Exposé d’Isabelle Vray-Échinard

J’ai commencé ma carrière dans le monde politique comme attachée de presse et assistante parlementaire, puis dans la finance et à la direction d’un établissement privé de cancérologie. Après quoi, j’ai rejoint le CNPF – devenu depuis le MEDEF –, avant de démissionner pour diriger durant une douzaine d’années un organisme paritaire de gestion des fonds de la formation professionnelle à Lyon. J’en suis partie à l’été 2014. J’avais 52 ans et j’ai décidé de suivre mon envie de toujours : reprendre une entreprise.

Initialement, je me destinais à la profession d’avocat, conformément au souhait de mon père de voir sa fille aînée reprendre son cabinet. Cependant, une fois bachelière, refusant que l’on décide pour moi de mon destin, j’ai choisi de faire mon propre apprentissage de la vie. De façon générale, je suis très attirée par la découverte d’univers inconnus et complexes, qui requièrent de l’apprentissage et de la curiosité. Ma carrière n’a d’ailleurs été faite que de rencontres. Je me suis lancée à corps perdu dans des mondes que je ne connaissais pas et qui m’ont enrichie. Le dénominateur commun à tous les postes que j’ai occupés est ma volonté farouche de valoriser les savoir-faire et de contribuer à mon écosystème.

La reprise d’une entreprise

Je n’ai pas de talent particulier, mais je suis passionnée par la capacité créatrice de l’homme. Aussi ai-je décidé de reprendre une entreprise industrielle dotée d’une forte culture artisanale.

Une volonté farouche

J’avais pour objectif de reprendre une entreprise avec une histoire et une activité de conception et de fabrication entièrement française, issue de savoir-faire individuels et techniques. C’était une vision très utopiste ! En effet, rares sont les acteurs de l’industrie de l’ameublement qui fabriquent véritablement en France.

Je voulais, en outre, conduire seule mon projet, sans m’associer à un repreneur ou à un fonds. Je m’en suis donné les moyens en vendant l’immobilier que je possédais afin de disposer de liquidités. Je pensais – à juste titre, comme l’histoire l’a montré – que mon âge et mon profil séduiraient difficilement les banques.

Du réalisme

J’aime prendre des risques et relever des défis, mais je suis avant tout réaliste. Consciente que mon projet aurait d’importantes conséquences sur ma vie privée, j’ai voulu rencontrer des entrepreneurs qui avaient tout misé dans leur aventure, pour savoir à quoi je m’exposais. Garder en tête que la situation peut flancher à tout moment est primordial, car le moral et la santé d’un dirigeant sont des éléments clés de la vigueur de son entreprise.

J’ai rencontré une cinquantaine d’entreprises, pour la plupart reprises par des entrepreneurs ayant d’abord exercé une activité salariée, ainsi que des entrepreneurs ayant échoué. J’en ai tiré de nombreux enseignements, lesquels ne m’ont pas dissuadée de me lancer dans l’aventure, car je ne voulais pas regretter de ne pas l’avoir fait. Aujourd’hui, mon seul regret est de ne pas avoir concrétisé ce projet plus tôt.

Durant cette phase d’observation, j’ai également constaté que les entreprises à vendre n’étaient pas nécessairement celles à reprendre.

De l’instinct

Lorsque j’ai rencontré l’entreprise Mirima, elle avait été reprise en 2011, à la barre du tribunal, par l’ancien directeur commercial d’un grand groupe informatique. Après avoir écouté son dirigeant, j’ai pensé en mon for intérieur que si cette entreprise était la mienne, ma stratégie serait totalement différente ! Mon intérêt a d’ailleurs été aiguisé lorsqu’il a mentionné le fait que Mirima avait été créée par des médecins et était initialement très technique : je trouvais curieux et dommage que sa stratégie occulte largement cet élément de l’histoire et de l’identité de l’entreprise. Il me semblait, au contraire, nécessaire de revenir à l’ADN d’origine de l’entreprise pour lui rendre son faste et sa place dans l’industrie de l’ameublement.

Compte tenu de mon âge, j’étais pressée et prête à m’adapter si je ne trouvais pas d’entreprise sous six mois, en proposant une association au dirigeant de Mirima, même si je voulais agir seule. Or, à peine deux mois après nos échanges et alors qu’il ne connaissait pas mon projet, il m’a informée qu’il souhaitait vendre l’entreprise et reprendre une activité salariée. J’ai donc acheté Mirima sur un coup de tête !

L’aventure Mirima

La vente a été conclue en six mois, le temps de mobiliser les banques pour les compléments financiers nécessaires. Mais je savais déjà ce que je voulais faire.

