinq ans, à fonder un club, baptisé UniTP, qui réunit une dizaine d’entreprises. L’objectif était de créer une marque employeur couvrant l’ensemble du territoire national. Nous avons ainsi pu participer, sous la bannière UniTP, à des forums pour l’emploi organisés dans différentes grandes écoles. Cela nous a donné l’occasion de rencontrer de futurs diplômés très intéressés par notre dispositif : « Si je me fais embaucher par une de vos entreprises et que mon conjoint a besoin de déménager pour son emploi, il sera plus facile pour moi de retrouver un emploi grâce au club UniTP. »

Ce club nous permet aussi de partager nos expériences sur les problématiques auxquelles nous sommes tous confrontés : le recrutement de personnels performants, mais aussi l’acquisition de matériel dans de bonnes conditions, ou encore la transmission des entreprises. Nous étudions également la possibilité de réaliser des investissements en commun dans certains matériels ou de répondre ensemble à des appels d’offres trop importants pour chacun de nous individuellement. Enfin, nous avons créé un comité start-up qui nous permet de soutenir une dizaine de petites sociétés travaillant sur des projets qui nous intéressent, ce que, là encore, nous ne pourrions pas faire seuls.

La crise des années 1980

Int. : Au milieu des années 1980, le bâtiment a été touché par une sévère crise qui a conduit les grandes entreprises à licencier massivement, en particulier parmi les contremaîtres. Cela a engendré des catastrophes lorsque la reprise est arrivée. Comment gérez-vous ce genre de crise ?

P. L. : Ce qui différencie notre entreprise est moins sa taille que sa vision à long terme, liée à son ancienneté. Les crises que nous avons traversées ont été des occasions de nous renforcer, précisément parce que nous avons su aller à contre-courant de nos confrères, et notamment des majors du BTP. Lors de la crise des années 1980, par exemple, nous avons renforcé notre encadrement intermédiaire. L’important, pour nous, était de conserver notre personnel et nos talents. Nous tenions également à maintenir notre proximité avec les maîtres d’œuvre et maîtres d’ouvrage et, par conséquent, nous n’avons pas supprimé d’agences, contrairement aux majors. En revanche, nous avons drastiquement réduit les investissements en matériel. Cette crise a entraîné la disparition d’un grand nombre d’ETI et de petites structures, tandis que les plus grandes se concentraient sur l’international. Pendant ce temps, nous avons fait le dos rond et renforcé notre culture interne.

La sous-traitance

Int. : Vous arrive-t-il de signer des accords de sous-traitance avec les grands groupes, ou de confier vous-même de la sous-traitance à des PME ?

P. L. : Dans la mesure où nous sommes capables d’effectuer un travail de qualité, nous pouvons assurer des prestations en cotraitance avec de grands groupes. En revanche, je refuse systématiquement les contrats de sous-traitance pour des majors. Les grandes entreprises ont développé des compétences très pointues dans des domaines où nous sommes moins avancés, comme le juridique, de sorte que nous prendrions trop de risques en signant ce genre de contrat avec elles… Par ailleurs, même si nous avons des relations confraternelles, nous sommes en situation de concurrence exacerbée, surtout dans la période actuelle, où les grands groupes souffrent particulièrement de la recherche de sens qui s’exprime de plus en plus dans notre société. Les ETI ultraterritoriales, comme la nôtre, ont davantage de facilité à répondre à cette demande.

Toutes les ETI du BTP, en revanche, travaillent de façon quotidienne avec de plus petites structures qu’elles. Les PME constituent notre variable d’ajustement par rapport à des carnets de commande fluctuants. Nous contribuons ainsi à faire vivre notre écosystème : 85 % de notre chiffre d’affaires retourne au territoire, en grande partie via les entreprises locales.

Le développement territorial

Int. : Concrètement, comment participez-vous au développement territorial ?

P. L. : Une entreprise comme la nôtre vit de la vitalité de son territoire. Si celui-ci s’éteint, elle s’éteindra également. Nous sommes donc très actifs dans ce domaine, par exemple en faisant émerger le potentiel humain de notre territoire à travers nos dispositifs de formation interne.

En général, nous veillons, dans cette démarche, à rester dans le champ de l’économie, mais nous sommes parfois interpellés par nos salariés sur des thématiques culturelles, artistiques ou sportives. C’est ce qui m’a conduit à accepter la présidence du club de hockey sur glace des Gothiques d’Amiens. Ce superbe outil de dynamisation territoriale offre également l’avantage de nous mettre en contact avec les acteurs politiques, administratifs et associatifs qui, eux aussi, font vivre le territoire.

Int. : La dynamique d’un territoire passe, entre autres, par la commande publique. Comment vous y prenez-vous pour donner de l’ambition aux élus, dont vous dépendez pour faire vivre votre entreprise ?

P. L. : Mon père consacrait au moins une journée par semaine à la représentation du monde économique et à l’animation des relations entre ce dernier et les politiques, l’administration ou les associations, notamment dans le cadre de la chambre de commerce ou de la branche. Je dois faire mon mea culpa à ce sujet, car, comme beaucoup de dirigeants de ma génération, j’ai longtemps eu tendance à consacrer 100 % de mon temps à mon entreprise. Je constate, aujourd’hui, que le lien entre les différents mondes se fait beaucoup moins bien qu’avant, et que cela conduit à des aberrations, par exemple lorsqu’on entend un président de région affirmer : « L’économie, c’est moi. » Nous devons, de façon urgente, retisser des liens entre les quatre piliers.