Une entreprise chargée d’histoire

Mirima a été créée en 1958 par deux chirurgiens et un ingénieur biomédical qui ne trouvaient pas de mobilier adaptable aux pratiques et postures professionnelles spécifiques à l’univers des blocs opératoires et des environnements très normés, ou à des utilisateurs dont la morphologie n’est pas standard. Une vingtaine de brevets ont été déposés, dont certains ont apporté d’importantes fonctionnalités dans le monde médical, comme la commande au pied pour les sièges. J’ai malheureusement appris trop tard que certains, tombés dans le domaine public, auraient pu être renouvelés. C’est désormais l’un de mes axes stratégiques prioritaires.

Durant quinze ans, Mirima a dédié son activité aux blocs opératoires et aux salles blanches. Elle s’est illustrée par des produits techniques à la fois fonctionnels et design. Aujourd’hui encore, la singularité de notre production vient de l’alliance systématique entre fonctionnalité et design, avec une réflexion systématique sur l’anthropométrie. Nous concevons et fabriquons du mobilier qui s’adapte aux individus dans leur globalité. J’ai ainsi retrouvé l’ADN d’origine de la marque : ce qui est fonctionnel peut être esthétique et inversement, y compris dans le milieu technique, médical ou industriel. À l’instar de Charlotte Perriand, qui a révolutionné le monde du mobilier, je considère que « le sujet c’est l’homme, ce n’est pas l’objet ».

L’alliance de la technique et du style

Dans les années 1970, qui ont été marquées par la démocratisation de la décoration et de l’aménagement d’espace, Mirima a été sollicitée par la Fnac, qui venait de créer son premier magasin à Paris et souhaitait développer des espaces de vente en province. À l’époque, les boutiques de cette enseigne étaient véritablement avant-gardistes, avec leurs banques d’accueil hautes et les environnements dans lesquels le client pouvait naviguer pour effectuer ses achats.

La Fnac voulait un siège à la fois fonctionnel et design, cassant les codes habituels des surfaces de vente et prenant en compte la variété des morphologies du personnel, donc le volet ergonomique des conditions de travail. Mirima a sollicité Étienne Fermigier, designer renommé dans le monde du bureau et du luminaire ainsi que créateur de la marque Meuble et Fonction, et c’est ainsi que l’un de nos produits iconiques, le siège tracteur, est né. Ce siège a d’abord équipé tous les magasins Fnac, avant de devenir un produit emblématique du mobilier industriel français et de prendre place, par exemple, dans les stations du métro parisien. Sa production s’est développée de façon exponentielle, d’autant qu’il était mal protégé, les fondateurs s’étant peu souciés du risque de contrefaçon. Aujourd’hui, ce siège est déposé au Musée des Arts décoratifs de Paris, sous la référence Mirima-Fnac-Fermigier.

La fin d’une époque

En s’éloignant progressivement du monde médical dont elle était issue, Mirima n’a pas suffisamment investi dans l’innovation. Si le monde médical, très exigeant et évolutif, nécessite une innovation permanente, y compris pour son mobilier, c’est moins le cas du monde de la décoration et de l’aménagement.

Mirima a alors équipé de grandes enseignes comme le Printemps, les Galeries Lafayette ou McDonald’s. Je ne connais pas les personnes qui étaient aux commandes de l’entreprise à l’époque, mais je crois pouvoir dire qu’elles se sont laissé griser par le succès et qu’elles n’ont pas su anticiper les écueils de la contrefaçon et de la mondialisation – avec la massification de la production et la diminution de la qualité des produits. Le passage de la moyenne à la grande série ne requiert ni la même organisation ni les mêmes savoir-faire. Or, la nécessaire mécanisation et l’indispensable accompagnement des personnels n’ont pas eu lieu.

Ainsi, en dépit de ses nombreux succès et alors que la marque était reconnue pour sa durabilité et son sérieux, la multiplication de produits d’apparence similaire – certes moins fiables et moins techniques, mais aussi moins chers – a conduit Mirima à déposer le bilan en 2011. L’entreprise a été rachetée à la barre du tribunal avec ses marques, ses modèles, son stock et une partie du personnel. Son repreneur l’a remise sur pied en vue de continuer à travailler principalement dans le monde de la décoration, occultant du même coup l’ambition originelle de cette marque qui était de servir des mondes techniques et spécifiques.

Réveiller la belle endormie

Lorsque j’ai, à mon tour, repris Mirima, j’avais pour stratégie de revenir à l’ADN d’origine de la marque, en capitalisant sur le volet technique.

Valoriser les compétences

J’ai longtemps été le chantre du patronat français en mettant en avant la polyvalence, mais j’emploie désormais ce terme avec parcimonie, car à rendre les travailleurs trop polyvalents, on leur fait perdre leur cœur de métier. L’exemple des compagnons qui m’ont accueillie en juin 2015 en témoigne. Ayant effectué toute leur carrière chez Mirima, ils ont été progressivement contraints d’accomplir tâches et opérations de plus en plus éloignées de leur cœur de métier et leurs compétences initiales se sont peu à peu délitées.

Face à ce constat, je me suis fixé pour objectif d’identifier les compétences et les savoir-faire clés de mon équipe, depuis la transformation du métal jusqu’à la peinture, en passant par la sellerie. J’étais pleinement consciente de la difficulté que j’allais rencontrer pour attirer des savoir-faire et des talents, et de la nécessité d’assurer la transmission des savoir-faire les plus importants. Je me suis fait accompagner par un doctorant de l’École des mines de Saint-Étienne qui travaillait sur la reprise de petites entreprises industrielles. L’une de ses missions était d’aider le personnel à formaliser ses compétences, dans un milieu très oral où la mémoire des individus est essentielle. Après plusieurs changements de direction et un dépôt de bilan, les salariés considéraient qu’ils n’avaient plus de valeur ajoutée. Il était donc indispensable de leur redonner confiance et de leur démontrer que leurs gestes professionnels et leurs tours de main contribuaient à la qualité de nos produits.

Pour y parvenir, j’ai confié certaines opérations à des cotraitants et à des fournisseurs implantés à proximité, dans cette zone industrielle riche en savoir-faire et en activités qui est la nôtre. Aujourd’hui, 95 % de mes fournisseurs et cotraitants se trouvent en Rhône-Alpes-Auvergne. Je suis convaincue que la proximité favorise la logique de coopération. Elle permet aussi de limiter les déplacements, d’être très réactif et de coopérer aisément avec nos partenaires lorsque nous créons ou faisons évoluer un produit. Par ailleurs, il faut que chacun trouve son compte dans l’apport d’une solution à un client, même s’il s’agit, à l’origine, d’un client de Mirima.

Protéger la propriété industrielle

Un autre axe stratégique dans lequel j’investis est la propriété intellectuelle. Désormais, dès que nous créons un produit, y compris pour une grande marque comme Louis Vuitton ou Dior, nous déposons systématiquement nos modèles. C’est aussi une façon de lutter contre la contrefaçon et de redonner de la valeur à ma marque. Fut un temps, certains de nos produits cotés au Mobilier industriel français se vendaient beaucoup plus chers en salle des ventes qu’à la sortie de notre usine !

En un an et demi, j’ai fait détruire près de 4 millions d’unités contrefaites par de grandes enseignes. Ces actions m’ont redonné une visibilité en direct auprès d’acheteurs potentiels. Plus largement, je considère que c’est à nous d’éduquer le consommateur en matière de propriété industrielle et de le sensibiliser au préjudice que représente la contrefaçon pour la fabrication française.

Faire des choix

Quand je suis arrivée chez Mirima, aucun des 800 modèles conçus et réalisés depuis l’origine n’avait été supprimé. Fabriquer une seule unité de dix modèles différents dans la même journée n’est pas vraiment propice à l’optimisation industrielle !

J’avais d’abord décidé d’agir de façon assez autocratique, dans l’objectif de revenir vers le monde médical et technique et de capitaliser sur l’innovation. Néanmoins, cette démarche s’est avérée compliquée à suivre, car l’équipe était attachée à tous les modèles : la suppression arbitraire de certains d’entre eux l’aurait affectée. J’ai donc engagé une réflexion collective, qui a permis de constater que certains modèles très singuliers et différenciateurs qui avaient été mis de côté pourraient, moyennant une mise aux normes, être remis sur le marché, notamment sur le marché médical. Il a alors été plus facile de faire admettre la mise de côté de certains modèles, quand d’autres allaient connaître une nouvelle vie. Il s’agit aujourd’hui de nos modèles “best of”, qui n’existent pas ailleurs et sont souvent dotés de brevets.

J’ai également pris conscience que le temps était un facteur capital et que ma propre valeur temps n’était pas celle de mon équipe. De fait, la vision de salariés qui n’ont jamais connu d’autre environnement est nécessairement univoque. Il leur faut donc du temps pour comprendre et accepter des décisions dont certaines imposent de refuser des fabrications ou de sélectionner les clients en fonction de leur valeur ajoutée.

En passant de l’opportunité à l’opportunisme, Mirima s’était perdue dans trop d’univers, notamment ceux des clients de la grande distribution et du retail de masse. Accepter d’y remédier n’a pas été simple, mais c’était nécessaire.

Prôner la transparence

Un autre axe de ma stratégie consiste à me montrer transparente. Chaque année, je réunis tous les salariés pour leur présenter les comptes, y compris ceux de ma holding et de ma seconde filiale. Je leur expose les difficultés et leur explique, le cas échéant, pourquoi la marge de tel client est trop réduite. J’ai formé l’ensemble du personnel aux grandes notions d’économie, afin qu’il soit partie prenante de mon projet et qu’il y croie.

Cette démarche s’est avérée particulièrement probante en 2020. Lorsque j’ai décidé de fermer Mirima pendant deux mois en raison de la crise sanitaire, j’ai expliqué que j’allais rester seule aux commandes et à l’écoute du peu de clients que nous aurions, afin que nous puissions repartir ensuite. Dans la mesure où j’ai toujours tenu un discours de vérité sur nos succès comme sur nos difficultés, il m’a été aisé de faire comprendre ce message.

À mon arrivée, l’entreprise était organisée de façon “top-down”. Le dirigeant était supposé capable de résoudre seul tous les problèmes. Je me considère au contraire comme un chef d’orchestre : je ne connais pas tous les instruments, mais nous avons une partition à jouer ensemble. Le volet humain est fondamental.

Débat

Un parcours semé d’embûches

Un intervenant : Avez-vous perçu des aides lors de la reprise de Mirima ? Entretenez-vous des contacts avec les chambres de commerce et d’industrie ou le réseau Entreprendre ?

Isabelle Vray-Échinard : J’ai rencontré bon nombre d’acteurs. Tous, sans exception, m’ont affirmé que mon projet ne verrait jamais le jour et suggéré de tirer un trait sur l’idée de reprendre une entreprise industrielle. J’ai donc laissé tous ces oiseaux de mauvais augure de côté !

Int. : Était-ce parce que vous êtes une femme ? pour une question d’âge ?

I. V.-É. : Ce n’était pas formulé en ces termes, mais mon âge, mon sexe, le fait que je ne vienne pas du milieu et que je ne sois pas lyonnaise ont joué contre moi. Ces personnes, dont certaines me connaissaient pourtant par mes précédentes fonctions, ne m’ont été d’aucune aide.

La France fait beaucoup pour la création d’entreprises, mais la création et la reprise sont deux démarches différentes. Je suis souvent contactée par de potentiels repreneurs, femmes ou hommes. Nous tirons tous la même conclusion : qu’il s’agisse des acteurs consulaires ou du réseau Entreprendre, ce sont surtout les individus qui font les organisations.

Int. : La littérature sur la reprise d’entreprise est fournie. Certains ouvrages font même figure de référence. Qu’en pensez-vous ?

I. V.-É. : J’en ai consulté quelques-uns, mais force est de constater que les repreneurs passent rarement par les réseaux traditionnels. Comme je le disais en introduction, les entreprises à vendre ne sont pas toujours celles qu’il convient de reprendre.

Int. : Que pensez-vous de Bpifrance ?

I. V.-É. : En Rhône-Alpes, une caution de Bpifrance est nécessaire en cas de reprise d’une entreprise industrielle. Quand j’ai déposé mon dossier financier, Bpifrance n’a cependant pas daigné l’examiner, considérant vraisemblablement que mon profil et le secteur d’activité visé n’étaient pas compatibles avec un accompagnement bancaire. Or, sans son feu vert, ma situation était totalement bloquée. J’ai donc fait le siège ! Je me suis postée devant l’établissement, un matin aux aurores, et j’ai fait savoir que je ne partirais pas tant que personne n’aurait étudié mon dossier. J’ai aussi précisé qu’en raison de mon passé dans certains réseaux, notamment la presse, j’avais la capacité de faire du bruit autour de cette affaire, en mettant en avant mon statut de femme de plus de 50 ans. Une heure et demie plus tard, j’ai été reçue par une jeune personne, qui ne devait pas avoir vu beaucoup d’entreprises, ne semblait pas très à l’aise avec les chiffres et n’avait aucun pouvoir décisionnel. Je lui ai proposé de lire ensemble mon dossier et, après avoir éclairé un certain nombre de points, je lui ai expliqué qu’il était facile de faire un beau business plan, mais qu’il s’agissait surtout d’être réaliste : nous n’allions pas transformer un âne en cheval de course du jour au lendemain. Réveiller une vieille entreprise ne se fait pas instantanément, même si j’étais convaincue du potentiel de Mirima. Mon dossier a pu enfin être validé.

Mes mésaventures ont continué avec six ou sept banques. Je ne les citerai pas, mais certaines se vantent pourtant d’accompagner les femmes chefs d’entreprise. Comme je le soulignais, les organisations sont faites d’individus et votre projet doit les toucher personnellement afin qu’ils y croient. Si l’on s’arrête aux chiffres, on ne fait jamais rien. Voilà pourquoi le parcours a été si long avec les banques, d’autant que je ne souhaitais pas demander l’aide de mon mari, lui-même dirigeant dans une banque. Je voulais suivre le même parcours du combattant qu’une personne sans réseau. Ce fut formateur ! C’est aussi pour cela que je me suis passée des banques pour réaliser des investissements.

Int. : Entrez-vous facilement chez Bpifrance, désormais ?

I. V.-É. : Bpifrance est venue me chercher pour que je rejoigne un accélérateur !

Int. : Vous devriez rédiger un pamphlet adressé à toutes les chambres consulaires et à tous les banquiers de France !

I. V.-É. : Le risque de toute organisation est de se retrouver “hors-sol”, déconnectée de la réalité. En tant que permanente d’organisations patronales, j’ai moi-même été partisane du “y a qu’à, faut qu’on”. Cette problématique est propre à de nombreux syndicalistes et politiques. Il faudrait une plus grande porosité entre les différents mondes, parce que nous apprenons de chacun d’entre eux. Nous sommes bien plus performants en nous ressourçant d’un monde à l’autre.

L’entreprise Mirima

Int. : Quels sont le chiffre d’affaires et l’effectif de Mirima ?

I. V.-É. : En 2015, l’entreprise réalisait 1,2 million d’euros de chiffre d’affaires et quasiment aucun résultat. En 2019, j’ai enregistré un chiffre d’affaires de 900 000 euros, avec un résultat net très satisfaisant. Il était capital pour moi d’avoir la capacité de réinvestir dans l’innovation et de disposer de moyens de développement. En l’occurrence, l’important n’est pas le chiffre d’affaires, mais la marge. Cela impose notamment de sélectionner ses clients.

Par ailleurs, l’effectif comptait onze personnes en 2015. Nombre d’entre eux avaient commencé très jeunes et étaient en âge de prendre leur retraite. C’est pourquoi ma principale préoccupation a consisté à identifier les savoir-faire clés. Dès 2015, certains salariés ont demandé à exercer leur droit à la retraite, puis ce phénomène s’est accéléré de façon imprévue lors des deux mois de fermeture en 2020. Heureusement, j’avais déjà réfléchi à des solutions de cotraitance et disposer de partenaires autour de moi m’a offert une capacité de réaction assez rapide. Aujourd’hui, Mirima compte cinq salariés, avec une priorité donnée à la production.

Int. : Pouvez-vous nous parler de votre deuxième reprise ? J’ai compris que vous n’avez pas fait appel aux banques, en prenant la décision audacieuse de “déshabiller” Mirima pour financer ce nouveau projet.

I. V.-É. : J’ai racheté Classhotel en décembre 2017. Cette entreprise, plus jeune que Mirima, évolue dans le créneau de niche du mobilier de service et de présentation pour l’hôtellerie et la restauration de luxe. Nous fabriquons notamment des chariots à champagne. Aujourd’hui, 68 % des palaces européens sont clients chez nous. Nous ciblons les quatre et cinq étoiles, les palaces et les chefs étoilés, et nous vendons en direct.

J’ai racheté cette entreprise, car elle possédait le même ADN que Mirima, avec une réflexion sur l’usage, la fonctionnalité et l’esthétique. Après son rachat, je l’ai déménagée sur le même lieu de production que Mirima, afin de mettre en commun les savoir-faire.

La première année a été exceptionnelle. Grâce à la seule mutualisation des moyens et des clients, le chiffre d’affaires de 360 000 euros de Classhotel a doublé. La notoriété de ses produits lui permet de vendre à 30 % à l’international sans quitter la région lyonnaise. En revanche, la crise sanitaire nous a fait perdre 94 % de notre chiffre d’affaires entre 2020 et 2021. Mirima a alors porté l’ensemble.

Les salariés de Classhotel, pour la plupart ébénistes et menuisiers experts, ont fait le choix de quitter l’entreprise. Étant sans visibilité quant à la durée de la crise, il n’aurait pas été raisonnable de les retenir. En outre, je n’étais pas en mesure de leur fournir du travail chez Mirima. Aujourd’hui, il n’y a plus de salarié chez Classhotel. Nous sous-traitons à des artisans, dont certains sont d’anciens salariés. J’attends que la situation s’améliore pour revisiter les postes auxquels je souhaite particulièrement embaucher.

J’ai recruté une personne chargée du développement digital, capital pour mon activité. L’objectif est de gagner en visibilité et en accès aux clients directs. Cette démarche s’est avérée positive, puisqu’en étant très portée par le digital, l’activité de Mirima a été soutenue cette année.

Int. : Mirima emploie-t-elle des designers ?

I. V.-É. : Des contrats étaient en cours quand je suis arrivée. Aujourd’hui, nous en avons d’autres. Mon objectif était de recourir à des designers extérieurs avec lesquels le dialogue serait libre et le regard, plus critique. De façon générale, notre travail d’équipe inclut l’interne et l’externe. Les nouveaux développements sont réalisés avec le client, en fonction de ses besoins, ou tout intervenant extérieur qui accepte d’apporter sa contribution – ce qui garantit une certaine objectivité.

Int. : Que pensez-vous de la mode du mobilier industriel, par exemple des lampes articulées ou du mobilier vintage vendu à prix d’or ? Mirima est-elle présente dans ce commerce ?

I. V.-É. : Une grande partie de notre mobilier vintage passe en salle des ventes. Nous sommes en lien permanent avec les commissaires-priseurs pour l’authentifier, ce qui est aussi une manière de lutter contre la contrefaçon.

Par ailleurs, le mobilier industriel destiné aux particuliers, très “tendance”, répond à des normes différentes de celui destiné aux professionnels. Pour notre part, nous ne faisons pas de distinction entre ces usages. Depuis que j’ai repris Mirima, tous les produits du patrimoine industriel ont été revisités à l’aune des normes actuelles, car nous sommes responsables de ce que nous vendons. Nous avons même revisité les produits cotés au Mobilier industriel français, afin de les adapter aux nouvelles normes, notamment à l’étranger.

Je suis également très sensible au volet environnemental. Ainsi, toutes nos peintures répondent aux normes environnementales et nous utilisons autant que possible des matières recyclables.

Int. : Le nerf de la guerre, dans une organisation professionnelle comme la vôtre, est la qualification des hommes et des femmes. Avec les départs en retraite, vous avez perdu un savoir-faire qui ne peut être transmis que par l’apprentissage des plus jeunes auprès des plus âgés. Lorsque la situation sera meilleure, comment envisagez-vous de recréer la qualité professionnelle de vos collaborateurs, cette base essentielle à votre fonctionnement ?

I. V.-É. : Je n’ai pas perdu de savoir-faire, je les ai transférés chez des cotraitants bien choisis, avec l’idée de représenter une importante part de leur chiffre d’affaires. Demain, rien ne m’empêcherait de coopérer différemment avec eux.

À mon arrivée chez Mirima, les salariés n’avaient jamais suivi de formation. Ceux qui fabriquaient les produits ne savaient pas lire les plans du bureau d’études, par exemple. Ils ne s’étaient jamais non plus entretenus avec leur patron. J’ai donc mis en place des entretiens annuels et un dispositif de validation et d’acquisition de compétences, au service de l’employabilité des salariés et de l’entreprise. Aujourd’hui, grâce à leur formation, il arrive que les ouvriers corrigent eux-mêmes les plans du bureau d’études.

Cette culture de l’apprentissage, de la formation et de la transmission est essentielle. Si les personnes ne sont pas aptes à transmettre leur savoir ou à donner des clés de lecture sur leur métier à d’autres, l’entreprise est vouée à l’échec.

Je crois également beaucoup à la notion ancienne d’entreprise étendue. Quoi que nous fassions, certains métiers souffriront toujours d’un problème d’attractivité en raison de certaines idées reçues et parce qu’en France, les métiers intellectuels ont été favorisés au détriment des métiers manuels. Or, nombre des personnes que j’accueille en stage de réinsertion veulent retrouver du sens et suivre une formation manuelle. Il faut accepter de partager la main-d’œuvre et cesser de penser que c’est impossible du fait des pouvoirs décisionnaires et disciplinaires.

Le retour à l’ADN d’origine

Int. : Aviez-vous déjà des contacts avec le monde médical ?

I. V.-É. : J’ai dirigé durant sept ans un établissement privé en cancérologie. Je suis donc très à l’aise avec le monde médical. Après avoir identifié, avec mon équipe, les produits qui méritaient d’être adaptés pour revenir sur le devant de la scène – car très spécifiques et répondant à des problématiques de pratiques professionnelles précises, comme la chirurgie cardiaque –, j’ai toqué à la porte de praticiens et d’établissements spécialisés pour recueillir leur avis et les associer à la réflexion. Cette démarche s’est avérée fructueuse et nous a permis de remettre en avant une belle gamme de produits. Entre 2015 et 2021, la part du médical et du technique dans le chiffre d’affaires est passée de 10 à 90 %.

Int. : Le personnel percevait-il ce retour vers le monde médical d’un bon œil ?

I. V.-É. : Il a d’abord pensé que j’étais illuminée ! Je lui ai précisé que je n’étais pas à l’abri de commettre des erreurs, mais que nos chances de réussir seraient plus grandes en associant les utilisateurs potentiels de nos produits. La première fois que j’ai annoncé la venue d’un grand mandarin de la chirurgie lyonnaise, le personnel a été à la fois surpris et enthousiaste, au point qu’il a récuré les locaux de fond en comble pour faire bonne impression. Et ce chirurgien, qui ne devait rester qu’une demi-heure, a passé tout l’après-midi avec les salariés. Cet événement a dissipé les doutes sur la nécessité de revisiter certains univers et de casser certains codes.

Int. : Comment avez-vous convaincu ce chirurgien de venir chez vous ?

I. V.-É. : Il m’a d’abord éconduite, puis m’a proposé d’assister à une opération de plusieurs heures pour voir si je tenais la route ! Il ignorait que j’avais baigné dans ce milieu plusieurs années et que j’avais dirigé, alors que je n’avais pas encore 30 ans, un établissement spécialisé de santé. J’ai donc accepté sans difficulté sa proposition. Ce type de réaction est assez courant. Lorsque je travaille avec la haute joaillerie française, on me demande de passer une journée dans un blockhaus... Cela fait partie de mon apprentissage et de la découverte.

Par ailleurs, j’ai toujours considéré que si nous réussissions dans le monde médical, nous réussirions dans d’autres environnements.

Une nouvelle culture d’entreprise

Int. : Votre parcours est impressionnant ! Vous ne vous contentez pas de votre énergie, mais vous créez les circonstances qui vous permettent de vous différencier et de passer en première position.

I. V.-É. : Je procède beaucoup par test and learn.

Int. : L’autonomie, la remise en question, la prise de risque et l’adaptabilité ne s’apprennent ni à l’école ni dans les livres. Elles ne sont pas non plus aisées à diffuser autour de soi, précisément à des personnes avec un certain acquis professionnel qui ne les porte pas naturellement vers ces qualités plus informelles. Comment faites-vous pour diffuser cet esprit d’ambition et d’adaptabilité ?

I. V.-É. : Mirima a longtemps travaillé en circuit fermé et ses salariés fonctionnaient de façon assez clanique. Avec le doctorant que j’ai accueilli durant plusieurs mois pour nous accompagner dans l’identification et la formalisation des compétences clés, j’avais pour objectif de faire venir des personnes différentes dans mes ateliers. Je crois beaucoup à la mixité et à l’apprentissage informel. Dès la reprise de l’entreprise, j’ai fait venir de futurs clients potentiels, des spécialistes du monde industriel et des praticiens médicaux. J’accueille aussi régulièrement des jeunes et des moins jeunes issus de disciplines différentes pour acculturer mon équipe originelle à d’autres environnements, à d’autres parcours, à d’autres façons de voir les choses.

L’an dernier, j’ai accueilli des personnes en réinsertion professionnelle. Cette démarche a d’abord été mal perçue par les salariés, qui ont toutefois été très vite impressionnés par leur motivation et le travail fourni. Aujourd’hui, les salariés sont heureux d’accueillir de nouvelles personnes. Grâce aux échanges avec elles, notamment lors des repas au réfectoire, l’équipe est bien moins réticente au changement. Et elle pense beaucoup moins que j’ai des idées folles !

Int. : Êtes-vous en relation avec des écoles ou des centres professionnels ?

I. V.-É. : L’Institut des ressources industrielles de la métallurgie de Lyon m’envoie régulièrement des personnes désireuses de se réinsérer professionnellement en soudure ou en chaudronnerie. C’est aussi un moyen de revaloriser ces métiers et l’image que les salariés ont d’eux-mêmes. Par ailleurs, mon bureau d’études accueille tous les six mois de jeunes ingénieurs. L’an dernier, j’ai également reçu un élève en école d’architecture d’intérieur. En somme, j’ai décrété que la porte ne devait pas rester fermée et nous avons inversé la vapeur !

Lorsque des clients demandent du sur-mesure, je réunis les ouvriers, les Compagnons et les membres du bureau d’études à l’atelier. Le climat et la posture de l’équipe ont fondamentalement changé. Les salariés ont toujours bien fait leur travail et sont restés attachés à la qualité du service, mais, avec le temps, ils sont également devenus force de proposition. Ils considèrent même que je ne suis pas la seule à savoir et nous discutons d’égal à égal.

Int. : Comment attirez-vous et recrutez-vous dans des métiers qui ne sont pas les plus porteurs ?

I. V.-É. : Je pars du principe que la technique s’apprend, même si l’objectif n’est pas de faire à la place des autres. Les qualités indispensables en entreprise sont la curiosité et l’engagement. Quel que soit son niveau, la curiosité favorise l’engagement, donc la volonté de bien faire et de trouver des solutions.

Il importe également d’offrir les conditions dans lesquelles chacun se sentira partie prenante, sans raconter de boniments. La posture du dirigeant est essentielle en la matière : quelles que soient les difficultés rencontrées, personnelles ou professionnelles, il se doit d’être optimiste. Plus la mer est agitée, moins le capitaine doit apparaître prêt à sombrer. Pour autant, il ne s’agit pas de mentir ou d’affirmer que tout va bien dans le meilleur des mondes. Les salariés attendent de la vérité.

Int. : La curiosité va de pair avec la confiance, en particulier la confiance en soi.

I. V.-É. : Certains sont curieux, mais n’osent pas, par manque de confiance. Dans le milieu de l’artisanat, le patron est souvent un technicien qui sait faire et qui peut avoir du mal à accepter que son entourage fasse aussi bien que lui, voire mieux. Je pars plutôt du principe qu’il nous faut des talents complémentaires et que nous avons droit à l’erreur. Dans ma façon de manager, ce dernier point est essentiel. Je répète en permanence à mes équipes qu’elles ont le droit de faire des erreurs, mais aussi l’obligation d’en tirer les leçons pour ne pas les reproduire. C’est aussi ce qui nourrit la confiance, l’engagement et la transparence du patron envers son équipe et réciproquement.

Dans cette même optique, à mon arrivée dans l’entreprise, nous avons fait une cérémonie pour détruire la pointeuse. Pour moi, cette machine allait à l’encontre de la confiance, d’un côté comme de l’autre.

Redonner sa place à l’individu

Int. : Vous avez réinventé le communisme – pas celui de Lénine, mais de Proudhon !

I. V.-É. : Il s’agit simplement d’humanisme, et de considérer qu’aucun de nous n’est parfait.

Int. : C’est aussi comprendre que la transparence, le dialogue et l’absence de hiérarchie inutile vont dans le bon sens.

I. V.-É. : Cela n’empêche pas certains regains d’autocratie et de contrôle ! Aujourd’hui, la suspicion réciproque est si forte que la relation se complexifie. J’ai beaucoup appris de mes expériences dans des mondes très syndiqués. De ce point de vue, je considère que le milieu de la santé est plus formateur encore que l’université.

J’ai été la seule secrétaire générale d’un établissement privé en cancérologie à ne pas être sortie de l’École des hautes études en santé publique de Rennes. Six mois après mon arrivée, j’ai affronté une grève. C’est là que j’ai appris la négociation. Chacun doit être fier des idées qu’il porte et l’objectif n’est jamais d’affaiblir son interlocuteur. Je n’éprouve désormais aucune peur, même au sein d’environnements très durs. Plus c’est difficile, plus je sais qu’il faut jouer sur l’individu. Or, c’est souvent sur ce point précis que le bât blesse dans les entreprises.

Int. : Merci pour cet éloge de la curiosité, de l’esprit de responsabilité et de l’audace.

I. V.-É. : Il faut être passionné, sinon l’on ne fait rien ! Rester en lien avec ses valeurs est tout aussi fondamental. Il faut que je trouve du sens et du plaisir à ce que je fais, sinon je m’en vais. Il doit en être de même pour ceux qui travaillent chez nous. Nous devons travailler dans la bonne humeur. Les entreprises ont tendance à trop rigidifier. Évidemment, il ne faut pas que ce soit l’anarchie, mais l’équité est une notion cruciale. Tout le monde doit être traité de la même manière. Peu importe que les salariés arrivent à 7 heures ou à 10 heures, pourvu que le carnet de commandes à réaliser le soit et que les objectifs soient atteints. Le reste m’est complètement égal !

Je déteste que l’on me dicte ce que j’ai à faire, et j’essaye de ne pas le faire avec les autres. Cela implique respect mutuel et confiance. L’incarnation et l’humilité sont aussi des maîtres-mots.