L’objectif zéro artificialisation nette

Int. : De quelle façon l’objectif zéro artificialisation nette a-t-il modifié votre activité ?

P. L. : Certains élus, notamment dans les métropoles, ont une conception de l’environnementalisation qui consiste à s’opposer à tous les projets d’infrastructures. Je crois, pour ma part, que nous pouvons nous appuyer sur l’énergie nouvelle que représente l’environnementalisation pour faire de l’objectif zéro artificialisation nette une gigantesque opportunité d’innover et de développer nos territoires, au lieu de l’assimiler à un objectif zéro construction. L’obligation de concentrer les nouvelles constructions sur des territoires déjà dédiés aux activités humaines doit nous conduire à investir les vastes friches industrielles présentes dans nos territoires, et à imaginer des façons d’aménager et de construire différentes de celles des XIXe et XXe siècles.

Nous sommes, par exemple, capables désormais de mettre en œuvre de façon très concrète des circuits courts dans la construction. C’est ainsi qu’au centre de Rouen, nous sommes en train de construire un bâtiment avec du béton produit à partir de granulats et d’agrégats issus de la démolition du bâtiment qui occupait cet emplacement précédemment. À l’aide de procédés très avancés, nous avons lavé les terres polluées qui se trouvaient dans le sous-sol. Les sables et gravillons issus de ces terres sont, eux aussi, utilisés pour la nouvelle construction.

Nous devons également nous demander comment transformer les monstruosités qui ont été construites dans les années 1970, 1980, 1990, que ce soit en les cassant, en les démontant ou en les réinventant, ou, bien souvent, en panachant les trois options. Leurs toits, par exemple, peuvent accueillir des capteurs photovoltaïques, mais aussi des fermes de production d’aliments à forte valeur ajoutée. On peut également créer des sous-sols supplémentaires, dans lesquels installer de nouvelles activités.

La transmission

Int. : Avez-vous commencé à préparer votre propre succession ?

P. L. : Mes quatre enfants sont âgés de 23, 21, 19 et 17 ans. Je me suis efforcé de leur donner le goût de l’entrepreneuriat en ayant, le plus souvent possible, le sourire aux lèvres quand je rentrais à la maison le soir. Le premier a suivi le cursus de HEI à Lille et les deux suivants fréquentent des écoles de management et de communication. La règle de la maison est qu’à partir de leurs 10 ans, chaque année, ils passent un moment plus ou moins long dans l’entreprise, en stage de découverte ou de production. De plus, depuis cinq ans déjà, chaque année, le vice-président en charge de l’administration et des finances leur présente, en termes accessibles, la situation de l’entreprise et les enjeux auxquels ils seront confrontés s’ils la rejoignent. Celle-ci sera-t-elle transmise directement à mes enfants ou connaîtra-t-elle une phase pendant laquelle elle sera dirigée par un manager de transition ? Sera-t-elle confiée en entier à un seul des enfants, ou compartimentée pour être partagée entre plusieurs d’entre eux ? Il est trop tôt pour le dire. En tout cas, il me semble que c’est un tel atout pour une entreprise que d’être dirigée par son propriétaire que je vais me donner toutes les chances pour réussir à la transmettre à l’un ou à plusieurs de mes enfants.

Le bonheur au travail

Int. : Vous avez évoqué le fait de rentrer le soir avec le sourire aux lèvres. Être heureux au travail et se préoccuper du bonheur de ses salariés est-il important pour vous ?

P. L. : Les patrons ont longtemps donné la priorité aux clients et fait passer les salariés en second. En réalité, si les salariés trouvent du bonheur dans leur travail, ils sauront le traduire en bonheur pour leurs clients. Être heureux au travail, c’est faire partie d’une équipe qui bouge, qui a des idées, qui entreprend, une équipe dans laquelle chacun sait qu’il est irremplaçable et qu’il a droit à l’erreur (« Faites-nous profiter de la richesse de vos échecs »), ce qui l’encourage à prendre des initiatives et à contribuer à la dynamique d’ensemble. Tout cela se répercute sur nos relations avec nos clients, qui apprécient d’avoir des interlocuteurs souriants plutôt que moroses.

Int. : Dans une séance précédente, Anne Leitzgen, présidente de Schmidt Groupe, avait expliqué que lorsqu’elle avait commencé à parler de la nécessité de prendre plaisir à son travail, on lui avait rétorqué : « L’industrie, c’est pas le monde des Bisounours. » Votre témoignage montre que les choses changent…

P. L. : Les jeunes ont un grand appétit de sens et veulent s’épanouir dans leur travail. Les entreprises qui ne veilleront pas à répondre à ces attentes se retrouveront dans l’impasse. Les ETI ont une carte à jouer dans ce domaine : il est sans doute plus facile d’avoir le sourire aux lèvres dans une entreprise qui a de l’élan, comme la nôtre, que dans une grande entreprise qui peut s’être déshumanisée au fil du temps.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT